La tartine
Bien-être animal :
un objectif sans moyen d’action ?
Anaïs Pire · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM
Mise en ligne le 31 mars 2025
Le bien-être animal constitue une valeur éthique à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines accordent une importance croissante. Ce constat a été établi de manière unanime par trois hautes juridictions ayant autorité en Belgique : la Cour constitutionnelle, la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme. Pourtant, en juin dernier, une quatrième cour suprême rendait une décision qui semblait arriver comme un chien au milieu d’un jeu de quilles.
Illustrations : Matthieu Ossona de Mendez
Dans un arrêt qui n’a pas manqué de susciter des interrogations, voire des inquiétudes, la Cour de cassation juge que la loi ne permet pas, en l’état, aux associations de défense du bien-être animal de saisir la justice pour contester les actes ou les décisions qui portent atteinte à celui-ci. Au-delà des conséquences d’un tel jugement pour ces associations, c’est la question de la défense d’intérêts collectifs devant les cours et tribunaux qui trouve une nouvelle actualité, et par là, celle de l’amélioration de la qualité des décisions des autorités publiques.
Des êtres sensibles
De prime abord, cette décision judiciaire apparaît d’autant plus incongrue que moins d’un mois plus tôt, « la protection et le bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles » ont été inscrits dans la Constitution parmi les objectifs de politique générale de la Belgique fédérale, des communautés et des régions. La Cour constitutionnelle n’avait toutefois pas attendu cette révision de notre texte fondateur pour reconnaître le bien-être animal comme une norme de référence, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et l’article 13 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui consacrent la protection du bien-être animal comme un objectif légitime d’intérêt général. En février dernier, la Cour européenne des droits de l’homme s’était prononcée dans le même sens en établissant que le respect du bien-être animal est un but légitime au sens de la Convention, et qu’à ce titre, il est susceptible de fonder certaines limitations aux droits fondamentaux.
Cette prise en compte accrue du bien-être des animaux s’observe également dans la législation. Au niveau fédéral, le Code civil dispose que les animaux sont doués de sensibilité et qu’ils ont des besoins biologiques ; s’ils continuent d’être considérés comme des « choses corporelles », le Code indique toutefois que ces règles s’appliquent dans le respect des dispositions légales et réglementaires qui les protègent et de l’ordre public. Chacune des trois régions, dans le cadre de leurs compétences, a adopté au cours des dernières années des législations similaires, en reconnaissant également la sensibilité des animaux et la spécificité de leurs besoins, mais aussi le fait qu’ils jouissent d’une dignité propre ou qu’ils éprouvent des sentiments.
Œillères sur cour
Dans ce contexte, l’arrêt rendu par la Cour de cassation peut sembler incompréhensible, voire illégitime. Il laisserait entendre que la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire n’aurait pas saisi la place grandissante qu’occupe le bien-être des animaux au sein des préoccupations de la population belge. Toutefois, cette perspective est réductrice, sinon erronée, en ce qu’elle ne tient pas compte de la spécificité de la cassation. En effet, le rôle de cette cour n’est pas d’appliquer la règle de droit aux faits, mais de vérifier que le jugement qui lui est soumis ne viole pas la loi ou les règles de forme (c’est ce que la Constitution prévoit quand elle affirme que « cette Cour ne connaît pas du fond des affaires »). Lorsqu’elle établit que les associations de défense du bien-être animal ne disposent pas de l’intérêt à agir en justice, la Cour ne se prononce pas sur l’importance du bien-être animal dans les mentalités – qui accueilleraient donc favorablement l’action de ces associations –, mais elle analyse les lois qui fondent l’accès à un juge. Elle ne détermine pas si ces associations ont intérêt à agir dans le cas d’espèce, mais si la loi leur permet de faire valoir cet intérêt de manière générale.
Cause animale et environnement
En substance, le raisonnement de la Cour dans cette affaire peut être synthétisé de la manière suivante. Dans un premier temps, elle constate que le bien-être animal n’est pas une question environnementale au sens de la convention d’Aarhus. Cet accord international, considéré comme un instrument de démocratie environnementale, entend notamment garantir l’accès à la justice aux organisations non gouvernementales qui œuvrent en faveur de la protection de la nature. Elles peuvent ainsi saisir un tribunal pour contester les actes et les omissions des personnes privées et des autorités publiques qui contreviennent aux dispositions du droit national en cette matière. Par conséquent, ces organisations sont réputées remplir la condition de l’intérêt à agir comme établi par l’article 17, alinéa 1 du Code judiciaire (lequel dispose que « l’action ne peut être admise si le demandeur n’a pas qualité et intérêt pour la former »). Autrement dit, par le biais de la convention d’Aarhus, la voie judiciaire est plutôt dégagée pour ces organisations. En revanche, étant donné que le bien-être animal ne relève pas de cette convention, les associations qui le défendent ne peuvent bénéficier de cette présomption et tombent sous le coup d’une interprétation qui peut être considérée comme moins favorable de leur intérêt à agir.
De l’intérêt à agir
Dans un second temps, et sur la base de ce premier constat, la Cour en revient au droit commun de l’intérêt à agir, c’est-à-dire à l’article 17 précité. Celui-ci a été complété en décembre 2018 d’un second alinéa qui établit les conditions de recevabilité des actions en justice menées par des personnes morales qui visent la protection « des droits de l’homme ou des libertés fondamentales reconnus dans la Constitution et dans les instruments internationaux qui lient la Belgique ». Or, si la Cour remarque que la protection du bien-être animal est bien reconnue par des instruments internationaux (notamment le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme, tels qu’interprétés par leurs juridictions respectives), ceux-ci n’imposent pas à la Belgique d’assurer l’accès à la justice aux associations qui ont fait du bien-être animal ou de certains de ses aspects leur objet social pour contester des comportements contraires à celui-ci. De la même façon, elle observe que l’introduction du bien-être animal dans la Constitution belge « ne vise pas à créer des droits subjectifs opposables en tant que tels, mais plutôt à servir de ligne directrice pour les autorités publiques et d’orientation possible pour l’interprétation judiciaire de la réglementation ». Dès lors, à défaut d’une base légale qui reconnaît leur intérêt à agir, leur action ne peut être reçue ; la voie du prétoire leur est close.
Par cet arrêt, la Cour de cassation met en réalité en lumière une lacune dans la législation, lacune qui semblait avoir été résolue par l’adoption du second alinéa de l’article 17 du Code judiciaire. En effet, celui-ci crée une action d’intérêt collectif, entendue de manière large, devant les cours et tribunaux de l’ordre judiciaire. Préalablement à cette réforme, la Cour de cassation ne jugeait l’action d’une personne morale recevable que si elle disposait d’un intérêt propre, consistant en un préjudice à son patrimoine ou une atteinte à son nom ou à sa réputation. Elle ne pouvait fonder son action sur une atteinte à l’intérêt collectif dont elle cherche à assurer la préservation ou la promotion en vertu de ses statuts. C’est à ce titre qu’il est possible de partager le constat du président de GAIA, lorsqu’il déplore, à l’annonce du verdict, un retour près de quarante ans en arrière, puisque la Cour de cassation applique aux associations de défense du bien-être animal une conception de l’intérêt à agir qu’elle avait adoptée dans les années 1980.
L’action d’intérêt collectif, pour une justice commune
Or, et comme cela a pu être mis en lumière au cours des longs développements législatifs qui ont finalement abouti à la création de l’action d’intérêt collectif pour les personnes morales qui défendent les droits de l’homme et les libertés fondamentales, cette voie d’action renforce le contrôle opéré par les cours et tribunaux et améliore la qualité des décisions prises par les autorités publiques. Il s’agit en effet d’une forme d’expression de l’État de droit, car en permettant à la société civile de saisir la justice lorsque l’intérêt collectif qu’elle défend est violé ou mis en danger, moyennant le respect de certaines conditions établies par la loi, une sorte de checks and balances est mise en œuvre.
Ces conditions légales garantissent l’interdiction de l’action populaire, par laquelle une personne agirait exclusivement au nom de l’intérêt général, se substituant par là aux autorités publiques et appelant les juridictions à faire de même (le « gouvernement des juges »), ce qui serait en soi contraire à l’État de droit. L’action d’intérêt collectif assure la prise en compte de certaines questions spécifiques dans les politiques publiques ou le respect d’une mise en œuvre adaptée de celles-ci. En ce sens, elle bat en brèche une certaine conception réductrice, presque avilissante, de la justice, qui ne serait qu’une machine destinée à régler des querelles entre particuliers. Elle valorise son rôle de pouvoir, au sens démocratique du terme, et de service public, dans son acceptation la plus noble.

Le bien-être animal est une question sociétale : il constitue une valeur éthique et un enjeu majeur de la lutte contre les atteintes à l’environnement, tout particulièrement en ce qui concerne la préservation de la biodiversité et de la santé humaine conformément à l’approche One Health. Protéger les animaux revient à protéger l’environnement et les êtres humains. Dans cette perspective, permettre l’accès à la justice aux associations qui œuvrent à la défense et à la promotion du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles doit tendre à assurer la réalité des objectifs de politique générale adoptés par la Belgique et les autorités européennes. C’est à présent au législateur fédéral de prendre le taureau par les cornes et de donner une suite constructive à cet arrêt de la Cour de cassation.
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