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« Dans l’inconscient collectif, on considère que la parole de l’enfant n’a pas de valeur »

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

  Mise en ligne le 24 novembre 2023

Les enjeux relatifs aux droits de l’enfant demeurent gigantesques, malgré les avancées. Et certains sujets ont une fâcheuse propension à ne pas être traités à la hauteur de la problématique, voire du danger encouru par l’enfant. Le 20 novembre dernier, nous avons débuté notre web-série à l’occasion de la journée des droits de l’enfant. Pour ce 3e et dernier épisode, nous discutons toujours avec Solaÿman Laqdim, et cette fois, des sujets qui fâchent. Et il y en a quelques-uns !

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Un des sujets assez marquants de ces derniers mois, ce sont les chiffres relatifs aux abus sexuels sur les enfants. Selon le Conseil de l’Europe, un enfant sur cinq en serait victime sur notre continent, c’est énorme ! Comment interprète-t-on ce chiffre ? Et comment pourrait-on combattre plus efficacement ce phénomène ?

Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus. Les chiffres ne reflètent jamais la réalité. Ce qui est surtout interpellant, c’est qu’on sait que c’est une sous-estimation du phénomène. Quand on parle de violences sexuelles, c’est en référence aux infractions qui existent au niveau du Code pénal. Donc, c’est soit à minima des atteintes à la pudeur, mais ce sont aussi des viols et des incestes. La première caractéristique, c’est qu’il y en a beaucoup. Quand j’étais directeur du SPJ, honnêtement, j’en avais tous les jours. Dans la très grande majorité des cas, cela provient de la sphère intrafamiliale ou de la famille élargie. Même s’il existe aussi des loups solitaires qui sont prédateurs.

Je n’aime pas en faire une question de genre, mais c’est aussi très masculin. J’ai eu une fois une maman qui abusait de son fils, mais ça reste essentiellement quelque chose de très masculin. L’autre élément, c’est que c’est très difficile à détecter, parce que les enfants qui sont dans ces situations-là sont confrontés à plusieurs problèmes. D’abord, un enjeu quasi identitaire. Cela touche à leur identité puisque 50 % de leur patrimoine génétique est constitué par le potentiel agresseur lorsqu’il s’agit d’un parent. Ensuite, ils se rendent très vite compte qu’en lançant l’alerte, c’est toute la dynamique familiale qui va être chamboulée et qu’ils vont être responsables de quelque chose de très lourd à porter : la question de la loyauté. J’ai été très surpris par ça.

C’est-à-dire que quand on est face à un papa abuseur, instinctivement, on est très en colère contre lui, parce qu’on voit les dégâts et les traumatismes que ça crée pour l’enfant, au niveau de sa construction en tant que personne, au niveau de sa vie sexuelle future, etc., ça a des conséquences dramatiques. Et pourtant, les enfants victimes ont beaucoup de mal à le condamner, parce qu’il y a le papa abuseur et puis il y a le papa père. Ce n’est jamais noir ou blanc. On n’a pas que des vrais méchants dans toutes les sphères, même si ce qui est là est inadmissible. Et donc c’est très difficile pour les enfants de couper les liens.

Même de comprendre dans quoi ils sont et d’être crus ?

Et lorsqu’ils le font, les adultes ne les écoutent pas toujours en effet. Et ça, c’est un gros souci. C’est même un très gros problème, à plein de niveaux. On doute de leur parole, et très vite les enfants comprennent cela. Et donc que font-ils ? Ils ont un réflexe protectionniste, de repli sur eux. Ils se disent : « De toute façon, on ne m’écoute pas. Et si on ne m’écoute pas, je vais juste créer des dégâts supplémentaires ». J’ai été surpris lorsque j’ai vu le reportage avec Emmanuelle Béart[1], qui était très touchant, de la similarité dans les récits.

Regardez aussi ce qui se passe en Flandre avec Godvergeten (abus sexuels au sein de l’Eglise, NDLR). Quand on voit la souffrance et le nombre de personnes qui ont été touchées ! C’est dans un autre contexte, mais ça reste une figure d’autorité qui prend l’ascendant sur un enfant. C’est quelque chose qui, malheureusement, est très présent, mais qu’on ne dénonce pas. Maintenant, on commence à sortir du bois sur le sujet, mais vous voyez combien de temps il a fallu à ces personnes pour oser parler.

Il y a aussi des enfants qui se rétractent après avoir parlé, ce qui est psychiquement délétère. Quelles sont les solutions à apporter à cela ?

En fait, il faudrait déjà renforcer les réponses existantes, comme le 103, une ligne téléphonique anonyme où on peut appeler et obtenir des pistes de solutions. C’est pour les enfants, mais aussi pour les adultes qui ont des soupçons. La deuxième chose serait de renforcer les équipes SOS Enfants qui sont submergées et n’arrivent pas à suivre la cadence. Elles ont besoin d’un renfort structurel, ce qui permettrait de mieux détecter les situations. Et puis, au-delà de cela, il y a la protection des enfants. C’est très important d’une part de pouvoir les protéger et aussi d’accompagner les parents abuseurs.

L’inceste constitue un véritable problème de société, et le plus souvent, la parole de l’enfant ne fait pas le poids face à celle de l’adulte.

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On sait que les fausses allégations existent, mais qu’elles sont quand même relativement rares. Que faire pour épauler les enfants par rapport à la crédibilité de leur parole ?

Je crois que dans l’inconscient collectif, en Belgique, et peut-être même en Europe, on considère que la parole de l’enfant n’a pas de valeur. La Convention internationale des Droits de l’Enfant a voulu corriger le tir en affirmant que les enfants ne sont pas objets de droit, mais sujets de droit. Je rappelle souvent l’étymologie latine du mot enfant : « Celui qui ne parle pas ». Et si on considère qu’il n’a pas de voix, on peut lui mettre une baffe pour l’éduquer, beaucoup de gens considèrent que ce n’est pas très grave.

On devrait déjà commencer là, dans la prévention des violences. Il y a plein de pays (en Suède, c’est le cas depuis 1979) où on a légiféré sur ce qu’on appelle « les violences éducatives ordinaires ». Parmi les pays du Conseil de l’Europe, il y a que deux pays avec la Belgique qui ne l’ont pas fait : c’est la Russie et l’Arménie… C’est de l’humiliation, c’est une gifle ! Parfois, je suis même surpris, quand je vois des textes de loi par rapport aux animaux – et c’est très bien de protéger le bien-être animal – mais je me dis : « Finalement, la seule catégorie qui échappe à tout ça, c’est celle des enfants ». Et dans plein d’autres domaines, on ne les écoute pas.

Les violences, c’est plus dramatique, et ça nous touche, mais je vais prendre un autre exemple : celui de l’enseignement. Le Pacte pour un enseignement d’excellence prévoit des plans de pilotages dans chaque école. Chacune doit en gros expliquer les points sur lesquels elle veut agir pour faire en sorte qu’il y ait moins de décrochages scolaires en fonction de leur territoire. Combien de ces plans de pilotage intègrent le point de vue des enfants ? Alors que ce sont d’eux dont on parle. Il n’y en a quasi pas ! Et c’est ainsi dans plein de domaines de la vie. Pourtant, souvent, quand on inclut la parole des enfants, il y a une vraie valeur ajoutée. Parce qu’on ne devient pas citoyen à 18 ans, c’est quelque chose qui s’apprivoise, la citoyenneté. Ils ont beaucoup de choses à dire. Ils sont ancrés dans le principe de réalité. Ils ne mentent pas comme les adultes. Et ils sont super innovants : ils apportent des pistes de solutions que les adultes n’ont même pas envisagées. Cette participation est fondamentale et doit être bienveillante, équitable. Je ne sacralise pas la parole des enfants. Je ne dis pas qu’ils sont mieux que les adultes. Je dis juste qu’il faut leur donner leur juste place. Sinon, c’est de la manipulation. On fait semblant, mais on ne les écoute pas vraiment.

Que faire au niveau de la réponse judiciaire ?

Même lorsque les faits sont dénoncés, il y a beaucoup de classements sans suite parce que la charge de la preuve est très compliquée à amener. Il existe certains outils tels que les auditions vidéo filmées, les analyses de crédibilité, certains acteurs qui peuvent amener un diagnostic. Mais il n’y a rien de pire pour une victime que d’aller au tribunal, de mettre tout le paquet, parce que ça demande une énergie assez incroyable, et finalement d’obtenir un classement sans suite, un non-lieu ou un acquittement. Quand je travaillais au parquet, j’ai déjà assisté à des situations comme ça. Et parfois, les magistrats ont l’intime conviction que le papa est auteur d’abus, mais ils n’arrivent pas à le prouver.

La meilleure option, c’est de mettre le paquet dans des campagnes de sensibilisation et de prévention. C’est pour ça qu’on a soutenu le projet Faire taire le silence ! L’idée étant, dans un premier temps, d’aller à la rencontre du récit de personnes qui ont vécu l’inceste, mais qui, aujourd’hui, sont suffisamment solides pour pouvoir partager un témoignage digne, courageux. Et à partir de ces témoignages-là, d’établir des recommandations. Parce que ce sont eux les plus grands experts de leur vécu, et ils voient avec une précision de chirurgien là où il faut agir. Ceci a été réalisé avec une chercheuse de l’UCLouvain, Isabelle Seret, qui a amené une rigueur académique, avec un travail de synthèse et de compilation intéressant. Un comité d’accompagnement a aussi été créé, parce qu’on ne voulait pas réactiver des traumas, il fallait être respectueux de ce que ces personnes apportaient.

L’objectif, c’est également un renforcement au niveau des SAJ/SPJ, qui souffrent d’un manque de personnel. Or, aujourd’hui, il y a 4 600 jeunes qui sont en attentes de placement ou d’un accompagnement mandaté en famille. C’est donc un renfort symétrique qui serait nécessaire. Or, une prise en charge en accompagnement ou en hébergement, ça coûte très cher. Aujourd’hui, dans l’Aide à la jeunesse, il n’y a pas de fonds infrastructures, ce qui signifie qu’il y a peu d’ASBL qui sont encore capables de créer de nouvelles places faute de moyens, surtout dans les pôles urbains comme Bruxelles, Charleroi, ou Lièges.

Parmi les autres problèmes actuels, il y a notamment celui de la santé mentale des jeunes. Là encore, on atteint des niveaux de malaise dramatiques, quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

En fait, notre jeunesse va mal. C’était déjà en train de bouillir et comme dans toutes les problématiques sociétales, la Covid a été un accélérateur. Au niveau des inégalités sociales notamment. Plein de gens ont perdu leur emploi. Ceux qui étaient sur la ligne ont basculé dans la zone de désaffiliation. Les violences intrafamiliales et conjugales ont aussi augmenté. Nous vivons dans des sociétés qui considèrent notre jeunesse comme une menace et non pas comme une force de progrès. C’est très ancré depuis très longtemps.

Je crois aussi que la société est très anxiogène : au niveau de la communication et de l’information, on est constamment inondés. On a une guerre en Europe, ce à quoi on n’avait plus été confrontés depuis très longtemps. C’est vrai qu’il y a eu la guerre des Balkans, mais là on sent que c’est une guerre qui, potentiellement, peut devenir nucléaire. On a eu une pandémie mondiale, ce que nous n’avons jamais eu à affronter de notre vivant. On a une apocalypse quasi écologique qui nous pend au nez… Et donc, en termes d’anxiété, c’est beaucoup à gérer.

Mais certains diront que toutes ces catastrophes ont toujours existé.

Oui, les guerres. Et je vais même ajouter un élément à prendre en considération. C’est une réponse très personnelle que j’apporte : l’enjeu de la quatrième révolution industrielle qui est là, avec l’émergence de l’intelligence artificielle, avec des hommes qui deviennent de plus en plus des machines et des machines qui deviennent de plus en plus humaines. Dans les 30 ans à venir, la plupart des boulots qui existent aujourd’hui auront profondément muté ou n’existeront plus. J’ai été surpris en lisant un article, du fait que toute une série de jeunes ne savent pas ce qu’ils veulent faire parce que les emplois existant sont voués à disparaître.

L’angoisse est aujourd’hui très forte chez les jeunes. Les chiffres relatifs à leur santé mentale sont alarmants !

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Que peut-on leur apporter ? Parce que changer complètement le modèle, on voit bien que c’est compliqué.

On ne passe pas de A à Z d’un seul coup. Ça, jamais. On doit passer par toutes les lettres de l’alphabet. Mais je pense qu’il faudrait remettre davantage de démocratie. Je suis aussi un peu inquiet à ce sujet. Si on regarde les piliers d’une démocratie, c’est quoi ? Prenons la Justice. Aujourd’hui, il manque plein de magistrats. Il y a un arriéré dingue alors qu’ils sont aussi les garants de la démocratie. Autre élément : avoir une presse qui soit libre. Pourtant, l’on voit de plus en plus de groupes médiatiques qui sont gérés par des personnes dont la moralité peut être questionnée. Par ailleurs, de plus en plus de gens ont aussi un discours très dur par rapport aux journalistes. Donc c’est quand même très inquiétant. Prenons même les organisations syndicales qui ont, là encore, de moins en moins la cote. On le voit, bien entendu, également au niveau politique. Mais si on remet en cause la politique, la justice, les médias, la liberté d’association, finalement, ce sont tous les piliers de la démocratie qui sont fragilisés. Et j’espère que ce ne sera pas le cas, mais on va peut-être vers des régimes de plus en plus autoritaires. Vers la polarisation, vers les extrêmes. Et malheureusement, ce sont des réponses cycliques. Et on sait très bien ce que ça donne, au final.

Quelles sont les solutions à apporter à ce tableau plutôt sombre ?

Il faut davantage aller vers l’autre. Il faut construire des ponts. Mais pour cela, il faut de la terre ferme. On ne peut pas faire ça sur du sable. Donc ça nécessite beaucoup de dialogue. Et ce n’est pas simple à mettre en place. On le voit, aujourd’hui, sur plein d’enjeux, les choses sont cristallisées, sont dures. On est aussi dans une époque où il y a beaucoup de réflexes presque tribaux, notamment sur les réseaux sociaux. L’algorithme alimente le fait qu’on va s’adresser à ceux qui pensent comme nous, donc on réfléchit de moins en moins avec des gens qui pensent d’une manière différente.

Il y a un manque d’ouverture ?

Voilà, la réponse, c’est l’ouverture, c’est d’aller vers l’autre, c’est le comprendre. Quand je suis avec quelqu’un qui n’est pas d’accord avec moi, je ne me dis pas : « J’ai raison, il a tort. » Je pense : « En quoi a-t-il raison dans ce qu’il évoque ? » Ça m’est déjà arrivé de rentrer dans une réunion où personne ne me connaît, mais je sens bien que pour deux personnes, ce que tu représentes ne leur plaît pas. Mais ce n’est pas grave, il faut les écouter.

Ils projettent aussi quelque chose.

Ah oui, souvent, c’est vrai ! Mais ça va te permettre de t’améliorer. Il faut les écouter, peut-être même plus que ceux qui t’aiment. Écoute-les bien, parce qu’eux vont te permettre de t’améliorer. La réponse passe aussi par l’éducation. J’ai une vision assez dure de l’être humain, de manière générale. Je pense que nous sommes des singes un peu dégénérés. Parce que même en tant que singes, on n’a pas très bien réussi, je trouve… On a perdu nos qualités de singe. Et je crois qu’il faut une vie pour se corriger, pour s’élever au sens noble du terme et pour apaiser toute cette agressivité qui nous a construit, malheureusement, à travers les générations.

Là, c’est plus philosophique, mais je pense qu’on est profondément structurés par la sélection naturelle et que le trait qui fait qu’on est l’espèce dominante sur Terre, c’est notre agressivité. Et donc, il faut pouvoir dompter cette agressivité, parce que c’est presque – et ce n’est pas au sens religieux que le dis – une malédiction génétique. Mais il faudrait que tout le monde ait cette même envie, au niveau de la société. Et c’est beaucoup plus facile de basculer vers la colère ou le raisonnement simpliste que de se remettre en question et de se demander comment on peut cohabiter pacifiquement.

  1. 1 Un silence si bruyant, un documentaire réalisé avec la Franco-ukrainienne Anastasia Mikova.

Violences intrafamiliales : faire taire le silence

Libres, ensemble · 29 octobre 2023

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