Croatie,
la nouvelle Pologne ?

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 28 septembre 2024

Photo © Pilotsevas/Shutterstock

En Europe, ce n’est pas parce que l’interruption de grossesse est légale qu’elle est pour autant facilement accessible. Sous l’ancienne législature, la Pologne l’avait quasiment interdite, en Italie, trouver un médecin qui ne brandisse pas l’objection de conscience relève de la gageure, mais il est aujourd’hui un autre pays où l’IVG est aussi fortement entravée : la Croatie. Alors, pour aider les femmes prises au dépourvu face aux freins érigés contre leur droit à l’avortement, d’autres femmes, les brave sisters, se mobilisent. Elles les guident dans leurs démarches et parfois les accompagnent à l’étranger lorsque ce n’est plus possible dans ce pays des Balkans. Avorter en toute sororité, c’est le troisième reportage effectué en Croatie, dans le cadre de notre série « Quand l’État de droit manque d’effectivité ».

La sororité au secours de l’IVG

« Nous étions en 2020, en pleine pandémie et j’ai vu le message de Nada Topic Peratović1 qui cherchait des brave sisters2, c’est-à-dire des femmes pouvant accompagner d’autres femmes qui souhaitent avorter, mais qui rencontrent des problèmes pour y parvenir, soit faute d’information ou parce qu’elles ne trouvent pas d’hôpitaux qui acceptent leur demande, notamment à cause de l’objection de conscience des médecins qui avoisine les 60 %. J’ai saisi mon ordinateur et j’ai écrit : « Je souhaite devenir une brave sister, comment puis-je aider ? » Et peu de temps après, elle me contactait : « Zorana, je dois te demander quelque chose, mais sens-toi libre de refuser. Tu ne peux pas imaginer combien de femmes m’ont déjà contactée depuis le message que j’ai posté, mais il y en a une qui est dans l’urgence : il faut l’accompagner en Slovénie pour son IVG car elle ne peut pas le faire seule » », explique d’emblée Zorana Juričić. Cette femme de 48 ans, rencontrée à Zagreb, dégage une agréable bienveillance et une certaine zénitude. Pourtant, se rendre avec une inconnue dans un hôpital slovène en pleine pandémie ne s’est pas fait sans angoisse. « Je me suis sentie tiraillée, car d’un côté, je voulais réellement m’impliquer lorsque j’ai proposé mon aide, mais d’un autre côté, nous étions en pleine pandémie, j’ai des enfants, je travaille et j’étudie en même temps. Et puis, je n’étais pas encore formée, je ne savais pas vraiment comment cela allait se passer. Je me suis dit : oh là là, je vais emmener une inconnue dans ma voiture, je devrai faire un test Covid et invoquer une bonne raison pour me rendre en Slovénie. Puis je me suis ressaisie et je me suis dit : ne réfléchis pas trop, une femme a besoin de ton aide, vas-y ! C’est l’inconnu pour moi comme pour elle et c’est pire pour elle ! », confie la première brave sister du réseau.

Cette enquête en Croatie a été menée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Slovénie, Bosnie : avorter à l’étranger face aux écueils croates

Devoir avorter à l’étranger faute de praticien disponible n’est pas rare en Croatie. En avril 2022, l’histoire de Mirela Čavajda avait d’ailleurs défrayé la chronique. Enceinte de 25 semaines, la future maman apprend que le fœtus est atteint d’une grave tumeur logée sur le cervelet et que ses chances de survie à la naissance sont quasi nulles. Elle choisit alors d’avorter, mais aucun médecin n’accepte sa demande, préférant lui conseiller d’attendre que le bébé meure naturellement… ou prétextant un diagnostic peu clair. Au-delà du délai légal de dix semaines, une commission peut pourtant approuver l’interruption de grossesse, entre autres dans les cas de graves handicaps physiques ou mentaux congénitaux, ce qui était le cas de Mirela Čavajda, qui n’aurait donc jamais dû se trouver au cœur de ce chantage moral. Elle devra finalement avorter en Slovénie, pour le coût exorbitant de 5000 euros. Dans son cas, vu la situation scandaleuse et dramatique à laquelle elle fut confrontée, la solidarité et les dons lui ont heureusement permis de couvrir cette intervention.

Des sisters qui pallient les manquements de l’État

Afin de faire face aux besoins des femmes qu’elles acceptent d’aider, les brave sisters reçoivent une formation portant sur toutes les questions (techniques, éthiques et législatives) relatives aux interruptions de grossesse. Des créneaux sont organisés pour qu’une d’entre elles soit toujours en mesure de répondre endéans l’heure à un appel urgent ou à un mail adressé à l’association. Les demandes sont aussi diverses que leurs profils, certaines étant étudiantes, femmes seules, en couple, déjà mères de plusieurs enfants. Aujourd’hui, après quatre ans d’existence, les brave sisters savent aussi dans quel hôpital trouver un médecin qui ne soit pas objecteur de conscience, obtenir des rendez-vous rapidement et déconstruire la désinformation au sujet des IVG… Si la première année, 28 femmes ont sollicité l’intervention des brave sisters, elles étaient 400 en 2023, leur nombre ne cessant de croître.

« On ne sait jamais à quoi s’attendre »

« La première fois que vous faites cela est clairement la plus difficile », explique Zorana. « Aujourd’hui, je dis aussi aux plus jeunes : n’ayez pas peur, nous sommes-là pour aider, même si nous ne savons jamais à quoi nous attendre. Il faut répondre à leurs besoins, mais c’est aussi humain de faire des erreurs. Si c’est le cas, vous vous excusez, c’est tout. Le plus précieux, c’est l’empathie humaine. C’est un acte de solidarité. Lorsque les femmes arrivent à l’hôpital, elles sont la plupart du temps très humbles, elles n’arrêtent pas de s’excuser. Le fait de ne pas être seules, que je puisse défendre leur droit à l’avortement devant le médecin change l’attitude de celui-ci », relate la Zorana avec un large sourire. Force est de constater que leur accompagnement au sein des hôpitaux est souvent nécessaire pour faire respecter la législation.

« Je ne veux plus jamais voir de femme pleurer, donc tant que je le pourrai, j’aiderai, c’est mon moteur. Ce groupe est uni autour d’un même objectif et c’est puissant », explique quant à elle Romana Jakasa, 36 ans, étudiante en sociologie. Lors du premier contact, la brave sister les accueille de sa voix calme. Sa première approche a un but : les rassurer. Puis les informer et les accompagner lorsqu’elles le demandent. Très vite, la confiance s’installe et la sororité agit. Dans la région de Split où elle réside, l’accès à l’avortement est encore plus compliqué à cause de la pression du patriarcat religieux en Dalmatie. Lors de notre rencontre, Romana était justement de garde pour le soutien au réseau et elle avouait devoir traiter au moins trois cas par jour. « La plupart appellent la peur au ventre et souhaitent que cela aille vite ! Hier, j’ai eu une femme au téléphone qui voulait avorter directement. Elle faisait cela en cachette de son mari et est partie avorter à une heure de chez elle. Je lui ai dit d’y aller avec une amie, car elle voulait reprendre la route toute seule à son retour, après l’intervention ».

La culpabilité religieuse

Dans certains hôpitaux comme celui de Sveti Duh (le Saint-Esprit), appartenant à la ville de Zagreb, aucun médecin n’accepte de pratiquer l’avortement. Sur 359 gynécologues croates exerçant dans les hôpitaux publics, 195 refusent de pratiquer des IVG en raison de l’objection de conscience.

Les stratégies adoptées pour contourner la loi sont multiples. Certaines cliniques prétendent ne pas posséder de service permettant de pratiquer l’IVG, d’autres ne fonctionnent que sur rendez-vous et proposent des dates si éloignées que les femmes dépassent les dix semaines autorisées, ou lorsqu’elles obtiennent enfin un rendez-vous, leur font entendre les battements de cœur de l’embryon pour les dissuader d’avorter. « J’entends beaucoup d’histoires tristes. De femmes qui ont vraiment besoin de soutien. C’est quelquefois compliqué, car je suis athée et je me suis retrouvée face à des femmes croyantes qui souhaitaient avorter et qui me demandaient si tous les péchés sont pardonnés lorsqu’on se repent. Je pense que ces femmes sont celles qui souffrent le plus. Ici, on sent le poids de l’Église et des groupes religieux. Récemment, une femme m’a également contactée en m’expliquant qu’elle était contre l’avortement, mais que sa situation emprunte de violences intrafamiliales l’exigeait. Elle devait cacher sa démarche à son mari, très religieux, et à ses enfants, ce qui provoquait beaucoup de stress. Surtout que la plupart de ces femmes veulent avorter dans une autre ville que celle où elles résident pour éviter de rencontrer quelqu’un qu’elles connaissent et être stigmatisées. De plus, à Split, il n’y a qu’un gynécologue qui pratique les IVG. Il est chef de service, donc c’est plus facile pour lui, il ne risque pas d’être licencié ».

L’Église est omniprésente dans toute les strates de la société croate.

© Sandra Evrard

Avec ses lunettes rouges qui lui donnent un petit air espiègle et dynamique, Jasenka Grujić Koračin, gynécologue médiatisée pour son soutien à l’avortement et aux droits des femmes confirme que pratiquer l’IVG dans les hôpitaux publics n’est pas bien considéré. Et que les médecins qui acceptent de la pratiquer craignent de ne plus faire que cela, car trop peu nombreux face aux refus de leurs confrères. C’est l’un des autres freins à l’accès à l’avortement, d’autant que les plus jeunes médecins ne sont pas intéressés de se former à cet acte médical, ce qui pose question sur la relève.

Une objection à la carte

Mais les problèmes d’accès à l’IVG résultent aussi de manœuvres hypocrites et cupides de la part du corps médical. Un certain nombre de médecins qui refusent d’effectuer un avortement à l’hôpital public dans lequel ils travaillent redirigent les patientes vers leur bureau privé l’après-midi. « Le secteur privé n’est pas bon pour la médecine. L’assurance santé croate ne couvre pas les montants demandés (environ 500 euros dans le privé, près de la moitié dans le public) et cela impacte la santé des femmes. Cette pratique réduit encore les possibilités d’avortement à l’hôpital », explique la gynécologue Jasenka Grujić Koračin.

Et si ce n’était pas suffisant, même la pilule abortive pose problème. Très peu d’hôpitaux pratiquent l’avortement médicamenteux, donc dans une majorité de cas, les femmes ne peuvent choisir de méthode, ce qui ajoute de la lourdeur à leur démarche. « Cela résoudrait pourtant partiellement le problème des objections de conscience puisque pour beaucoup de cas il ne serait pas nécessaire de recourir à l’intervention chirurgicale, les médecins n’auraient qu’à prescrire la pilule du lendemain », argue la gynécologue.

Un avenir sombre ?

Vu tous les freins auxquels sont confrontées les femmes croates, Romana confie elle aussi sa crainte d’un retour en arrière, vers ces temps sombres où il fallait avorter clandestinement à la maison. « Un jour, j’ai payé une consultation auprès d’un gynécologue uniquement pour obtenir des informations sur l’avortement dans ma région, le coût, la méthode, etc. Et il m’a dit : Ceci n’est pas bien vu par Dieu. Ces médecins exercent sous le prisme religieux ». En dehors des cliniques, la pression s’exerce aussi. La confrontation avec les groupes anti-choix qui viennent manifester devant les centre d’avortement, comme aux Etats-Unis, est fréquente. « L’Église a obtenu l’accord du ministère de la Santé pour pouvoir laisser entrer les anti-choix dans certaines cliniques. Ces mouvements fondamentalistes m’envoient aussi du matériel anti-IVG », explique Jasenka. Dans un pays où le droit à l’IVG devrait fêter ses 50 ans d’ici quelques années, ce revirement de valeurs laisse perplexe. La plupart des femmes rencontrées estiment que leurs mères et grand-mères disposaient sans problème de leurs droits autrefois, sous le régime de la « république fédérative socialiste de Yougoslavie », ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. « Les mentalités changent en Croatie. On voit chaque fois plus de croix partout, des statues de Marie au sein des hôpitaux, des livres religieux à la poste alors que c’est une entreprise d’État », se révolte Romana.

Manifestation pour le droit à l’IVG à Zagreb.

© Shutter Bots Club/Shutterstock

L’IVG dans la Constitution et pourtant…

L’action des brave sisters fait un peu songer à celle du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), un réseau de femmes et de médecins qui pratiquaient les avortements en France avant la légalisation, en 1975, par la loi Veil. Sauf qu’ici en Croatie, l’avortement est légal et même inscrit dans la Constitution. Les stratégies adoptées par certains praticiens et hôpitaux pour ne pas effectuer d’avortement contreviennent à la Loi relative aux mesures sanitaires pour l’exercice du droit à la libre décision en matière de procréation inscrite dans la Constitution et qui indique spécifiquement dans son article 23 que « la procédure d’interruption de grossesse est urgente », mais aussi que « l’interruption de grossesse est un acte médical » et que ce choix relève uniquement de la décision de la femme enceinte de plus de 16 ans (en deçà, le consentement des parents est requis) dans le délai de dix semaines depuis la conception (donc 12 semaines d’aménorrhée) et qu’elle sera dès lors dirigée vers un médecin pratiquant l’interruption de grossesse. En cas de dépassement du délai, une commission peut être saisie pour analyser les indications médicales et un recours auprès d’une deuxième commission est également prévu par la loi. Ce n’est donc pas du côté législatif que l’atteinte au droit fondamental des femmes à l’autodétermination, à la dignité et à la santé, fait défaut, mais du côté des valeurs et de la morale traditionnelle brandies par certains groupes et partis extrémistes pour empêcher ce droit d’être réellement effectif.

La loi ne suffit pas

En 2017, la Cour constitutionnelle de la République de Croatie (USUD) avait demandé au gouvernement d’élaborer une nouvelle loi sur l’avortement dans un délai de deux ans, ce qui n’a jamais abouti. Malgré tout, l’USUD n’avait pas non plus accordé au fœtus le statut de détenteur du droit constitutionnel à la vie à tous les stades de développement, malgré la pression de la Droite chrétienne. Fort heureusement pour les femmes croates, l’avortement n’a pas été déclaré inconstitutionnel ni interdit en 2017, le texte soulignant l’importance « de garantir non seulement la vie en tant que telle, mais en même temps de protéger la dignité de la femme, son droit à la liberté et à la personnalité (article 22 de la Constitution) et sa vie privée (article 35) ». Si la législation croate relative à l’IVG est certes perfectible, aujourd’hui, le problème est avant tout celui de son effectivité. Quand le respect de l’Etat de droit n’est plus observé, les droits fondamentaux se délitent. Mais au-delà de ce vocabulaire formel, ce sont des situations humaines dramatiques, des souffrances, qui se multiplient, avec le sentiment de devoir se battre contre des moulins à vent et que la démocratie n’est plus assez forte pour protéger ses citoyen.ne.s.

Le poids de la Droite chrétienne

« Lorsque les médecins refusent de pratiquer un avortement pour des raisons morales, je rappelle que nos patientes ce sont les femmes, pas les fœtus. L’autonomie ne s’acquiert qu’à la naissance. Le reste relève de considérations religieuses. L’Église met la pression sur les femmes, c’est un problème de misogynie. Vouloir criminaliser l’avortement résulte d’une idéologie, alors qu’en fait, l’IVG est une question de santé. En agissant ainsi, ils signifient que nous ne sommes pas égaux, que les femmes sont des esclaves, de simples utérus », s’exclame Jasenka Grujić.

Si l’Église jouit d’un poids considérable dans la société croate, depuis 2016, les groupes de droite chrétienne, extrêmement conservateurs, gagnent également en puissance dans le pays. Leur stratégie s’appuie sur différentes actions : la recherche de relais politiques au niveau national et international en vue d’imposer un agenda législatif conservateur (leur mantra est la « restauration de l’ordre naturel »), accompagné d’opérations de sensibilisation auprès de la société croate via des ONG qui dévoient les droits fondamentaux en utilisant le vocabulaire classique du droit, mais dans une optique conservatrice et délétère pour les droits des femmes et autres minorités.

La Droite chrétienne est fort présente avec différents groupes en Croatie. Ici, des hommes prient « le chapelet » pour le retour du patriarcat, la vertu des femmes et l’interdiction de l’IVG.

© Sandra Evrard

Liens entre Droite chrétienne et extrême droite

En Croatie, cette mouvance réactionnaire est pilotée par une femme puissante qui a échafaudé une constellation de liens entre des représentants très conservateurs de l’Église, des groupes de Droite chrétienne et des leaders politiques de droite conservatrice et d’extrême droite. Željka Markić est à la fois à l’initiative des « marches pour la vie » (comprenez anti-IVG) et dirigeante du mouvement de droite croate U ime obitelji (Au nom de la famille), composé de membres organisés et financés par de puissants réseaux issus à la fois d’oligarques russes, mais surtout de riches conservateurs américains. En 2017, l’un des conseillers du Premier ministre, Stjepo Bartulica (lui-même membre de l’Opus Dei) était présent parmi les manifestants de l’une de ces marches, en compagnie de la femme du Premier ministre, qui s’était fendu d’un : « Toute personne raisonnable devrait soutenir la Marche pour la vie », sortant de son rôle de réserve. Et ces actions font mouche ! En 2017, une marche anti-avortement réunissait déjà 20 000 manifestants, soit deux fois plus qu’en 2016. En 2024, ces marches se sont multipliées, drainant des milliers de personnes dans les rues des différentes villes chaque semaine. Surfant sur la droitisation de la politique croate et l’arrivée de l’extrême droite au gouvernement en avril dernier, ces groupes extrémistes religieux ont l’oreille de certains leaders politiques, qui ne font pas dans la dentelle. Il y a quelques années, Miroslav Skoro, chanteur et candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle de 2019, affirmait par exemple qu’en « cas de grossesse après viol, les femmes devraient obtenir l’accord de leur famille avant de prendre la décision d’avorter ou non ». Des propos d’un autre âge qui ne sont pas si rares que ça dans ces milieux extrémistes.

Sortir de la Convention d’Istanbul

« Il y a en effet une influence mutuelle avec les mouvements de Droite chrétienne et la droite conservatrice. En 2013, nous avions eu un référendum constitutionnel concernant la limitation du mariage entre une femme et un homme (qui a été accepté à 65,87%, NDLR) et ces groupes se sont alors terriblement développés, rejoignant l’agenda de la droite populiste. Ils ont pu tester leurs thèses auprès du grand public et cela a préparé le terrain pour l’extrême droite qui est maintenant au gouvernement », explique Iva Davorija, responsable des projets éducatifs et préventifs de SOS Rijeka, une association de lutte contre les violences envers les femmes.

Derrière ce référendum pour le maintien du mariage traditionnel entre un homme et une femme, on retrouve à nouveau… l’influente Željka Markić, qui explique ouvertement sur le site Internet de son organisation « Au nom de la Famille », avoir organisé ce référendum au nom de « tous ceux qui promeuvent les valeurs humaines universelles – le mariage et la famille ». « Dans certaines parties de la société croate, le processus de sécularisation n’a même pas vraiment débuté. L’Église définit moralement la société et les partis de droite conservatrice souhaitent même sortir de la Convention d’Istanbul, qu’ils associent à la promotion de la théorie du genre, mais aussi à l’avortement. C’est sur la table. Cela arrivera t’il réellement ? Je pense que tout dépendra dans quel sens penche la balance entre le parti principal (NDLR, HDZ) et l’extrême droite (DP), ainsi que le poids que cette dernière aura au niveau européen », estime Iva Davorija. N’étant pas à une contradiction près, devinez qui s’est aussi opposée à la Convention d’Istanbul ? Le droit des femmes à disposer de leur corps, mais aussi d’être légalement protégées des violences de genre ne font pas partie du répertoire très personnel des « valeurs humaines universelles » de Markić, malgré sa formation de médecin. Sachant que la Croatie figure à la 3e place des pays européens ayant le taux le plus élevé de féminicides3 et que ceux-ci augmentent drastiquement ces dernières années, ce type de position fait froid dans le dos.

La science dévoyée

Si la Droite chrétienne fait peu de cas des droits fondamentaux, il en est de même de leur conception de la science. Le 12 septembre dernier, Maja Fabris, coordinatrice de la « Marche pour la vie, la famille et la Croatie » affirmait par exemple que leur initiative « repose sans compromis sur la position selon laquelle chaque vie humaine a une valeur en soi et que la science a confirmé que la vie humaine commence avec la conception ! », ajoutant que « cette vérité devrait atteindre chaque personne ». Cette croyance scientifiquement non prouvée a malheureusement atteint certains membres des hautes sphères du pouvoir croate, mais aussi les cénacles européens et onusiens au sein desquels la puissante Željka Markić possède, là encore, des relais. Le média Novosti4 révélait notamment en mars 2024 des échanges de mails entre Markić et Stefano Gennarini, employé à l’organisation ultra-conservatrice américaine C-Fam (Center for Family & Human Rights), agence de lobbying ayant entre autres conseillé Donald Trump et ayant des relais aux Nations-Unies pour peser sur les questions éthiques. Un petit tour sur leur site web permet de comprendre rapidement leurs positions, à la seule lecture des titres de leurs communiqués : « Témoignage au Sénat : l’avortement n’aide pas les mères », « Analyse : l’Occident peut-il imposer un droit humain à l’avortement et à l’homosexualité ? », « Les États-Unis et l’UE prennent l’aide alimentaire en otage de l’agenda LGBT »…

Selon les mouvements fondamentalistes anti-choix, la vie commence dès la conception. Une théorie sans fondement scientifique qui convainc pourtant certains médecins objecteurs de conscience.

© PanuShot/Shutterstock

Un Projet 2025 bien avancé en Croatie ?

D’après le média Novosti, Markić et le parti d’extrême droite croate sont aussi proches des auteurs du Projet 2025, feuille de route élaborée par The Heritage Foundation, institut de lobbying déjà actif lors de l’élection de Ronald Reagan, et prêt à dérouler son programme si Donald Trump remporte les élections. Même si pour des raisons électoralistes, ce dernier s’est récemment distancié de ce projet, il reste très proche de son idéologie. Le directeur du Projet 2025 n’est d’ailleurs autre que l’ancien chef de cabinet de gestion du personnel sous l’administration Trump.

Selon Novosti, « Le Mouvement pour la patrie et Željka Markić collaborent depuis des années avec les auteurs du Projet 2025, un document de la Droite américaine qui ressemble à une feuille de route pour l’introduction du fascisme chrétien aux États-Unis et, par conséquent, dans l’Occident tout entier. L’un des programmes politiques les plus importants de l’histoire du mouvement conservateur a été créé par les mêmes organisations qui, avec Stjep Bartulic, ont organisé des conférences et formé des membres du Mouvement pour la patrie à Zagreb avant les élections de 2020. En tant que ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’Andrej Plenković, Davor Ivo Stier a secrètement garanti, par l’intermédiaire de Željka Markić, que la Croatie voterait à l’ONU conformément à ses exigences réactionnaires. Markić était la stratège et coordinatrice du réseau à travers lequel les signataires du Projet 2025 ont importé en Europe des stratégies contre l’avortement, la violence sexiste et les droits des homosexuels »5.

En bref, ce projet autoritariste entend porter atteinte à l’État de droit et aux libertés fondamentales grâce à un agenda très étayé qui prévoit, selon le programme présenté sur son site, de s’attaquer aux droits reproductifs6, à l’éducation civique en « supprimant les programmes de théorie critique de la race et d’idéologie du genre dans toutes les écoles publiques du pays » et en supprimant également le ministère de l’Éducation (aux Etats-Unis, NDLR), en niant les droits des minorités (l’administration Biden est accusée d’avoir promu l’agenda LGBTQ+), ceux des migrants et en bannissant au passage les politiques de lutte pour la sauvegarde de l’environnement qualifiée de « fanatisme climatique ». Impossible de passer en revue l’ensemble des idées réactionnaires et anti-démocratiques prônées par ce projet, mais l’accointance avec les valeurs poussées par la Droite chrétienne croate et les partis extrémistes et populistes du pays est évidente. Comme le souligne encore Novosti, « l’un des employés de Trump, Max Primorac, est un Américain d’origine croate. Aujourd’hui à la Heritage Foundation, il est également l’auteur de tout le Projet 2025, dans lequel il cherche à diffuser le soft power américain étranger : il promet de remplacer la promotion des droits des femmes et des minorités et la protection de l’environnement en promettant une récompense aux organisations religieuses qui militent pour la lutte contre l’avortement. Il y a un mois, Primorac était l’invité du Forum de Dubrovnik, une conférence internationale organisée par le gouvernement croate. Avant cela, il a rencontré Bartulica7 et Marijana Petir au Parlement . « Nous avons discuté d’une coopération stratégique dans le domaine des politiques conservatrices, de la liberté religieuse et des droits de l’homme »8, a confirmé Bartulica.

© LunoPark/Shutterstock

Prêter davantage attention à ce qui se passe en Croatie

Au vu de ces différents éléments, on peut légitimement se demander si ce pays des Balkans ne constitue pas en quelque sorte un « laboratoire » où s’exercent sans impunité ces courants fondamentalistes et anti-démocratique qui font petit à petit le lit de graves attaques contre l’État de droit. Si le terrain et son histoire nationale sont uniques, ce qu’il se passe en Croatie devrait nous interpeller à l’heure où le droit à l’IVG est chaque fois plus contesté en Europe, comme aux États-Unis.

Si le droit à l’avortement est si frontalement attaqué en Croatie, ce n’est donc pas le fruit du hasard, mais le résultat d’un processus dans lequel l’Église, des groupes religieux fondamentalistes et les partis d’extrême droite et conservateurs s’allient pour réduire les droits des femmes, pourtant inscrits dans la Constitution. Dans ce « jeu » inégal, vicieux et anti-démocratique, les brave sisters ont un peu le rôle de David contre Goliath. Elles agissent là où l’État de droite manque d’effectivité. Depuis quatre ans, elles sont aux côtés de leurs concitoyennes avec le courage de leurs convictions et la sororité comme réseau informel, mais ô combien puissant. N’oublions pas que la légende nous apprend que parfois, ce sont les géants qui succombent.

  1. Lire notre interview : Sandra Evrard, « L’héritage de l’antifascisme doit être préservé », dans Espace de Libertés, no 517, septembre 2024, pp. 60-64.
  2. « Brave Sisters Croatia », mis en ligne sur hrabra.com, 2024.
  3. La Croatie a cependant inscrit le féminicide dans son Code pénal le 14 mars 2024.
  4. Hrvoje Šimičević, « U mreži Agende », mis en ligne sur portalnovosti.com, 30 mars 2024. Notons en passant que lors de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en avril dernier, l’une des premières mesures qu’a souhaité imposer le parti extrémiste Mouvement pour la Patrie, fut la suppression des subsides publics à Novosti…
  5. Hrvoje Šimičević, « Projekt srednji vijek », mis en ligne sur portalnovosti.com, 26 juillet 2024.
  6. Le mandat de leadership du Projet 2025 appelle le gouvernement à se conformer aux lois qui empêchent le financement fédéral de l’avortement. Il demande également un soutien fédéral aux alternatives à l’avortement, y compris l’adoption. Cf. « The truth about Project 2025 », mis en ligne sur www.project2025.org.
  7. Homme politique croate du Mouvement pour la patrie, membre du Parlement, député européen dans le groupe ECR.
  8. Hrvoje Šimičević, op. cit.

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