La tartine

Le front et la forme

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 17 février 2023

Un militant ne cherche pas seulement à penser le monde, il veut le changer. Il est alors pris dans un impératif d’efficacité. Mais cela ne signifie pas que la fin justifie n’importe quel moyen. En effet, s’il défend un monde plus juste, il ne peut utiliser des moyens injustes, car il légitimerait ainsi ce qu’il combat, dans l’acte même où il le combat. On ne peut se laisser simplement guider par la colère ou l’indignation.

Illustrations : Olivier Wiame

On est au cœur du débat des Justes de Camus : on ne peut défendre la justice en massacrant des innocents. Il reste qu’il ne faut pas tomber dans le travers inverse. La « belle âme », sous prétexte de ne pas se commettre dans des actions potentiellement contestables, ne fait rien et, en fin de compte, dessert sa cause, en donnant l’impression que les problèmes sont traités, alors qu’ils font seulement l’objet de discussions.

Un pacte social sans impact

Informer peut rendre possible l’action. En avisant d’un dysfonctionnement ou d’un risque, les lanceurs d’alerte en font une chose publique et provoquent une prise de décision. Ils jouent à cet égard un rôle primordial. Maintenant, quand l’information est déjà là, à quoi bon surenchérir ? Ne faut-il pas se décider à agir ? À défaut de pouvoir ou de vouloir le faire, on peut inciter les autres à réagir. C’est là toute la fonction des exordes, qui visent à susciter des émotions mobilisatrices. Mais ce faisant, que fait-on, si ce n’est rappeler qu’on doit agir ? Un plaidoyer peut donner de la résonance à une action. Mais quel est son intérêt, s’il consiste juste à surenchérir sur d’autres propos ? Les « slacktivistes » en pantoufles, qui passent leur temps à diffuser des articles sur Twitter et les réseaux sociaux, servent-ils vraiment la cause qu’ils veulent défendre ? À un moment donné, il faut bien que quelqu’un joigne l’acte à la parole. Mais de quel acte est-il alors question quand il s’agit de militer ? S’agit-il, une fois un front défini, d’agresser l’autre, de lui imposer sa vision des faits, ou simplement de l’impliquer dans le problème et de le forcer de la sorte à prendre position ?

On ne peut militer sans passion, mais celle-ci ne doit pas devenir immodérée. La situation de crise peut conduire les individus à ce que Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de la lutte contre la pauvreté, appelle une « colère problématique ». Les victimes du système sont alors tentées de forcer les autorités à les entendre en recourant à la violence. Le pacte social qui repose sur une forme de civilité est ainsi rompu sous prétexte qu’il est sans impact. Mais peut-on se battre pour la justice en générant de l’injustice ? Ne risque-t-on pas, ce faisant, de rendre les revendications illisibles ?

En fait, si la colère est mobilisatrice, elle doit faire preuve de discernement. Faute de quoi, on ne s’attaque plus à des injustices, mais à l’ordre public. Une colère réfléchie a pour but d’impliquer les responsables d’un système injuste dans une remise en question. Elle ne vise pas seulement à attirer l’attention. Dans une société où celle-ci est constamment sollicitée, il faut pour être remarqué recourir à des moyens toujours plus importants. Les personnes qui jettent de la soupe sur des œuvres d’art participent alors à une sorte de radicalisation des moyens. Mais l’attention hyper-stimulée est-elle pour autant suffisante ? À quoi bon mettre l’accent sur quelque chose si l’on ne peut susciter l’adhésion sur la façon dont on le fait ? On risque d’ailleurs, ce faisant, de sortir du cadre du propos et de provoquer un débat sur les moyens mis en œuvre au lieu de sensibiliser aux causes défendues.

Non et renom

Si l’on veut responsabiliser les politiques, il faut cibler l’objet de la revendication et ceux à qui elle s’adresse. Si l’action ne délimite pas bien son objet, elle attirera l’attention, mais ne suscitera pas la réflexion. Occuper une place interdite à la manifestation, comme l’a fait Extinction Rebellion en 2019, pour demander plus d’actions pour le climat, cela est tapageur, mais sans plus.

Quand Gandhi et ses sympathisants sont allés jusqu’à la mer se servir de sel pour braver la taxe britannique sur ce condiment, ils ont ciblé leur désobéissance sur un objet précis et ont obligé les responsables du respect de la loi à endosser un rôle qui ne pouvait qu’apparaître abusif. Ces derniers ont arrêté des milliers de personnes qui se sont gardées de faire preuve de violence de façon à rendre visible la futilité des motifs d’arrestation. Ces individus auraient réagi que les torts auraient été partagés et que leur action aurait perdu en lisibilité.

La non-violence joue sur le paraître, plus que sur l’être. Il ne s’agit pas d’amoindrir matériellement l’ennemi, il s’agit plutôt de le déforcer symboliquement en lui faisant porter le rôle explicite de l’oppresseur. Le refus de se soumettre met l’autre dans une position qui peut nuire à sa renommée en l’obligeant à agir publiquement d’une façon qui apparaîtra illégitime. Mais pour ce faire, il faut que l’ordre public ne soit pas compromis dans sa globalité. Il est donc nécessaire que la transgression soit ciblée.

À côté de la désobéissance civile, la non-violence peut revêtir d’autres formes. Le théâtre-action en est une. Il est question d’improviser des saynètes mettant en scène des thèmes sociaux en prenant les gens à partie. La cible est alors moins les oppresseurs que le « ventre mou » du corps social, la majorité silencieuse, qu’il s’agit de réveiller. On peut aussi citer les objecteurs de conscience, qui refusent de s’impliquer dans une mission qu’ils estiment injuste et qui expliquent ce choix. L’idéal de justice qui motive leur objection ne cherche pas nécessairement à impliquer l’autre, à le con­vain­cre, mais il entraîne à tout le moins un horizon qui déborde leur intérêt individuel et touche à la vision qu’ils ont du collectif.

De façon générale, la non-violence se tient dans une dialectique inventive d’explication et d’implication. D’un côté, on ne peut se contenter d’expliquer, il faut s’impliquer et impliquer les autres pour faire d’un problème l’affaire de tous. D’un autre côté, il ne sert à rien d’impliquer les autres si la cause défendue n’est pas explicitée.

Du poing « sans cible » au point sensible

Les moyens de désobéir sans recourir à la violence sont multiples. En fonction du but, de la cible, des ressources en place et des conséquences qu’on est prêt à assumer, il faudra choisir la manière la plus ad hoc. Il est à cet égard dommage qu’aucune éducation à la révolte pacifique ne vienne donner corps au droit de contester dans un régime démocratique. Désobéir de façon justifiée nécessite un apprentissage et une discipline qui n’ont rien à envier à l’obéissance.

L’école et les services sociaux ne devraient pas se contenter de constater la pauvreté ou les inégalités, ils devraient aussi mettre en place une recherche d’explication afin de préparer l’implication des personnes. Trop souvent, la pauvreté ou l’injustice apparaissent comme des fatalités. Or ce n’est pas le cas, il y a des responsables et il y a des moyens de montrer son désaccord. La colère ne doit pas être envers et contre tout. Elle doit se porter contre un régime, une loi ou un système de croissance pour pouvoir lui adresser ses revendications.

Accompagner les gens dans leur désarroi, leur donner des moyens de subsistance, lutter pour un pouvoir d’achat ne suffit pas. On ne peut se contenter de traiter les conséquences d’un système injuste, il faut prendre les problèmes à la racine. Le syndicalisme n’est plus assez. La lutte dépasse la question d’un pouvoir d’achat, elle concerne la réappropriation de la chose publique dans tous ses aspects et non seulement dans ses aspects salariaux. On doit retrouver un pouvoir d’agir et d’exprimer au niveau collectif ce qui ne va pas. Mais cela ne s’improvise pas. Il faut s’y préparer. Une société juste et dynamique en matière de libéralisation des échanges humains nécessite donc de repenser les affects et d’apprendre à construire un désaccord. C’est un point sur lequel les écoles et le secteur de l’éducation permanente devraient se centrer. Sans cela, l’indétermination face au moyen d’agir fait le lit des radicalismes en tout genre. En effet, faute de définir un front qui tient à l’organisation injuste du social, l’individu révolté sera à la merci de radicaux qui naturaliseront les divisions et le conduiront à une vision clivante, sans espoir de réconciliation.

Désobéissance civile ou civique ?

Certains penchent pour la désobéissance civile qui renvoie à la civilité des moyens plutôt que pour l’idée de désobéissance civique qui renvoie à l’intention civique qu’il y a derrière. En se référant préférentiellement à l’intention, ils se gardent alors le droit de recourir à une certaine forme de violence dans les moyens. Sans vouloir détruire pour détruire comme le ferait une colère problématique, certains militants pensent ainsi qu’il faut organiser une forme d’affaiblissement de l’ennemi par un sabotage ciblé. On trouvera une apologie de cette méthode dans le célèbre roman d’Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette. De nouvelles techniques telles que celles de certains hackers s’inscrivent également dans cette idée de paralyser l’ennemi en affectant ses appareils de domination.

Cette violence porte sur des moyens. Il faut alors les distinguer des fins. Comme le dit Kant, dans sa Critique de la raison pratique, une personne n’est jamais seulement un moyen, elle est toujours aussi une fin en soi. Dans cette perspective, on ne peut donc moralement violenter un individu. Mais qu’en est-il d’une machine ? A-t-on le droit de détruire les machines de l’oppresseur ? Ce flou rendra légitime aux yeux de certains l’usage d’une violence cantonnée aux instruments du pouvoir.

Outre la question du recours à une forme limitée de violence, il faut noter ici que la logique de la désobéissance civique est différente de celle de la désobéissance civile. Les fins peuvent être semblables, mais les moyens divergent. Dans le premier cas, il s’agit de construire le monde de demain avec l’oppresseur en considérant qu’il est humain avant tout ; dans l’autre, il est question d’agir contre lui. Quand la désobéissance civile se révèle inefficace, une forme de résistance, de sabotage, portant sur les moyens de l’oppression, ne doit pas être écartée. Mais il importe, même si ces modes peuvent agir de façon complémentaire, de ne pas les mélanger. Lorsque des casseurs infiltrent une manifestation de désobéissance civile, ils ne complémentent plus leur combat, mais en annulent la logique.

Certains penchent pour la désobéissance civile qui renvoie à la civilité des moyens plutôt que pour l’idée de désobéissance civique qui renvoie à l’intention civique qu’il y a derrière. En se référant préférentiellement à l’intention, ils se gardent alors le droit de recourir à une certaine forme de violence dans les moyens. Sans vouloir détruire pour détruire comme le ferait une colère problématique, certains militants pensent ainsi qu’il faut organiser une forme d’affaiblissement de l’ennemi par un sabotage ciblé. On trouvera une apologie de cette méthode dans le célèbre roman d’Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette. De nouvelles techniques telles que celles de certains hackers s’inscrivent également dans cette idée de paralyser l’ennemi en affectant ses appareils de domination.

Cette violence porte sur des moyens. Il faut alors les distinguer des fins. Comme le dit Kant, dans sa Critique de la raison pratique, une personne n’est jamais seulement un moyen, elle est toujours aussi une fin en soi. Dans cette perspective, on ne peut donc moralement violenter un individu. Mais qu’en est-il d’une machine ? A-t-on le droit de détruire les machines de l’oppresseur ? Ce flou rendra légitime aux yeux de certains l’usage d’une violence cantonnée aux instruments du pouvoir.

Outre la question du recours à une forme limitée de violence, il faut noter ici que la logique de la désobéissance civique est différente de celle de la désobéissance civile. Les fins peuvent être semblables, mais les moyens divergent. Dans le premier cas, il s’agit de construire le monde de demain avec l’oppresseur en considérant qu’il est humain avant tout ; dans l’autre, il est question d’agir contre lui. Quand la désobéissance civile se révèle inefficace, une forme de résistance, de sabotage, portant sur les moyens de l’oppression, ne doit pas être écartée. Mais il importe, même si ces modes peuvent agir de façon complémentaire, de ne pas les mélanger. Lorsque des casseurs infiltrent une manifestation de désobéissance civile, ils ne complémentent plus leur combat, mais en annulent la logique.

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