Là-bas
« L’héritage de l’antifascisme
doit être préservé »
Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef
Mise en ligne le 18 septembre 2024
Pour débuter cette série d’articles qui aborderont l’égalité des droits en matière de genre, de minorités, de liberté de la presse et de celle de conviction, nous avons souhaité planter le décor général en Croatie au travers de l’interview de Nada Topic Peratović, directrice du Center for Civil Courage, une association féministe et libre penseuse créée en 2011, qui lutte pour la préservation des droits fondamentaux en Croatie, notamment pour le droit des femmes et l’accès à l’IVG. Ce pays constitue un « laboratoire » intéressant concernant les questions posées dans nos reportages : jeune démocratie ayant rejoint l’Union européenne en 2013 après des années de guerre, elle a récemment revu sa Constitution pour s’aligner sur la législation et les valeurs exigées par les institutions européennes. C’est aussi l’un des pays les plus catholiques d’Europe, et ces dernières années, les groupes fondamentalistes chrétiens sont hyperactifs sur ce territoire des Balkans de quasi 4 millions d’habitants. L’image du bon élève européen résiste-t-elle aux coups de canifs contre l’État de droit constatés sur le terrain ?
Photo © Sandra Evrard
C’est comme ça que l’on vit ici
Et si cela arrivait près de chez nous ?
Dans les prochaines semaines, vous trouverez dans Espace de Libertés et ici même une série de reportages et d’enquêtes de terrain rendus possibles grâce au soutien du Fonds pour le journalisme. Nous avons en effet déposé un dossier afin d’obtenir des financements nous permettant de parcourir différents pays européens, avec un fil rouge commun : celui de la déliquescence des droits fondamentaux et des valeurs démocratiques lorsque l’État de droit n’est pas respecté, notamment à la suite de pressions exercées par l’extrême droite, qui a le vent en poupe en Europe, mais aussi quand les valeurs religieuses et réactionnaires gagnent du terrain sous l’effet de groupes organisés. Deux phénomènes concomitants, basés sur des visions communes du développement de nos sociétés. L’intérêt de ces reportages réside également dans l’exemplification. Ce qu’il se passe ailleurs en Europe ne pourrait-il pas atteindre la Belgique ? Aujourd’hui, en démocratie, l’atteinte aux droits fondamentaux s’effectue souvent de manière pernicieuse et progressive. Au gré des différents reportages que nous publierons, nous décortiquerons cette mécanique, qui a ceci de commun : elle procède par strates, en attaquant toujours en premier les droits des minorités, ceux des femmes, la culture, l’éducation, la presse. Premier pays exploré : la Croatie.
Vous avez créé le Centre pour le courage civil, une association humaniste en Croatie. Pour quelles raisons ?
Après la chute du communisme et la guerre qui a éclaté peu après, la société croate a été confrontée à de nombreux défis. Tout en tentant de se transformer en un système libéral et démocratique, la société a souvent négligé les valeurs humanistes au profit d’un nationalisme borné, d’un collectivisme chauvin et d’un dogmatisme clérical. L’État, couplé au clergé, exerce une forte pression idéologique sur la minorité non religieuse. Partout et constamment, les gens sont attaqués sous prétexte qu’ils ne peuvent pas construire leurs propres relations avec succès et dignement sans la médiation de Dieu et du clergé, qui le représente sur Terre. En plus de lutter contre les conséquences du système précédent, la société a dû faire face à ses propres malversations pendant la guerre, issues des activités de défense, mais qui ont néanmoins causé un certain nombre d’injustices et de crimes. La réticence à mettre en place un système institutionnel adéquat concernant les poursuites et indemnisations des victimes de crimes de guerre, quelle que soit leur nationalité, refait surface. De plus, nous subissons des représailles contre la presse ou contre quiconque oserait s’exprimer en remettant en question le discours dominant. J’ai donc senti que cela faisait partie de mon droit et de mon devoir civique de soutenir toutes celles et tous ceux qui continuent de chercher à changer cette injustice. Je suis persuadée que l’héritage de l’antifascisme, combat mené par nos grands-parents, doit être préservé au fil des générations, en faisant prendre conscience qu’aucun droit humain ne doit être tenu pour acquis et que c’est un devoir permanent de lutter contre tout élément réactionnaire qui essaie d’annuler l’égalité entre les peuples ou d’introduire toute forme de dictature à la place de l’État de droit.
Aujourd’hui, comment décririez-vous la situation des humanistes et des défenseurs des droits humains en Croatie ?
Tout d’abord, je voudrais souligner que si les organismes de réglementation, les agences et les principes juridiques contenus dans les différents textes offrent l’image d’une société européenne hautement modernisée et démocratique, alignée sur les pays de l’UE les plus prospères et socialement sensibles. Dans la pratique, la réalité pour la plupart des gens qui cherchent à faire valoir leurs droits et libertés est tout autre. Ils sont fortement découragés, que ce soit par les charges et les coûts financiers, par la désinformation, qui est tolérée, voire incitée par le système lui-même, ou par le sentiment de ne pas avoir les moyens, le temps, les connaissances ou de l’appui pour affronter les structures oppressives. On peut rétorquer que la Croatie compte de nombreuses ONG offrant assistance et soutien à divers groupes de personnes, ce qui est vrai, le secteur est assez largement développé. La plupart des citoyens peuvent, si nécessaire, se tourner vers elles et recevoir une certaine aide et des conseils. Le problème est qu’en dépit de cette représentativité, ce secteur a mis en place un système politique parallèle fort qui crée de nombreuses opportunités de carrière pour un groupe particulier et soigneusement choisi. Ce phénomène d’ancienne résistance organisée de citoyens, qui bascule dans une approche commerciale après avoir coupé les liens avec la population moyenne et ses problèmes quotidiens, existe dans tous les pays de l’UE. Cela a un impact important sur la façon dont le public perçoit les ONG laïques et de défense des droits de l’homme. D’une part, leur travail est à peine connu, quand il n’est pas ridiculisé, d’autre part il y a un manque de participation à plus grande échelle, en dehors du cercle des militants, ainsi qu’un manque d’objectifs et de stratégies communes.
Depuis l’année dernière, les médias parlent de ce mouvement de masculinistes appelés « les agenouillés »1, qui manifestent chaque premier samedi du mois à Zagreb et dans d’autres villes, demandant aux femmes d’être chastes, modestes, de ne plus avorter et de « revaloriser » la posture des hommes. Est-ce que cela vous fait peur ?
Ce n’est pas ce groupe en particulier qui nous effraie, c’est d’une part le silence des institutions et d’autre part l’absence de stratégie, évoqué plus haut, tant au niveau politique qu’au sein des organisations militantes. En tant que jeune démocratie, la Croatie est sujette à l’instabilité et souffre du manque d’expérience en matière d’organisation de rassemblements et d’activisme, tandis que les fondamentalistes de tous bords sont structurés et financés par un vaste réseau de groupes étrangers expérimentés. Ils adoptent le langage spécifique des droits humains, feignant des attaques contre leur liberté de religion – un argument universel utilisé pour occulter leurs objectifs initiaux qui visent la diminution des droits des femmes, en particulier – tout en suggérant que les valeurs des droits humains telles que la gauche les promeut sont réactionnaires. Déformer le récit en leur faveur est une tactique très courante, mais qui n’est malheureusement pas combattue de manière assez intensive pour que le public comprenne le phénomène, puisse lire entre les lignes et proposer des contre-arguments qui participent au débat. Ma peur vient donc plus précisément du fait que ces personnes infiltrent des postes de pouvoir importants sans que l’on s’en aperçoive ou qu’elles parviennent à faire taire l’opposition par des calomnies sur les réseaux sociaux ou à les épuiser en les menaçant de poursuites judiciaires. « Les « agenouillés » ne sont qu’un symptôme de ce malheureux processus.
Nada Topic Peratović est la fondatrice du Center for Civil Courage qui promeut l’humanisme, la laïcité et le féminisme par le renforcement des droits humains en Croatie.
© DR
Les mouvements de droite chrétienne, comme GROZD, Vigilare, Au nom de la famille… sont bien vivants en Croatie. Que pouvez-vous nous dire à leur sujet ? Ont-ils l’oreille des sphères politiques ?
Ces organisations sont pour la plupart fondées par un seul et même groupe de personnes. Dans le cadre de leur stratégie, la création de plusieurs formations vise à convaincre le public qu’ils constituent une sorte de « majorité » et bénéficient d’un large soutien à leur plaidoyer. Certains sont, selon les affirmations de journalistes d’investigation, liés à l’Opus Dei, groupe fondamentaliste au sein de l’Église catholique, d’ailleurs mal vu par de nombreux catholiques, ainsi que par certains citoyens émanant des milieux universitaires. Ils viennent aussi des milieux d’extrême droite – voire sont membres du parti. Ils adoptent une approche intellectualisante pour étayer leurs arguments et les professer à des gens ordinaires qui sont confrontés à de la désinformation de type propagande. Ils diffusent ces mensonges pour semer la peur parmi des personnes peu instruites et économiquement opprimées. De leur côté, le gouvernement et le Premier ministre brandissent une politique et des valeurs européennes modernes tout en ignorant ou en tolérant ces activités. La principale raison réside probablement dans la relation entre l’État et l’Église, dont le soutien est encore nécessaire à des fins politiques. D’ailleurs, les enfants croates ne bénéficient toujours pas d’une éducation sexuelle complète à l’école, le droit à l’avortement est constamment attaqué et les taux de violence domestique sont en augmentation, bien que notre Premier ministre soit fier de son prétendu soutien aux droits des femmes. En fin de compte, en ignorant ces mouvements et en leur permettant d’occuper l’espace public pour promouvoir des opinions dangereuses et dépassées, le gouvernement les encourage silencieusement tout en conservant son image de modernité : c’est une stratégie marketing.
En avril, l’extrême droite a réalisé un score inattendu et vient d’entrer au gouvernement. Cela vous effraie-t-il et quels effets craignez-vous de leur participation au pouvoir ?
Même si cela semble être une évolution assez inquiétante, d’après ce que nous avons vu jusqu’à présent, ce parti d’extrême droite n’a pas été en mesure de négocier des positions significatives et est apparemment tenu à distance par le HDZ (Union démocratique croate, le parti conservateur de droite dominant, NDLR). Nous avons entendu certaines voix qui se battent pour s’opposer à l’idéologie du genre2, en sapant les efforts visant à protéger les femmes contre la violence sexiste, en menaçant de se retirer de la Convention d’Istanbul, mais nous ne pensons pas qu’elles seront un jour capables de le faire. Leurs représentants sont ridicules et manquent d’éducation, c’est à la fois choquant et même parfois amusant. Il est très peu probable qu’ils aient une autre chance de participer au gouvernement. Je pense que l’infiltration silencieuse des institutions mentionnée plus haut est bien plus dangereuse que le fait que les membres de tels partis expriment des opinions très attendues, sachant qu’ils ne peuvent mettre en œuvre aucune d’entre elles.
Est-il possible selon vous de mener à la fois une transition sociale et environnementale ?
L’Église est la cause directe du manque d’éducation sexuelle et à la santé dans les écoles, ainsi que de l’existence de manuels scolaires discriminatoires. Cela passe par le livre de biologie qui occulte les images et descriptions des organes sexuels féminins, par exemple, ou des livres d’éducation religieuse affirmant que l’athéisme est une mauvaise doctrine qui a « conduit à Auschwitz », associant l’absence de foi en une entité supérieure et un manque de morale. La mise en œuvre d’une éducation sexuelle, voire d’une alternative à l’éducation religieuse, est activement et continuellement empêchée par l’Église et le parti au pouvoir. On peut ne pas s’inscrire au cours de religion, mais cela conduit à devoir exposer son enfant à la classe qui suit majoritairement ce cours. Et de toute façon, l’élève est souvent assis à l’intérieur de la classe, même si les parents ne souhaitent pas que son enfant participe au cours. Chaque contribuable cofinance l’Église, un cadre juridique permettant l’apostasie n’a jamais été introduit, ni sérieusement discuté. Il est intéressant de noter que les Croates sont pour la plupart laïques et pas profondément religieux. Malheureusement, ils n’aiment pas non plus se démarquer et ont tendance à se conformer pour ne pas être harcelés ou interrogés3.
L’Église et le sentiment d’appartenance patriotique sont étroitement liés en Croatie.
© Sandra Evrard
- Un reportage sera ultérieurement publié à ce sujet.
- Depuis cette interview, le département d’études sur le genre qui devait ouvrir cette année à l’Université de Zagreb n’a pas reçu son homologation sur décision du parti d’extrême droite.
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