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Des traces et des hommes
Lionel Rubin · Délégué « Étude & Stratégie »
Mise en ligne le 19 février 2024
La condition politique de la modernité ne peut échapper à son terrible dilemme : l’impossibilité de laisser le vivant aux seules lois de la nature avec la certitude que les lois humaines seront toujours impuissantes à le contenir. »
C’est un angle plutôt inédit que nous propose Virginie Tournay dans son dernier ouvrage, Le vivant est-il gouvernable ?, pour aborder une réflexion épistémologique. L’idée de départ, c’est d’interroger les « traces » qui parsèment notre environnement : vaccins, virus, pesticides, données numériques…, avec une problématique qui peut se résumer de la sorte : comprendre une trace, c’est choisir et adhérer à une vision du monde. Certains en auront une lecture symbolique, d’autres une lecture scientifique. Les traces laissées par un loup, par exemple, peuvent être le signe d’un danger imminent pour le berger et son troupeau ou, à l’inverse, d’une excellente nouvelle pour le zoologiste qui y voit un indice d’une réinstallation durable de l’espèce dans la région. En cela, la trace engendre d’énormes tensions autour d’elle et dans nos démocraties. En débattre devient donc un enjeu politique. Subtilité, l’auteure, biologiste de formation et en poste au CEVIPOF à Sciences Po., se concentre ici sur les traces liées aux interventions humaines sur l’ordre naturel (nucléaire, pesticide…) et/ou social (données numériques, traumatismes de guerre…) car c’est à partir de celles-ci que s’élaborent les politiques du vivant.
Et nous rejoignons le constat de l’auteure qui s’intéresse aux relations complexes entre science et décision publique : aujourd’hui, dans nos sociétés libérales, passé le siècle des Lumières et les premières révolutions industrielles, la scientifisation du monde vivant ne fait toujours pas office de juge de paix. Car la « trace » est aussi affaire de sacré et de profane, et ces deux registres scientifique et religieux ne peuvent pas toujours faire collectivement société.
Cette réflexion intense interroge finalement l’humanité sur la place qu’elle occupe ou veut occuper. On relèvera ce salutaire objectif de comprendre le monde et les passions humaines. On se permettra néanmoins d’avertir le lecteur lambda, celui peu initié à la matière : la matière est complexe, fouillée, précise et mobilise des connaissances anthropologiques, sociologiques, philosophiques. En gros, il faut s’accrocher, ce qui n’enlève rien à la pertinence du propos.
Virginie Tournay, Le vivant est-il gouvernable ? Le politique à l’épreuve d’un monde saturé de traces, Paris, Éditions de L’Aube, 2024, 248 pages.
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