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Les cultureux
Croatie : des artistes
contre le fascisme
Sandra Evrard · Rédactrice en chef
Mise en ligne le 28 mars 2025
Quand les valeurs réactionnaires pointent leur nez, la culture fait généralement partie des premières cibles des autocrates. Guère étonnant dès lors que les artistes fassent de la résistance et volent au secours des droits fondamentaux bafoués. Leurs œuvres expriment leur contestation, mais elles font aussi appel à l’intelligence émotionnelle des citoyen.ne.s en proposant un contre-narratif à la banalisation des idées extrémistes et nauséabondes.
Photo © Sandra Evrard
Alors que l’Europe découvre hébétée l’agenda trumpien et s’affole du retour des opinions fascistes et des valeurs d’extrême droite, soutenues par son administration, en Croatie, les artistes déploient depuis belle lurette leur palette artiviste. Ici, on sent le vent tourner depuis plusieurs années. Peut-être parce que le souvenir de la guerre des Balkans est encore bien présent. Peut-être aussi parce que l’ombre des héritiers des Oustachis qui ont collaboré durant la Seconde Guerre mondiale avec le IIIe Reich plane toujours. Ou que les droits fondamentaux sont ouvertement attaqués, en particulier ceux des femmes…
Un autre visage du fascisme ?
Souvent proche des plaidoyers et narratifs soutenus par la société civile, les artistes croates se servent de l’art pour secouer le public face aux dangers de l’extrême droite et des courants réactionnaires qui traversent le pays. Figure de proue de ces pratiques à Zagreb, Arijana Lekić-Fridrih (vous l’avez découverte dans nos précédents articles sur la Croatie1) organise une performance qu’elle nomme « Messe silencieuse » devant les « hommes agenouillés ». Ces centaines d’hommes viennent prier, à genoux, chaque premier samedi du mois sur les principales places de Croatie, pour le retour du patriarcat, contre l’avortement, pour la sortie du pays de la convention d’Istanbul et la vertu des femmes. « Je pense que le fascisme a changé de visage. En Croatie, les efforts pour réduire les droits des femmes relèvent de cela. Le catholicisme radical est une nouvelle forme de fascisme ou de totalitarisme. Dans ce contexte politique, les mouvements chrétiens radicaux sont préoccupants et dangereux. Bien qu’ils ne constituent pas la position officielle de l’Église, ils sont fortement financés par certains fonds, non seulement en Croatie, mais dans toute l’Europe et le monde », épingle Tanja Dabo.

Ce reportage en Croatie a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Symboles de haine
Cette artiste visuelle, qui travaille aussi à l’Académie des beaux-arts de Zagreb, a conçu le projetIncidental Evil fondé sur la lutte contre les symboles fascistes, racistes, antisémites qui, selon elle, se sont multipliés ces dernières années. « Pendant plusieurs années, j’ai observé et répertorié ces signes peints sur des bâtiments dans différentes villes en Croatie. Je me demandais pourquoi, d’une manière générale, les gens ne les voyaient pas et n’y réagissaient pas. J’ai commencé à prendre des photos pour voir à quel point c’était répandu et j’ai été surprise de découvrir autant de signes. Quand j’étais enfant, je savais que le pire symbole que l’on pouvait dessiner, c’était celui d’une croix gammée. Comment les jeunes peuvent-ils désormais peindre cela sur les murs, lors de matchs de football et même dans les aires de jeux pour enfants ? Je me suis intéressée au changement de mentalité qui rendait cela acceptable. La finalité du projet étant de les faire retirer des rues. »
Cette dernière s’est développée à différents niveaux : par la participation citoyenne d’abord. Dès que des personnes indiquaient un lieu où étaient peints ces symboles de haine, Tanja partait prendre des photos pour alimenter le site Internet et la page Facebook du projet. Mais elle a aussi interrogé l’État, la police, les ministères, les juges, pour savoir si c’était légal en Croatie. Verdict : il n’y a pas de loi interdisant clairement cela dans son pays. « Parmi les symboles que nous avons trouvés, il y avait surtout des croix gammées et d’extrême droite, mais également des sigles comme “ACAB” (All Cops Are Bastards). Ce type de discours haineux est proscrit au Royaume-Uni ou aux États-Unis, mais pas ici. Des phrases telles que “tuer les Serbes” ou “tuer tovar” étaient aussi présentes. “Tovar” est un terme dalmate péjoratif pour désigner les gens. En Croatie, certains groupes extrémistes ont une influence significative. Personnellement, j’ai reçu des menaces du HOS2, une ancienne division radicale de l’armée croate. Ils ont l’habitude d’envoyer des lettres qu’ils signent (!) pour intimider ceux qui dénoncent publiquement les discours de haine et antifasciste. »
L’artiste Tanja Dabo a créé le projet Incidental Evil fondé sur la lutte contre les symboles fascistes, racistes, antisémites qui se sont multipliés ces dernières années sur les murs des villes croates.
© Sandra Evrard
Égalité des genres, respect des minorités, des migrants constituent autant de sujets qui animent les artistes croates soucieux.ses de défendre les droits fondamentaux régulièrement bafoués dans leur pays, entachant insidieusement les valeurs démocratiques. « J’ai commencé mon artivisme dès l’université. J’avais une amie qui était la seule femme dans le département des études audiovisuelles et nous avons fondé une sorte de musée virtuel, qui récolte les témoignages de femmes victimes de violences. J’ai aussi créé une performance durant laquelle je tombe des escaliers en roulant tout le long. Mon but est de connecter les gens à ces problématiques. À côté de mon travail d’artiste, je chaperonne également des femmes victimes de violences lors de leurs auditions à la police pour m’assurer que leurs droits sont bien respectés », explique Arijana Lekić-Fridrih.
Les questions de genre en ligne de mire
Outre les attaques contre les droits des femmes, les groupes réactionnaires expriment avec virulence leur haine envers la communauté LGBTQI+. Pendant ce reportage, le Musée d’art contemporain de Zagreb consacrait justement l’une de ses expositions à ces thématiques, avec la projection d’un documentaire dévoilant les agressions ouvertes de fascistes portant les chemises et sigles oustachis, lors de la gay pride. Violents en paroles, ils le sont aussi en gestes, n’hésitant pas à s’attaquer physiquement aux homosexuels présents durant la parade. Des images qui font froid dans le dos et qui sont également le reflet de l’accroissement des discours haineux concernant le genre et la diversité.
Zvonimir Dobrović en sait quelque chose, lui qui travaille depuis une trentaine d’années à la déconstruction des valeurs très normées et binaires dans le pays. En 2003, il crée l’ASBL Domino à l’origine du festival Queer Zagreb. « À l’époque, et encore actuellement, la Croatie était chargée de valeurs patriarcales, traditionnelles, religieuses. C’était aussi une société post-conflit, très fermée, dans laquelle il est très facile d’affirmer ce qui est bien, ce qui est mal, qui est un bon ou un mauvais Croate. Tout ce qui est en dehors de la norme est généralement considéré comme mauvais et cela va jusqu’à se référer aux mères célibataires, pas seulement aux homosexuels. La création de ce festival artistique était importante pour montrer ce qui existe à la marge et remettre en question les normes. Au départ, dans les interviews des personnes queer, les visages étaient même floutés. Aujourd’hui, nous sommes face à une génération qui a grandi avec le festival, donc cela a un peu changé. Mais nous avons quand même perdu le référendum permettant le mariage entre personnes du même sexe », déplore-t-il.
« Ce qui manque selon moi, c’est la mise en œuvre pratique des choses, que les gens se sentent suffisamment capables d’utiliser les lois pour se protéger. Il faudrait que la société n’ait plus besoin de nous pour projeter des films queer ou commander des livres de ce genre dans les bibliothèques. Nous aimerions que l’accès à cette culture se normalise, que si vous êtes une personne queer, vous n’ayez pas à attendre notre festival qui se tient une fois par an pour avoir un lieu où aller. »
Toucher l’opinion publique et montrer d’autres modèles que ceux hétéronormés font partie des missions de Domino. Si la situation s’est certes améliorée au fil des vingt dernières années, Zvonimir Dobrović porte lui aussi un regard sombre sur l’arrivée des nouveaux groupes réactionnaires de droite chrétienne et sur la montée de l’extrême droite dans le pays. « À l’origine, les ministres de ce parti voulaient juste accéder au pouvoir, avoir de belles voitures, ils n’étaient pas très politisés, en fait. Puis ils ont entamé leurs discours contre le genre et la diversité. Les groupes de droite chrétienne sont arrivés des États-Unis, d’abord en Pologne, puis en Hongrie. Ils suivent un axe dans les États de l’Est, ce qui n’est pas un hasard, car la religion y est déjà prégnante, il suffit d’allumer la mèche. Résultat, aujourd’hui, un ministre d’extrême droite ose affirmer dans la presse qu’il souhaite donner de l’argent aux femmes pour qu’elles restent à la maison », regrette le directeur de Domino.
Les minorités de genres se mobilisent aux côtés des artistes pour contrer les courants conservateurs.
© Sandra Evrard
On sait, il faut agir !
« Mon travail a trait aux valeurs sociales que nous devrions respecter dans nos familles et nos écoles, des valeurs essentielles pour notre civilisation, telles que ne pas haïr quelqu’un ni vouloir le tuer. Ce sont des valeurs humanistes, éthiques », conclut Tanja Dabo. Et Zvonimir Dobrović d’ajouter : « Seule l’éducation peut contrer ces mouvements, mais cela ne peut se faire de manière cyclique, cela doit être régulier. Mais il n’y a malheureusement pas de cours d’éducation civique dans les écoles croates ! »
Quand les temps obscurs repointent le bout de leur nez, dénoncer ne suffit plus. Rassembler les humanistes pour s’opposer aux réactionnaires qui s’assoient en compagnie des fascistes sur les droits fondamentaux est vécu comme une urgence par ces artivistes croates. Au travers de leurs performances, leurs photos, peintures, représentations, ils nous rappellent que souvent, au cours des périodes sombres de l’Histoire, « on savait », mais que l’on n’a pas agi à la hauteur du danger.
- Sandra Evrard, « L’intégrisme catholique : un danger pour les droits humains », dans Espace de libertés, no 518, novembre 2024, pp. 64-73.
- Le HOS (Croatian Defense Forces) était proche des Oustachis nazis durant la Seconde Guerre mondiale.
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