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Fanée,
la révolution
du Jasmin ?

Mehdi Toukabri · Journaliste et animateur à Laïcité Brabant wallon

Mise en ligne le 4 octobre 2024

Depuis le 25 juillet 2021 et l’annonce du gel des activités du Parlement par le président tunisien Kaïs Saïed, la situation des droits humains en Tunisie est alarmante. En un peu plus de trois ans, le raïs a réussi l’exploit de museler, en grande partie, toute opposition et celui de détricoter bon nombre d’acquis issus de la révolution de 2011. La méthode : faire taire les contestataires par un recours systématique aux poursuites judiciaires, ainsi qu’aux arrestations. Si les printemps arabes trouvent bel et bien leurs racines en Tunisie, l’espoir fait désormais place à la peur en ce début de campagne présidentielle. L’hiver serait-il aux portes de la Tunisie ?

Photo © Amine Ghrabi

Des cris, des larmes et de l’incompréhension en ce 11 mai 2024 au sein de la Maison de l’avocat de Tunis. Sonia Dahmani, avocate et chroniqueuse, est interpellée et emmenée manu militari par des policiers cagoulés, le tout filmé en direct par une équipe de France 24. Des images violentes qui ont fait le tour de la Toile et qui attestent d’une réalité répressive contre toutes paroles critiques du pouvoir tunisien. « De quel pays extraordinaire parle-t-on ? » lançait Sonia Dahmani en réponse aux propos racistes d’un chroniqueur, lors d’une émission de télévision, qui venait d’affirmer que des bandes de criminels d’Afrique subsaharienne cherchaient à s’installer en Tunisie. La réponse à ces propos ne s’est pas fait attendre : un mandat d’arrêt à l’encontre de l’avocate en vertu du décret-loi 54, relatif à la lutte contre la cybercriminalité.

Un arsenal juridique qui cristallise l’appareil répressif du pouvoir

Le 25 juillet 2021, jour de la fête de la République, le président Saïed annonce, à la suite de plusieurs mois de crise politique, une série de mesures exceptionnelles, dont une pour le moins radicale : il gèle les activités du Parlement. Dans la foulée, il limoge le Premier ministre et signale le contrôle du Parquet. En bref, Kaïs Saïed concentre à lui seul les trois pouvoirs : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. À partir de cette date, dénoncée comme un « putsch » par les opposants, les juristes et les analystes politiques, c’est par décret que le désormais nouveau raïs gouvernera jusqu’à la tenue de nouvelles élections législatives qui n’auront lieu qu’en décembre 2022. Ce laps de temps aura permis à l’austère président de dissoudre le Parlement en mars 2022, de même que l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), et d’adopter, par référendum, une nouvelle Constitution aux relents autoritaires en juillet 2022. Un véritable passage d’un régime démocratique parlementaire à un régime présidentiel personnalisé.

C’est d’ailleurs durant cette période de toute-puissance présidentielle qu’apparaît le décret-loi 54. Selon le rapport mondial 2024 de Human Rights Watch, « ce décret prévoit de lourdes peines de prison pour la propagation de “fausses nouvelles” et de “rumeurs” sur Internet et dans les médias. De plus, il contient des dispositions qui octroient des pouvoirs étendus aux autorités pour intercepter, surveiller, collecter et stocker des données de communications privées, sans garanties de respect des droits humains ». En tout, le média d’investigation indépendant tunisien Inkyfada dénombre six armes juridiques principalement invoquées par le pouvoir afin de museler l’opposition.

En quelques années, Kaïs Saïed a opéré un véritable passage d’un régime démocratique parlementaire à un régime présidentiel personnalisé.

© Hussein Heddeb/Shutterstock

La liberté d’expression dans le viseur de la justice tunisienne

Rejoignant ce même sombre constat, l’ONG Intersection, dont l’action se concentre sur les droits humains et les libertés, a présenté un rapport qui dénombre 25 personnes ayant tenté d’exprimer leur opinion et ayant toutes été incarcérées, rien qu’en 2024. « Pour l’année 2023, on compte 30 arrestations qui tombent sous le coup du décret 54 », énonce Ghaylen Jelassi, activiste et chercheur au sein de l’ONG Intersection. « Ce décret censé protéger contre la cybercriminalité a surtout été mis en place afin de faire taire toute personne qui tente d’exprimer son avis par rapport à la situation du pays. » D’après le jeune homme de 27 ans, malgré la liberté d’expression et d’opinion normalement garantie par la nouvelle Constitution de 2022, plus personne n’est épargné par la répression : « Hier, c’étaient des journalistes, des avocats, comme Sonia Dahmani3, ou encore des artistes, comme Rached Tamboura4. Aujourd’hui, ce sont des citoyens emprisonnés pour des commentaires sur Facebook ou des jeunes arrêtés pour avoir distribué les tracts d’une soirée rap. Il faut le dire : tout le monde est menacé. J’ai peur que cette campagne électorale et les résultats des prochaines élections n’arrangent pas les choses. »

Toujours selon Inkyfada, « depuis le 25 juillet 2021, 89 personnes ont été convoquées, entendues, arrêtées ou poursuivies »1. Le recensement va même plus loin et indique le nombre d’individus inquiétés par secteur d’activité. Les trois principaux sont : la politique (35), les médias (24) et le militantisme (21). « Depuis l’été 2021, les convocations judiciaires en Tunisie se sont intensifiées, souvent en réponse à des publications sur les réseaux sociaux ou à des prises de parole publiques. Ces convocations débouchent parfois sur des gardes à vue […] et la plupart du temps, des accusations supplémentaires basées sur d’autres motifs, tels que des infractions financières ou des allégations terroristes, viennent s’ajouter aux chefs d’inculpation initiaux. Les profils ciblés incluent des personnes de l’opposition politique, des journalistes, des blogueur.se.s, des artistes, des avocat.e.s et des militant.e.s pour les droits humains. »

Chercheur au sein d’Intersection Association for Rights and Freedoms, Ghaylen Jellassi constate un renforcement de la répression de la liberté d’expression en Tunisie.

© DR

Et le média d’investigation de préciser : « Les vagues d’arrestations notables ont eu lieu en juillet 2021, suite à la levée de l’immunité parlementaire ; en septembre 2022, suite à la promulgation du décret 54 sur les délits numériques ; en février 2023, en lien avec l’ouverture de l’enquête dite du “complot contre la sûreté de l’État”2 ; et en mai 2024, dans un contexte marqué par des campagnes virtuelles contre les migrant.e.s subsaharien.ne.s en Tunisie, les associations et les ONG leur offrant assistance. »

Une campagne électorale sur fond de répression et de peur

Le 6 août, date de dépôt des candidatures pour les élections présidentielles du 6 octobre 2024, marque le début d’une campagne électorale pour le moins étouffée. Sur 17 candidatures, seuls 5 dossiers (dont celui du président, candidat à sa réélection, NDLR) sont théoriquement complets. Pour les autres hypothétiques rivaux du raïs , l’espoir de participer aux présidentielles s’amoindrit de jour en jour : soit pour ne pas avoir reçu le formulaire B35, soit pour des raisons d’incarcération ou de poursuites judiciaires.

Par communiqué, la secrétaire générale d’Amnesty International, Agnès Callamard, s’est dite choquée « du recul des droits dans le berceau des printemps arabes »6. Pour elle, « une répression gouvernementale alimentant la peur au lieu des débats animés d’une scène politique pluraliste » est en cours en Tunisie, sur fond de « détentions arbitraires » d’opposants et de journalistes. Un climat de tension également dénoncé par le jeune activiste Ghaylen Jelassi. « Évidemment que j’ai peur. Tous les jours, j’apprends que des collègues sont emmenés ou poursuivis, et pour quel motif ? Pour le simple fait de s’exprimer et de défendre les droits humains dans ce pays. »

Une situation dramatique à laquelle s’ajoute une inflation galopante de près de 8 % et un taux de chômage de 16,2 % pour l’année 2024. « Pour me protéger des menaces, j’essaie de ne pas dire le nom du président au complet lorsque je m’exprime quotidiennement sur les réseaux », avoue Ghaylen Jelassi. Comme une évidence, la dictature se réinstalle confortablement en Tunisie. Elle est sur toute les lèvres, même les plus closes. Finalement, l’hiver arrive peut-être bien au pays du jasmin.

  1. « Trois ans d’arrestations politiques : la répression en chiffres », mis en ligne sur inkyfada.com, 25 juillet 2024.
  2. En février 2023, une série d’arrestations de figures de l’opposition débutait, toutes accusées d’avoir comploté contre la sûreté de l’État.
  3. L’avocate et chroniqueuse a été condamnée à un an de prison pour diffusion de fausses nouvelles.

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