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« Mouvement climat » : contours et radicalité

Louise Knops1 · Chercheuse post-doctorante en sciences politiques à la VUB et l’UCLouvain

Mise en ligne le 17 février 2023

Depuis plusieurs années, de nombreux mouvements ont émergé sur les scènes activistes nationales et internationales pour dénoncer le manque d’action politique en matière de lutte contre le changement climatique et différentes formes d’injustices sociales et environnementales. Ces mouvements, repris génériquement sous la bannière d’un « mouvement climat », recouvrent aujourd’hui une multitude de répertoires d’action, de pratiques de luttes et de revendications.

Illustrations : Olivier Wiame

La résurgence, puis la généralisation de certaines formes de désobéissance civile – reprises par des groupes comme Extinction Rebellion, Dernière Rénovation, Insulate Britain, Just Stop Oil, entre autres –, couplées au renforcement de la répression envers ces actions, nous invitent à réfléchir aux effets et implications de ces pratiques en évolution. Entre celles et ceux qui y voient une forme de (r-)éveil collectif nécessaire sur les catastrophes écologiques en cours, et d’autres qui condamnent ces pratiques pour leurs effets polarisants au sein de la société, les nouveaux visages du « mouvement climat » nous amènent à interroger sa définition et ses contours, et les implications de l’apparition d’une forme de radicalisation dans les évolutions récentes. C’est sur ces deux questions que se concentre cet article en se demandant « qui » fait partie du mouvement climat aujourd’hui, et en proposant des pistes de réflexion sur la notion de radicalité dans ce contexte.

Homogénéisation sémantique vs prolifération des pratiques

C’est surtout depuis 2019, et la portée internationale du mouvement de grèves scolaires Fridays for Future, lancé par l’activiste suédoise Greta Thunberg, que l’on entend parler de « mouvement climat » ou des « marches pour le climat ». Souvent utilisée dans les discours publics comme une catégorie homogénéisante, cette appellation recouvre en réalité un ensemble hétérogène d’actions2, de campagnes et de répertoires de luttes : manifestations, sit-ins, occupations, campagnes d’affichage ou de désaffichage, actions de blocage, boycott, et plus récemment des actes de « vandalisme vertueux »3 dans des musées. Ces multiples pratiques se rejoignent, partiellement, autour de dénonciations communes : le manque d’action politique à la hauteur de l’urgence climatique, un sentiment d’injustice intergénérationnelle et, dans certains cas, l’absence d’une approche systémique qui s’attaque au cœur des crises écologiques et sociales, à savoir le système capitaliste mondialisé.

Ces mouvements ont été remarqués pour leur capacité de mobilisation de masse. Les marches organisées par Fridays for Future, par exemple, ont rassemblé des millions d’activistes, avec un taux de participation record durant la Global Week for Future (du 20 au 27 septembre 2019, 6 millions d’activistes se sont mobilisé.e.s à travers le monde), et la prochaine action programmée par Extinction Rebellion au Royaume-Uni, intitulée « The Big One », prévoit de mobiliser des centaines de milliers d’activistes autour du Parlement britannique en avril.  Outre le potentiel de mobilisation important, les mouvements sont marqués par des caractéristiques socio-démographiques communes : les activistes sont, pour la plupart, issu.e.s de classes sociales supérieures et disposent d’un capital social élevé. À l’inverse des pratiques diverses, la sociologie des mouvements climat est donc plutôt homogène et reflète d’abord les actions de groupes sociaux privilégiés.

Plus récemment, c’est aussi la portée symbolique et la spectacularité de certaines formes de désobéissance civile – telles que les actions contre l’agrandissement de la mine à charbon à Lützerath en Allemagne, les jets de soupe sur des œuvres d’art dans des musées, ou les blocages autoroutiers – qui ont attiré l’attention médiatique et renforcent l’impression d’un moment exceptionnel dans l’histoire des luttes environnementales.

Mais au-delà de l’apparente singularité du moment, ces mouvements s’inscrivent dans un récit plus ancien : depuis les années 1970, avec les mouvements anti-nucléaires, et plus récemment, avec l’émergence de groupes tels que l’allemand Ende Gelände qui concentre ses actions sur des actes de désobéissance de masse autour de sites d’infrastructures énergétiques stratégiques4.

La multiplication et la prolifération d’actions et de pratiques désobéissantes pour dénoncer les ravages écologiques en cours suscitent des réactions divergentes. Alors qu’elles s’intensifient et se normalisent dans les cercles activistes, elles sont aussi perçues, ailleurs dans la société, comme une forme de « radicalisation » néfaste ; un virage « radical » dans un mouvement qui bénéficiait jusqu’alors d’un large soutien parmi l’opinion publique. Ici, que ce soient les actes dans les musées organisées par le collectif Just Stop Oil ou les opérations  de blocage routier des mouvements Dernière Rénovation en France ou Letzte Generation en Allemagne, ces pratiques ne sont pas vues comme l’extension de trajectoires militantes qui se diversifient, ni comme une forme d’action légitime  au sein d’un système politique perçu comme complice dans les crises écologiques et sociales, mais plutôt comme des actions contre-productives car polarisantes, voire « embarrassantes »5 pour la cause plus large que ces mouvements défendent.

Plus largement, la diversification et la multiplication de pratiques militantes en tous genres pour lutter contre le changement climatique interrogent à la fois les contours du mouvement climat aujourd’hui et la notion de radicalité. Simultanément homogénéisante et excluante, l’appellation « mouvement climat » a tendance à occulter la diversité des pratiques, répertoires, et mobilisations à l’œuvre dans les sphères activistes-climatiques, en réduisant au terme « climat » un champ d’action politique qui devrait être vu actuellement comme systémique, multidimensionnel et intersectionnel.

L’impact sociétal

La « radicalité » désigne, étymologiquement, ce qui tient à la racine, à l’essence de quelque chose ; une action radicale, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales, c’est « une action décisive sur les causes profondes d’un phénomène ». En matière climatique, on pourrait donc identifier comme mouvement radical tout mouvement qui s’attaque à la racine, ou aux causes profondes du changement climatique, dont le système capitaliste mondialisé. Néanmoins, dans les discussions récentes sur les mouvements climat, lorsque la radicalité est évoquée c’est davantage pour dénoncer les risques et le caractère illégitime, voire illégal, de certaines pratiques, que pour en souligner la portée anticapitaliste. L’assignation de la notion de « radicalisation » aux dernières évolutions des pratiques activistes-climatiques, explique, entre autres, le glissement lexical qui s’opère couramment entre « radicalisation » et « terrorisme », qui mène aujourd’hui à l’utilisation abusive du terme « éco-terrorisme »6. Un glissement qui est lui-même hérité des imaginaires politiques déployés pour légitimer les politiques anti-terroristes des années passées. Ainsi, l’apposition de ces labels a des implications politiques importantes.

En effet, la catégorisation de certaines pratiques comme étant radicales s’inscrit dans les relations de pouvoir qui sous-tendent la société, et qui délimitent ce qui appartient au légitime et légal, et ce qui est marginal, déviant, illégitime et illégal. Comme le résument bien Annie Collovald et Brigitte Gaïti : « Les usages du label radical entrent dans l’analyse de la dynamique radicale elle-même : en modifiant les identités antérieurement attribuées aux mouvements désormais considérés comme radicaux, ils modifient également les lignes de conduite à tenir à leur égard et reconfigurent alors les solidarités et les alliances possibles, les stratégies pensables et, au bout du compte, leur position dans le jeu politique. »7 La radicalité n’est donc pas un phénomène à la marge des démocraties, mais bien le résultat direct des dynamiques internes aux régimes politiques, « en fonction de la manière dont ces derniers définissent le champ des opinions et des pratiques légitimes en démocratie. C’est en circonscrivant le champ des pratiques politiques légitimes que sont rejetées dans les marges de la radicalité et de l’illégitimité celles qui ne sont pas accordées aux nouvelles règles du jeu »8.

C’est dans cet esprit qu’il faut par conséquent aussi appréhender la criminalisation croissante des pratiques de désobéissance civile en matière climatique, et la répression grandissante dont sont victimes les activistes du climat à travers le monde. Comme le documente un article récent du réseau Enquête Critiques, le vocabulaire de « guérilla », d’« éco-terrorisme » est utilisé de manière progressive dans la presse, par exemple, pour désigner les opérations de boycott, de blocage, voire de sabotage dans certains cas, qui font aujourd’hui partie des dispositifs militants dans les luttes écologistes et climatiques9.

Cette catégorisation permet de discréditer certaines pratiques, en les coupant du soutien de l’opinion publique, de renforcer une certaine forme de stigmatisation, et donc de pouvoir contenir des formes de luttes et d’action politique en devenir.

Pour contrer la manière dont les institutions et groupes dominants définissent ce qui est de l’ordre du radical et ce qui ne l’est pas, il est utile de se tourner vers les travaux du chercheur suédois Andreas Malm, auteur de l’ouvrage Comment saboter un pipeline10, dans lequel il mobilise la théorie de la frange radicale. Cette théorie suggère que, pour agrandir la définition de ce qui est aujourd’hui perçu comme légitime et juste ou pour contester les manières dont les groupes et institutions dominants établissent ces catégories, les mouvements eux-mêmes peuvent s’appuyer sur une frange plus offensive (qui n’exclut pas l’usage de la violence à l’égard d’infrastructures énergétiques fossiles, par exemple). Sur cette base, la contre-offensive, par les institutions et acteurs dominants, de discréditation de ces actes (par des formes de répression et de criminalisation), peut ensuite avoir comme effet vertueux d’agrandir ce qui est perçu comme légitime plus largement dans la société, en faisant ainsi sortir certaines pratiques considérées comme « radicales » de leur apparente marginalité.

Radicalisation ou politisation ?

La « radicalisation » n’est pas positive ou négative en soi, mais bien le résultat d’un processus politique de classement, de catégorisation, et elle découle donc d’un exercice de pouvoir et de domination. À cet égard, parler de « radicalité » et de « radicalisation » ne peut se faire de manière sérieuse qu’en tenant compte des positions des acteurs qui délimitent ce qui est de l’ordre du radical, et ce qui ne l’est pas ; ce qui est l’ordre de la violence légitime – par exemple, la destruction systématisée du vivant –, et ce qui ne l’est pas.

Par ailleurs, réduire la description des pratiques et évolutions récentes au sein de mouvements climat à une crainte de radicalisation ne permet pas non plus de voir la contribution importante amenée par les groupes activistes ces dernières années. La réelle portée des actions menées est surtout d’avoir réussi à politiser les questions climatiques et écologiques. Plus que des « risques » de radicalisation, la prolifération de différentes formes de résistance et de désobéissance représente donc plutôt des opportunités : de discussions, de débats, d’interrogations, et de transformations urgentes à mener.

  1. L’auteure remercie chaleureusement Nicolas Bocquet pour les nombreuses et riches discussions qui ont inspiré certaines réflexions reflétées dans cet article.
  2. Louise Knops et Maxime Gaborit, « Climat (marches, grèves) », mis en ligne sur DicoPart, novembre 2022.
  3. « Le vandalisme vertueux des écologistes », émission diffusée sur France Culture, 30 octobre 2022.
  4. Fanny Lajarthe, « Désobéir en masse pour la justice climatique. Retours sur Ende Gelände », dans EcoRev, no 48, 2020/1, pp. 61-74.
  5. Robinson Meyer, « The Climate Art Vandals Are Embarrassing Aesthetics matter in politics. But not like… this », dans The Atlantic, 27 octobre 2022.
  6. Pierre Ropert, « Écologie, de la désobéissance civile à l’écoterrorisme ? », émission diffusée sur France Culture, 25 octobre 2022.
  7. Annie Collovald et Brigitte Gaïti, La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La dispute, 2006, pp. 11-17.
  8. Ibid.
  9. Collectif contre la contre-insurrection, « L’écoterroriste, un ennemi intérieur de plus ? », dans Enquête critique, 18 janvier 2023.
  10. Andreas Malm, How to Blow Up a Pipeline: Learning to Fight in a World on Fire, New York, Verso Books, 2021.

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