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La priorité ?
Lutter contre la précarité !

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

  Mise en ligne le 20 novembre 2023

Ce 20 novembre, c’est la journée internationale des droits de l’enfant. L’occasion pour EDL de rencontrer le nouveau délégué général aux droits de l’enfant et d’épingler les enjeux dans ce domaine. Et comme Solaÿman Laqdim est du genre bavard, nous avons décidé de découper notre long entretien en une nouvelle web-série en trois épisodes. Aujourd’hui, dans l’épisode 1 : les priorités.

Photo © Shutterstock

Nous sommes le 20 novembre 2023, vous avez une baguette magique, que faites-vous pour les enfants ?

C’est une bonne question. Si j’avais une baguette magique, il y a plusieurs choses que je ferais. La première chose serait d’instaurer la gratuité scolaire dans tous les domaines : repas gratuits, manuels scolaires gratuits, ordinateurs gratuits. C’est vrai qu’il y a eu des efforts qui ont été faits dans ce domaine, mais cela ne concerne pas toutes les classes. Et à côté de ça, d’autres frais sont venus se greffer. Aujourd’hui, c’est très difficile de suivre une scolarité si on n’a pas d’ordinateur et de connexion à Internet. Pour des familles précarisées, ce n’est pas simple.

Mais est-ce que la gratuité pour tout le monde est équitable ? Plutôt que de donner un ordinateur à tout le monde, par exemple, y compris à ceux dont les parents ont les moyens de l’acheter, ne pourrait-on pas donner davantage à ceux qui en ont besoin ?

Si l’on rend tout accessible, la question de l’équité se pose moins. Et elle peut être perverse. Il y a une série de jeunes qui, parce qu’il y a un repas gratuit, changent d’école. Résultat : on a d’autres écoles où il y a un bon enseignement qui n’est plus investi. On court le risque de mettre en concurrence toute une série d’opérateurs, et ça peut avoir certains effets pervers. Si l’on regarde ce qui se passe en Estonie ou en Finlande, cela fonctionne en matière de gratuité. Que l’on soit riche ou pauvre, en fin de compte, ça a peu d’impact sur la réussite scolaire. Et c’est là où l’on atteint l’équité : en mettant tout le monde sur la même ligne. Aujourd’hui, en Belgique, ce n’est pas le cas : on a des jeunes qui ont une ou deux longueurs d’avance, d’autres qui sont boiteux, et on exige d’eux des performances qu’ils ne sont pas en mesure d’atteindre.

Au niveau de la petite enfance, il faudrait créer l’équilibre entre l’offre et la demande sur chaque territoire au niveau des places en crèche. Au niveau de l’Aide à la jeunesse, je donnerais de gros moyens aux politiques de prévention pour éviter le basculement, et je mettrais le paquet sur l’accompagnement parental – faire des parents de vrais partenaires – et je renforcerais la protection quand elle est nécessaire. J’ai vu beaucoup de parents qui faisaient du mal à leurs enfants, parce qu’eux-mêmes étaient dans des situations très compliquées et qu’ils n’arrivaient pas à investir leur parentalité. Au niveau de la santé mentale, je renforcerais les services de première ligne. Les services de santé mentale sont saturés, il ne reste des places que dans le privé et ça coûte beaucoup plus cher, donc on exclut toute une série de personnes. Et c’est toujours la même chose : les personnes qui ont le plus besoin de soins de santé, de manière générale, sont souvent les personnes les plus précarisées.

Le 1er février dernier, vous avez été désigné comme délégué général aux droits de l’enfant (DGDE). Depuis lors, vos priorités ont-elles évolué ou se sont-elles aiguisées par rapport à ce que vous aviez envisagé à l’aube de votre mandat ?

Elles se sont certainement aiguisées même si concernant les enjeux, il n’y avait pas vraiment de grosse surprise. Quand on écrit son plan d’action et son dossier de candidature, on vient avec son expérience personnelle, ses références, sa grille de lecture. Et puis, une fois assis dans le fauteuil, on se retrouve face à un maillage institutionnel fort avec une série d’acteurs qui amènent différentes thématiques, mais aussi face aux jeunes et à l’expertise de l’équipe interne. Pour ces raisons, quand j’ai un point de vue sur une question, j’affirme donc toujours : « C’est une conclusion provisoire ». Il faut pouvoir se remettre en cause, questionner sa propre grille de lecture, et surtout, être réceptif au récit de l’autre. C’est vraiment quelque chose qui, pour moi, est fondamental.

Désigné délégué général aux droits de l’enfant le 1er février 2023, Solaÿman Laqdim a du pain sur la planche pour faire réellement respecter les droits des enfants, et ce, dans une multitude de domaines.

© Sandra Evrard

Quels sont les points d’attention actuels que vous souhaitez faire évoluer ?

La lutte contre la précarité, c’est la priorité des priorités. L’un des enjeux qui me tiennent particulièrement à cœur, c’est également toute la question des aménagements raisonnables. Je suis toujours surpris par l’absurdité de certaines règles, qui deviennent du juridisme. Ce n’est pas du droit, ce sont des règles pour des règles qui, finalement, font beaucoup de tort à la collectivité ou aux personnes. Il faut se rendre compte du nombre de discriminations qui sont parfois complètement absurdes et que l’on pourrait résoudre très facilement, mais qui persistent pour des questions de procédure.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Prenons la circulaire administrative sur les aménagements raisonnables, notamment lors des épreuves certificatives comme le CEB. Nous militons pour que l’on aille un peu plus loin que ce qui existe aujourd’hui. Par exemple qu’un élève dyscalculique puisse avoir une calculatrice, que celui ou celle qui rencontre des problèmes d’orthographe puisse disposer d’un correcteur orthographique. Parce que ce qui est important, c’est de voir si l’élève a compris le procédé, acquit les compétences. Mais si on demande à des enfants de réaliser des choses malgré de profondes difficultés, on ne leur rend pas service. Ça les bloque.

Vous répétez qu’il faut lutter sans relâche contre la précarité : c’est le départ de tout ?

Je crois que, malheureusement, les conditions de vies des gens se détériorent. Cela a forcément un impact sur l’épanouissement personnel et sur la manière de concevoir les choses. Je suis allé visiter des maisons d’accueil avec des familles, donc avec des enfants. C’est mieux que la rue, mais ce n’est quand même pas terrible. Ce n’est pas le projet de vie qu’on veut pour ces enfants. Forcément, ils ne savent pas investir leur scolarité. Ils ne peuvent pas s’épanouir, parce qu’ils vivent un stress constant. Et donc ils ne vont pas bien. En Belgique, on a souvent tendance à agir sur les symptômes et pas sur les causes. Pourtant, tant qu’on n’agira pas sur les causes, il y aura de plus en plus de gens qui ne seront pas bien. J’ai entendu une interview à la radio de Jérôme Colin, qui a écrit un livre là-dessus, Les Dragons. Il y relatait sa discussion avec une jeune fille placée en institution psychiatrique pour essayer de comprendre pourquoi elle voyait tout en noir et avait des idées suicidaires. Et elle ne comprenait pas comment il pouvait ne pas être touché par ce qui se passe. Elle disait : « Finalement, ma réaction est une réaction normale. Comment acceptez-vous qu’on traite les animaux de cette manière sans les respecter, qu’il y ait des guerres, la pollution ? Comment pouvez-vous garder le sourire et dire que tout va bien ? »

Et quelles solutions apporter à cela ? C’est d’aller davantage vers une société qui soit juste, équitable, où chacun a sa place. Il n’y a rien de pire qu’une société dans laquelle il y a des disparités. Certains indicateurs interpellent : un enfant sur quatre vit dans la pauvreté ! Et, en plus, nous évoluons dans une société de consommation où quand on ne consomme pas, on n’existe pas, ce qui n’était pas le cas auparavant.

Je me souviens d’une interview de sœur Emmanuelle qui travaillait dans le quartier des chiffonniers au Caire et qui avait également travaillé dans le milieu du sans-abrisme, à Lille. Et elle disait pendant l’interview : « Quand j’étais au Caire, les gens n’avaient rien. » Elle avait expliqué qu’elle devait aider des femmes à accoucher en utilisant un tesson de bouteille pour couper le cordon ombilical. « Mais les gens avaient le sourire. Il y avait de la joie de vivre. » Elle disait : « Ici, à Lille – ce qui peut être similaire en Belgique – les gens sont drogués, alcooliques. Alors que si on regarde juste les conditions matérielles, ils sont mieux lotis qu’en Égypte. Mais il y a la solitude et le fait d’être exclu d’une société où, pour exister, il faut consommer ». C’était son constat, mais je pense qu’elle avait raison. Il y a la question du sens de la vie. Il y a plein de choses qui viennent s’entrechoquer là-dedans et qui, forcément, affectent le psychisme de toute une série de personnes. Peut-être qu’auparavant les choses étaient plus simples, je ne dis pas qu’elles étaient justes, mais elles étaient peut-être plus simples.

Côté solutions, vous estimez qu’il faut redonner un petit peu de pouvoir aux parents. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

J’ai vu beaucoup de familles vivre dans la rue avec des enfants ou dans des logements exigus, insalubres, à la merci de marchands de sommeil. On ne peut pas dissocier la pauvreté infantile de la pauvreté des parents. Ça veut dire que dans un premier temps, il faut agir sur les vraies causes de cette pauvreté, et notamment mener une réflexion sur le logement. C’est fondamental ! Il faut du logement social ou, en tout cas, que le logement soit l’axe principal sur lequel on greffe toutes les politiques régionales. C’est une compétence qui, pour moi, n’est pas assez investie par les autorités publiques. Je pense qu’en Belgique, avec la population et le bâti existant, il y a moyen de construire des choses très positives en matière de logements, accessibles et décents.

Le statut administratif des parents passe aussi par l’individualisation des droits sociaux dont je suis un grand partisan. On entend souvent que ça coûte cher parce qu’on ne calcule que l’impact financier. Mais on ne voit pas toutes les économies d’échelle qu’on peut faire. Aujourd’hui, de nombreuses personnes trichent : ils créent des boîtes aux lettres fictives pour être sûrs de toucher leur allocation. Il y a donc des travailleurs au sein des CPAS qui, au lieu de faire de l’action sociale, font du contrôle social. Mais si on automatise cette tâche-là, forcément, on va faire des économies aussi.

Donc ça serait peut-être intéressant que le monde académique puisse se pencher pleinement là-dessus, pas uniquement sur l’aspect financier, mais sur la dimension globale qu’une telle réforme pourrait avoir. Si on veut agir sur la pauvreté, c’est le point de départ. De même que de mettre en place une politique de l’emploi ambitieuse. Il y a eu plusieurs réformes qui ont permis de créer des poches d’emplois. Mais le problème, c’est qu’on n’est pas dans une politique de plein emploi, en Belgique. Beaucoup de gens ne sont pas assez formés, l’enseignement est très excluant et de nombreux élèves et étudiants décrochent.

Certains secteurs sont en pénurie de travailleurs. Peut-être faut-il en faire la promotion et les valoriser ? Mais la reconnaissance passe aussi par le salaire. On compare souvent ces montants aux allocations sociales : mais en Belgique, elles sont en dessous du seuil de pauvreté. Il n’y a rien de mieux que de gagner sa vie correctement, de manière digne. Si on n’agit pas sur ces causes-là, on reste sur des symptômes, mais on ne résoudra pas le problème. Quand il y a une fuite chez soi, il ne faut pas mettre une bassine, il faut colmater la fuite.

Vous vous êtes souvent exprimé sur la question migratoire. Les enfants ne sont pas assez pris en considération dans cette trajectoire particulière, selon vous ?

Les choses empirent et cela m’inquiète profondément. Quand vous allez à la gare du Midi ou à la gare du Nord et que vous voyez de jeunes enfants, parfois de moins de 10 ans, qui sont seuls dans l’espace public et dans l’indifférence la plus totale, vous vous dites que ça ne va pas du tout, pour la dignité humaine et les enjeux sociétaux. Au niveau des MENA (mineurs étrangers non accompagnés, NDLR), je pense que l’on peut mieux faire.  Je dois reconnaître que Fedasil fait pas mal d’efforts et que le service des tutelles essaie de faire ce qu’il peut, mais on doit accroître le renfort financier. Le grand drame de la Belgique, c’est le morcellement des compétences… On se renvoie la patate chaude sans régler le problème. On dépense beaucoup d’énergie et le moteur se noie au lieu de créer du mouvement. Je trouve que c’est dramatique.

Les enfants migrants non accompagnés sont encore trop nombreux dans l’espace public.

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