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L’artivisme comme soutien à la révolution

Catherine Callico · Journaliste

Mise en ligne le 17 février 2023

Ces dernières années, une part croissante de la diaspora iranienne se mobilise sous forme de collectifs. L’art, en particulier, se révèle être un réel soutien à la révolution qui secoue le pays et œuvre par la même occasion à une visibilité de la culture persane, loin des images orientalistes.

Illustrations : Olivier Wiame

M-A Collective. « M-A » pour les initiales de Mahsa Jina Amini, cette jeune Iranienne kurde tuée en prison le 16 septembre à Téhéran pour port de hijab « inconvenant ». Le collectif artistique s’est formé à Bruxelles un mois plus tard, lors de la marche de solidarité avec la révolution féministe en Iran, où Haleh Chinikar et Kimia Nasirian se sont croisées. « J’avais auparavant vu l’installation de Kimia sur les réseaux sociaux, un cerf-volant avec de longues tresses sur lequel était écrit “Fin des libertés” », raconte Haleh Chinikar. « Je l’ai reconnue dans la foule puis nous avons manifesté ensemble, pris un café et discuté de l’envie commune de performer avec d’autres artistes, que nous avons aussi rencontrées ce jour-là. Nous sommes cinq femmes âgées de 22 à 37 ans. À travers nos actions, nous souhaitons rendre visibles différents aspects de la révolution iranienne. »

Depuis, M-A Collective multiplie les prises de parole lors de performances, d’expositions et autres actions participatives. Début décembre s’est ouverte l’exposition « Straight to Freedom » montée par Kimia et Haleh à la Shame Gallery, près du Sablon. Les œuvres présentées résonnent comme autant d’appels au respect des droits humains et à la liberté sous toutes ses formes : liberté de fumer dans la rue pour une femme, liberté d’expression, liberté d’aimer… En texte d’introduction : « Nous souhaitons sensibiliser au soulèvement iranien et aux effusions de sang qui ont commencé avec la mort de Mahsa Amini. Ce qui est évident ici pourrait être caché en Iran dans les tréfonds de la vie quotidienne. Nous avons sélectionné des artistes assez courageux pour aborder les tabous et inviter le public à réfléchir aux différences entre nos cultures et à la façon dont il peut agir pour les femmes d’Iran. »

Notre art est notre arme

À la même période, le groupe présentait une performance au Beurscafé, à l’occasion d’une soirée « Focus on Iran », suivie d’autres actions dans divers lieux. Chaque création est pensée en fonction de l’espace investi. À la Shame Gallery, du sang répandu au sol, tranchant avec le blanc des performeuses, illustrait les vies ôtées durant les manifestations. Au Wiels, des graines de grenades étaient offertes au spectateur. Une façon de le responsabiliser : s’il refusait, l’artiste laissait tomber la grenade sur le sol, symbolisant encore une personne tuée… Au centre culturel Jacques Franck, après une projection de courts métrages de cinéastes iranien.ne.s par le collectif « Comment peut-on être persan ? » – nom tiré de la célèbre phrase des Lettres persanes de Montesquieu , M-A Collective a proposé un jeu de questions-réponses qui amenait le public à se positionner dans l’espace (le bar) et à des échanges sur la situation iranienne.

Des créations engagées et à l’impact visuel percutant, destinées à interpeller tout un chacun. Pour autant, souligne Kimia Nasirian – qui a quitté l’Iran en 2017 et suit un master en sculpture à La Cambre –, « je ne me considère pas comme militante. Je suis née là-dedans et même en Iran, à l’université, j’avais souvent des problèmes avec la police des mœurs. Il arrivait aussi que des professeurs, de religion le plus souvent, nous balancent. Là, on n’a plus peur, car le mouvement est vaste et on doit avancer. On a le privilège d’être en Europe, contrairement à nos proches qui luttent en Iran et risquent d’y perdre leur santé mentale et physique. Et on sait qu’on n’a plus rien à perdre ».

Même détermination du côté d’Haleh Chinikar, performeuse et poète, qui s’est posée en Belgique il y a quinze ans. « Ne plus rentrer en Iran est un choix personnel, un parti pris de ne plus voir ses amis, ses parents… Mais notre art est notre arme, notre force. Dans nos performances, on aborde des causes communes à toutes les femmes et minorités, tel le système patriarcal et capitaliste. Ici, nous croisons de plus en plus d’artistes et de gens de différents horizons : des personnes qui travaillent dans la santé mentale, des philosophes, des auteur.e.s… Ce mélange est essentiel pour faire bouger les choses. Cette révolution est peut-être plus profonde que les autres, car l’on interroge aussi le passé et les autres révolutions depuis 1979. À l’époque, des pays comme la France ou l’Angleterre ont par exemple préparé l’arrivée de Khomeyni. »

Mais, poursuit la jeune femme, « ce n’est toujours pas évident de se lever tous les jours. L’information passe principalement par l’intermédiaire des réseaux sociaux, Instagram et Twitter en tête. Car ici, tant du côté flamand que du côté francophone, aucun média ne relate vraiment ce qui se déroule en Iran, alors qu’on vit un moment terrible, historique. Les journalistes parlent de nos actions ou créations sans aborder le fond politique. C’est outrageant pour les Iranien.ne.s. Pourquoi le sang des Ukrainien.ne.s, lequel fait couler beaucoup d’encre, serait-il plus important ? ».

Mémoire collective

« Il y a aussi une mémoire collective des corps qui nous soude et nous amène à faire un deuil collectif, appuie Kimia Nasirian. Le fait de se mobiliser avec tous ces traumatismes communs nous donne plus de force. Au sein du collectif par exemple, à différents moments de nos vies, on se rend compte qu’on a eu parmi les familles, dans la rue, à l’école… les mêmes vécus, les mêmes blessures. Plus tard, c’est une chance de pouvoir les exprimer avec le corps. » Ce qui rapproche encore les Iranien.ne.s à l’heure actuelle, c’est un sentiment neuf de retrouvailles, jusqu’ici freinées par une culture de mise à distance de l’autre. « On a été élevé dans l’idée de nous méfier des autres Iranien.ne.s, et dans l’injonction de ne pas leur parler. Mais après des décennies de corruption, de clivages et d’esprit de terreur, le besoin de se retrouver n’en est que plus intense. »

Méfiance également prônée par les autorités à l’égard des Kurdes, des Afghan.e.s… jusqu’à la prise de conscience commune. « On profite de cette petite ouverture en tant que collectif pour parler des femmes iraniennes, mais aussi afghanes, kurdes, syriennes, libanaises, turques…, poursuit Kimia Nasirian. Cette révolution concerne de la même façon nos pays voisins, influencés par le régime islamique iranien. En août 2021, les talibans ont ainsi pris le pouvoir face au régime islamique afghan. »

Pareillement, « la particularité de cette révolution est d’être menée au départ par des femmes. Actuellement, elle mobilise l’ensemble du pays, les classes populaires et moyennes, touchées par diverses causes : la crise économique, le pétrole, les élections… et au-delà, la défense des droits humains. Les hommes descendent aussi dans la rue pour défendre les femmes. Le principe de tuer des gens car une mèche de cheveux sort d’un voile a été un vrai catalyseur. Aujourd’hui, la population ne veut plus seulement l’opposition au régime, mais sa fin ».

À mille lieues des clichés

De son côté, le collectif bruxellois Comment peut-on être persan ? réunit depuis 2017 des Iranien.ne.s, des Belges et des Belgo-Iranien.ne.s qui ont décidé d’agir par le biais de la culture. « L’idée est de présenter la création persane actuelle, de montrer que les Iranien.ne.s vivent, travaillent, produisent des œuvres comme ailleurs malgré les limitations », soulignent les membres. Par diverses initiatives – marchés artisanaux, projections, expositions, concerts, Nouvel An persan… – qui sont autant de voies « de réflexion et d’éducation permanente à destination du public belge et européen ». « Bien sûr, les événements actuels en Iran se télescopent avec nos objectifs. Le mouvement de protestation qui a lieu là-bas a fait plus en quelques semaines que tout ce que nous avons mis en place depuis plusieurs années pour briser certains clichés orientalistes : on “découvre” à cette occasion un peuple moderne qui se saisit de son destin, des femmes combatives et revendicatives – ils et elles le sont depuis quarante ans –, et pour le dire caricaturalement, des paysages urbains de grandes métropoles plutôt qu’un désert avec un chameau. Même la langue persane a trouvé le chemin des écrans occidentaux grâce notamment aux chansons issues du mouvement ».

À cette quête s’ajoute le fait que « beaucoup de personnes en Iran ne peuvent pas s’exprimer sur ce qui s’y passe actuellement parce que, premièrement, ils risquent leur vie et, deuxièmement, l’accès à l’Internet est restreint par le gouvernement. Malgré cela, beaucoup d’artistes créent des œuvres d’art de façon anonyme pour soutenir la population dans son combat pour la liberté. Il peut s’agir d’un tag dans la rue, d’une chanson que les gens commencent à chanter pendant la manifestation ou de tout autre signe qui les aide à s’exprimer en l’absence de liberté d’expression ». Et qui font de plus en plus écho hors des frontières.

À voir et à suivre

Carte blanche Comment peut-on être persan ?

Aux Moussem Studios (Bruxelles) dans le cadre du festival Moussem Cities Téhéran

« Inner and outer instants » : expo de Haleh Chinikar / Mobina Mohammadi Tabar

01.02 > 25.02.23

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