Là-bas
L’intégrisme catholique :
un danger pour les droits humains
Sandra Evrard · Rédactrice en chef
Mise en ligne le 25 novembre 2024
En Croatie, les violences envers les femmes inquiètent la société civile. Le pays affiche le troisième taux de féminicides en Europe et les attaques contre les droits des minorités se multiplient ces dernières années. Des mouvements issus de la droite chrétienne intégriste, proches de l’extrême droite, s’en prennent plus particulièrement aux droits reproductifs, forts de leur réseau tentaculaire et de larges financements. Reportage au cœur de cette inquiétante mouvance.
Photo © Sandra Evrard
Premier samedi du mois d’août. Huit heures du matin. Un soleil de plomb écrase déjà la Dalmatie. Les premiers touristes pointent leurs sandales et déambulent parmi les vestiges ancestraux hérités de la domination, ici romaine, là byzantine ou vénitienne… Rendez-vous était fixé avec l’artiviste Arijana Lekić-Fridrih à Split. Rendez-vous manqué puisqu’elle n’a pas reçu l’accord de manifester de la part de la municipalité. « Je demande chaque fois l’autorisation et généralement, je l’obtiens, mais pas ici, à Split. Pourtant, les “hommes agenouillés” peuvent manifester, eux ! » Arijana est une figure de proue de la résistance face aux attaques contre les droits des femmes et combat une domination patriarcale très vivace et organisée en Croatie. « Je les ai vus pour la première fois par hasard un samedi matin où j’allais au marché à Zagreb. J’ai « googlisé » les slogans inscrits sur leurs banderoles et j’ai compris. Il y avait eu des groupes similaires en Pologne, les gens n’ont pas réagi et voyez ce que c’est devenu. J’ai décidé d’agir, car il n’y a pas de raison que cela se passe différemment ici. Parallèlement, le nombre de féminicides s’est terriblement accru. Et ces groupes incitent clairement à la violence. » Cette artiste qui travaille depuis des années sur la thématique de la défense des droits des femmes s’est rendue célèbre depuis deux ans pour ses performances face aux klečavci, des hommes qualifiés d’« agenouillés » car ils prient le rosaire à genoux chaque premier samedi du mois sur les places publiques de Croatie. Voici deux ans, ils ont fait leur apparition pour la première fois sur la place principale de Zagreb, où trône la statue de Josip Jelačić Bužimski, ancien ban de Croatie (le pays était à l’époque sous domination hongroise). Aujourd’hui, ces groupes de prieurs qui revendiquent l’appellation de « Chevaliers du cœur immaculé de Marie »1 ont conquis une dizaine de villes du pays. Leur motivation ? Restaurer l’autorité patriarcale, prôner la vertu et la modestie des femmes, lutter contre le droit à l’avortement2.
Ce reportage en Croatie a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Des fascistes chrétiens aux masculinistes
Cette mouvance que l’on qualifie aussi de « fascisme chrétien » est constituée d’hommes qui estiment que leur masculinité est menacée par les valeurs égalitaires des sociétés occidentales. Mais on y trouve aussi des membres de l’extrême droite actuelle, d’anciens Oustachis3 et des délégués issus de l’Église catholique. C’est le cas de Vice John Batarelo, qui a dirigé le Bureau pastoral de la famille dans l’archidiocèse de Zagreb, avant d’être destitué. On le dit proche d’Ordo Iuris, association chrétienne extrémiste qui a influencé la politique anti-avortement en Pologne ces dernières années. Celui qui fut aussi directeur adjoint de l’ONG Caritas en Croatie est à l’origine de la visite du pape Benoît XVI en 2011, et a affirmé sur Facebook lors de l’une de ses participations à la prière du chapelet : « Nous avons occupé cette place, nous vaincrons spirituellement toute la Croatie. » Guère surprenant, il contribue également à la coordination des marches anti-IVG de l’association Au nom de la famille. Mais il est aussi et surtout président de Vigilare, une association catholique extrémiste qui promeut « le droit à la vie dès la conception et le droit à la mort naturelle » et prône l’interdiction du mariage entre personnes du même sexe.
La vision de la société de Vigilare est sans conteste très conservatrice. Sur son site Internet, on peut lire ceci : « Nous n’accepterons pas la dépravation morale, la destruction de la famille, le meurtre d’enfants à naître et l’humiliation de la patrie. Nous faisons un bon travail en dénonçant ce jeu dans la société où des forces diaboliques tentent d’étouffer l’esprit croate originel – l’esprit chrétien – qui nous a soutenus pendant des siècles et qui est partie intégrante de notre identité nationale et de l’identité des individus. » Un site qui est alimenté quotidiennement par une actualité « choc » sur leurs sujets de prédilection (par exemple, « Espagne : de plus en plus de femmes tuent leurs propres enfants », « Propagande de genre et harcèlement : la rentrée scolaire en France est pleine d’inquiétude », etc.). On y lit aussi d’autres litanies anti-athées et anti-laïques, avec une approche victimaire qui singe la rhétorique propre aux ONG de défense des droits humains pour faire passer leurs messages inégalitaires et anti-droits des minorités. Mais on y fait aussi la promotion d’un livre dédié au cardinal Alojzije Stepinac, ancien archevêque de Zagreb béatifié par Jean-Paul II malgré les accusations de collaboration avec les Oustachis.
Parmi ces manifestants, certains sont toujours actifs au sein de l’Église, tels que le prêtre Bozidar Nagy qui avait affirmé l’année dernière à la télévision croate que « les femmes doivent veiller à ne pas inciter les hommes à pécher par leur comportement et leurs vêtements ». Cet ancien rédacteur du programme croate de radio Vatican à Rome et professeur de religion dans les lycées de Zagreb et d’Osijek, a également ajouté que « les femmes musulmanes sont couvertes et décentes, un vrai défi pour les nôtres » ! Chez les prieurs, on trouve aussi des masculinistes, un courant qui surfe sur une supposée crise de la masculinité. L’initiateur de la première prière sur la place de Zagreb, Krunoslav Puškar, également initiateur du projet « Be manly », affirme par exemple que l’avortement est dû à une crise de la masculinité et de la paternité. Il organise d’ailleurs des contestations devant les centres de santé qui pratiquent les avortements, pour tenter de dissuader les femmes d’aller au bout de leur projet. Là encore, le dévoiement rhétorique est stupéfiant, puisque la négation du droit des femmes à l’autodétermination est noyée dans un narratif illibéral bien rodé.
Résister, à Trogir comme ailleurs
Face à ces courants conservateurs qui visent à détricoter les droits des femmes, des activistes s’organisent pour contrer leurs actions et leurs messages. Faute de pouvoir suivre Arijana à Split, mon point de chute sera donc Trogir, située 30 km plus loin. La charmante petite cité moyenâgeuse, inscrite sur la liste du patrimoine de l’Unesco, est aussi sujette aux prières publiques le premier samedi de chaque mois. La veille, j’ai rencontré Ružica Jakšić, qui organise chaque mois la résistance locale. « J’ai commencé mon activisme en mars dernier, inspirée par l’action d’Arijana Lekić-Fridrih, qui performe seule face à ces hommes. Je me suis dit que je devrais aussi le faire. » Cette femme politique de 60 ans est également vice-présidente du bureau du Forum des femmes du SPD (parti social-démocrate). « Cet engagement me donne de la force. Au départ, les contestataires étaient toutes membres de mon parti, mais aujourd’hui, chaque fois plus de simples citoyen.ne.s nous rejoignent », explique-t-elle.
À Trogir, la politicienne Ružica Jakšić organise la résistance face aux agenouillés.
© Sandra Evrard
Un petit groupe d’hommes sort de la cathédrale romane de Trogir. « Ils vont toujours y prier avant de venir s’agenouiller sur la place », m’avait prévenue Ružica. Arrivés plus tôt que prévu, peut-être à cause de la chaleur ou pour échapper à la confrontation avec les activistes, ils posent leurs coussins par terre, s’agenouillent, déploient leurs chapelets et joignent leurs mains en cœur. L’un d’entre eux sort un petit livre et entame la prière du chapelet, lequel est égrainé en boucle en fonction des différentes prières énoncées à voix haute et répétées en cœur par les agenouillés. Ils ne sont pas très nombreux, une petite dizaine au plus. « La ville de Trogir n’est pas très grande, je les connais tous. L’un est urgentiste et a été condamné parce qu’il avait volé le portefeuille d’un malade dans l’ambulance, un autre battait sa femme, il ne peut plus voir ses enfants. Ce sont souvent des hommes au comportement problématique. » Face à eux, les activistes sont à présent en place. Un homme – un seul parmi la dizaine de femmes – arbore une affiche sur laquelle est inscrit : « Mari d’une sorcière et fier de l’être. » « Je suis croyant, mais ça, c’est n’importe quoi. Ils veulent nous ramener au Moyen Âge », me glisse-t-il dans l’oreille. Sur les pancartes, les slogans sont clairs : « Vous ne me ferez jamais taire », « Descendante d’une sorcière que vous avez oublié de brûler », et d’autres portant sur le genre. Car hormis les attaques contre les droits des femmes, ce groupe s’érige aussi contre les droits des minorités tels que ceux des personnes LGBTQI+.
En ligne de mire : l’abolition du droit à l’avortement
Mon reportage les incommode clairement. L’un d’entre eux, équipé d’un gilet orange et qui semble s’arroger la mission de chef sécurité de son groupe, me fait de grands signes pour que je dégage. Je feins de ne pas le voir et je me rapproche des activistes. Parmi celles-ci, Vinkica Pastuović et ses deux filles, Carmela et Marta. « Je suis venue avec elles pour leur montrer qu’elles doivent se battre pour leurs droits, car personne ne le fera à leur place. Nous avons peur du “scénario polonais”, que cela se passe de la même façon ici. D’aucuns pensent que ces agenouillés sont inoffensifs, qu’ils ne font rien de mal, mais cela s’est passé de la même manière en Pologne, cela a commencé avec leurs prières, puis les femmes n’ont plus pu décider d’elles-mêmes si elles voulaient avorter ou non. C’est d’ailleurs déjà le cas en Croatie, chaque fois plus de médecins refusent d’effectuer des avortements au nom de la clause de conscience. Notre gouvernement devrait faire quelque chose pour protéger nos droits, pas seulement ceux des femmes, mais aussi ceux des LGBTQI+ et d’autres minorités. Et avec l’arrivée de l’extrême droite, c’est pire. À la place, ils veulent réécrire l’Histoire, ils glorifient des éléments de notre passé qui nous font honte en Europe et ils ont la mainmise sur l’école. » À la fin de la prière, un homme sort du groupe en s’avançant vers les activistes, mais l’intervention de l’unique policier sur la place le bloque dans son élan. Je profite des compétences linguistiques de Vinkica pour demander aux hommes pourquoi ils prient publiquement. Ils refusent de me parler, mais l’un d’eux prend la parole en regardant Vinkica : « Toi, on voit que tu as une bonne âme, mais tu es du mauvais côté. » Nos échanges cesseront là.
« Nous savons que nos manifestations ne les convaincront pas d’arrêter. D’autant plus que beaucoup de gens en Croatie pensent que ces groupes sont pacifistes et qu’ils ont le droit de prier. Mais nous voulons montrer au public leurs messages cachés. Ces personnes qui prient sur les places croates font en fait partie d’un mouvement politique dont le but est l’abolition des droits humains et ceux des femmes en particulier. Donc, chaque mois, nous venons ici en guise d’opposition, avec un message particulier. Une fois, celui-ci était consacré à un féminicide, une autre fois ce sera contre une déclaration de l’Église, et cette fois-ci, c’est contre l’interdiction par l’État, avec le support de l’Église, de l’ouverture du département des études de genre à l’Université de Zagreb. Lors de la conférence des évêques, ils ont annoncé qu’ils ne voulaient pas “se réveiller femme le matin, papillon l’après-midi et comme un homme le soir”. Avec les politiciens conservateurs, ils attaquent ainsi la liberté académique, ils ne veulent pas du progrès, mais des gens non éduqués qui n’ont aucun esprit critique, et qui sont donc manipulables grâce aux peurs agitées face à ce qu’ils ne connaissent pas », ajoute Ružica Jakšić.
« Jamais une agenouillée!!! » Cette femme de Trogir s’insurge contre l’interdiction de l’ouverture du département des études de genre à l’Université de Zagreb.
© Sandra Evrard
L’artivisme comme réponse
Zagreb. Premier samedi du mois d’octobre. Huit heures. Une fine pluie vient de rincer les pavés de la place Ban-Jelačić. Mais ils sont quand même là en nombre. Je croise Arijana qui court acheter deux roses rouges, qu’elle brandit durant sa performance qualifiée de « messe silencieuse ». Pendant une heure, elle restera à quelques mètres des agenouillés, le poing levé. Vingt mètres plus loin, nettement moins silencieux, d’autres activistes agitent des drapeaux arc-en-ciel et des pancartes aux slogans féministes, en frappant sur leurs tambours pour couvrir le son des prières. Plutôt efficace ! À l’autre bout de la place, de grandes affiches de la Vierge Marie flottent dans le vent au milieu d’une centaine de prieurs. Ils sont entourés de barrières Nadar qui forment un enclos impénétrable. Tout autour, une cinquantaine de policiers équipés de gilets pare-balles, de casques, de leurs armes attachées à leur ceinture empêchent tout rapprochement. Le dispositif est impressionnant et semble à première vue disproportionné par rapport à cette manifestation.
Selon Arijana, la Croatie, en tant que pays très touristique, ne peut pas se permettre de débordements. Lors de l’une de ses performances, l’artiviste avait d’ailleurs été malmenée par l’un de ces hommes à Split. « C’était… c’était vraiment dangereux. J’étais seule et la police ne m’a pas protégée. Je m’en suis finalement bien sortie, mais honnêtement, si l’un des reporters présents ne m’avait pas aidée, je ne suis pas sûre que cela se serait bien terminé », avoue l’artiste, alors qu’un groupe de touristes chinois traverse la place, ajoutant une touche surréaliste à la scène.
À Split, l’artiviste Arijana Lekić-Fridrih s’est fait attaquer par l’un des prieurs au cours d’une de ses performances.
© Arijana Lekić-Fridrih
En dehors de l’enclos, composé exclusivement d’hommes, quelques femmes prient également, un bras levé avec un chapelet qui déborde de la main. L’une d’entre elles, qui ne souhaite pas me donner son nom, est venue avec sa sœur et sa mère pour prier « pour Dieu et la patrie », mais aussi pour « bannir l’avortement », m’explique-t-elle. « Nous sommes pour la vie, nous sommes ici en soutien de ces hommes, car c’est difficile, il ne fait pas beau ! » Quand je leur demande si elles ne sont pas gênées par le fait que ces hommes sont contre les droits des femmes, elles répondent que c’est faux. La preuve : elles sont là ! Lorsque je leur demande si elles comprennent ce que font les opposantes qui tambourinent durant ces prières, elles me répondent qu’elles ne savent pas qui elles sont et ce qu’elles veulent. Mes questions deviennent trop dérangeantes, elles s’éclipsent.
Des réactions variées
D’autres femmes qui passaient là par hasard s’arrêtent pour prier quelques instants, sans clairement connaître la motivation de cette manifestation, puis repartent leur sac de courses à la main. D’autres personnes s’interrogent sur la nécessité d’un tel dispositif policier et son coût. Question d’ailleurs posée au ministère de l’Intérieur qui répond, citant les lois sur les rassemblements publics, que le dispositif est proportionné au vu des différents rassemblements ce jour-là et « à l’évaluation actuelle de la sécurité, qui tient compte, entre autres, du fait qu’au cours de la tenue de ces rassemblements publics jusqu’à présent, il y a eu dans plusieurs cas des formes individuelles de perturbation de l’ordre public et de la paix. Le commissariat compétent ayant engagé une procédure correctionnelle à l’encontre de ces personnes ». Le ministère m’indique aussi que « les données sur les coûts du déploiement policier ne sont pas accessibles au public ».
Une quarantaine de minutes et plusieurs prières plus tard, la météo, grise et pluvieuse, semble avoir eu raison du public, qui se fait rare ou traverse très rapidement la place. Une jeune femme suit malgré tout attentivement l’événement. Je l’approche pour connaître son avis sur ces prières publiques. Iva est journaliste pour le média 24sata, mais elle paraît réticente à témoigner, elle me livre ces paroles comme « simple citoyenne », affirme-t-elle. « Je ne suis pas d’accord avec ce que je vois ici. S’ils veulent prier, ils devraient le faire chez eux ou à l’église. Ces hommes ont une vision moyenâgeuse du monde, ils sont contre les droits humains, contre les droits des femmes en particulier. Ils veulent montrer qu’ils sont les maîtres chez eux et que les femmes doivent rester à la maison, s’habiller sobrement. Ils sont contre l’avortement, ils veulent vivre comme autrefois. » Surfant sur cette vague rétrograde, le parti d’extrême droite (le DP, « Mouvement de la patrie », NDLR) qui est au gouvernement depuis le mois d’avril a exprimé sa volonté de déposer une loi qui rémunérerait les femmes qui restent au foyer, comparant au passage cette subvention à celles octroyées pour l’agriculture et le bétail… Déclaration qui en dit long… Ivan, un ami d’Iva, arrive à l’instant. C’est la première fois qu’il vient observer cette manifestation et à première vue, il trouve cela bien que l’on puisse manifester son opinion. « C’est stupide, mais c’est la liberté d’expression », affirme-t-il.
La normalisation d’un narratif
C’est tout le problème de la banalisation et de la normalisation de ces postures anti-égalitaires qui, à force d’être répétées, pénètrent les esprits telle une opinion comme une autre, alors que ces groupes masculinistes et de droite chrétienne possèdent des agendas bien définis. « C’est plus difficile de combattre leurs projets dans la sphère publique lorsqu’ils déclarent qu’ils ne font que prier pacifiquement. Ils normalisent finalement un narratif sur la sortie de la convention d’Istanbul (traité de lutte contre la violence à l’égard des femmes, NDLR), contre l’avortement, en réaffirmant le rôle traditionnel que doivent adopter les femmes au sein de la famille. Ils retournent la rhétorique en affirmant qu’ils ne sont pas contre l’homosexualité, mais pour la famille. Mais si les femmes ne souhaitent pas d’une famille traditionnelle ou d’un homme patriarche, quelle est la prochaine étape ? On les frappe ? Ils copient la manière dont s’expriment les véritables associations de défense des droits humains, en positivant leur rhétorique. Et après deux ans de rassemblements, leurs idées percolent. J’entendais hier quelqu’un affirmer qu’en effet il fallait sortir de la convention d’Istanbul, c’est un débat qui a gagné en légitimité », corrobore Zvonimir Dobrović, directeur de l’ASBL Domino, qui promeut la culture queer à Zagreb. Arijana, qui est désormais accusée par les prieurs d’être contre les religions, confirme ces propos : « Il y a quelques mois, un journaliste de Split m’a appelée, car sa sœur est mariée à l’un de ces prieurs, qui a commencé à la battre. Ces hommes ne sont finalement pas des prieurs et le type de narratif qu’ils défendent contribue à la normalisation de leurs idées. En Croatie, surtout lorsqu’il y a un lien avec la religion, cela retient beaucoup l’attention des gens et leur assentiment. Personne ne se pose alors de question, car nous sommes un pays à prédominance catholique. Pourtant, leur agenda est clair : ils sont anti-avortement et ils veulent sortir de la convention d’Istanbul. »
Face à cette menace, les associations féministes croates sont sur le qui-vive concernant ces questions. La mobilisation de la société civile tente de pallier le manque de soutien institutionnel face à la déliquescence des droits attaqués. « Beaucoup de gens continuent de regarder ces prieurs avec humour, mais une autre partie de la société est très religieuse, et certains ont trouvé le moyen de transposer leurs valeurs au niveau politique. Ces groupes fondamentalistes englobent aussi des Oustachis, qui propagent les idées fascistes, même si l’on doit rester prudentes dans l’emploi de ce mot. Mais une chose est certaine, le manque d’éducation civique et l’enseignement religieux jouent également un rôle. Les droits reproductifs, les violences de genre et contre les minorités sexuelles, mais aussi le harcèlement sexuel, notamment sur le lieu de travail, tout cela est minorisé, censuré et normalisé », confirme Dorotea Šušak, la directrice du Centar za ženske studije (Centre pour les études féminines).
Une mouvance importée
Du côté politique, c’est silence radio. Pour tenter d’attirer l’attention du gouvernement et celle du public sur la gravité des projets soutenus par la droite chrétienne, des membres de la société civile intentent une action en justice au nom de la protection contre les discours haineux. Ils ne se font pas trop d’illusion, car les appuis de ces groupes sont également solides. Ceux-ci ne sont pas isolés et n’arrivent d’ailleurs pas par hasard sur ce territoire des Balkans. Ils bénéficient du soutien à la fois financier, mais aussi logistique, du groupe des prieurs polonais. Certains samedis, des cars d’hommes sont ainsi acheminés depuis la Pologne pour se joindre aux prieurs croates. Ils seraient payés 30 € la journée pour cette participation. « Ils sont liés à Ordo Iuris et proches de Željka Markić, qui est à la tête d’associations comme la Marche pour la vie. Elle a pas mal de soutiens dans la société croate. Je suis certaine qu’ils sont en train de préparer un référendum pour demander l’abolition du droit à l’avortement, ce qu’ils ont déjà fait concernant le mariage pour tous. En contrepartie, comme nous connaissons leur manière de procéder, nous sommes prêtes à réagir. Nous avons ouvert la boîte de Pandore en dénonçant publiquement leur agenda, et des associations effectuent aussi un reporting relatif aux violences envers les femmes, ce qui visibilise le problème », ajoute Arijana.
« Je pense que ces hommes qui s’agenouillent sur les places donnent une image qui glace le sang », estime Ružica, la femme politique de Trogir. « Si je compare à la situation des droits des femmes lorsque j’étais jeune, je considère qu’elle est pire maintenant. Heureusement, c’est positif que ce sujet soit chaque fois plus médiatisé. Concernant les politiques, comme une majorité d’hommes occupe les postes (seules deux femmes sont ministres sur les dix-neuf membres du gouvernement) où les décisions sont prises, ils ne semblent pas comprendre l’importance de l’égalité et des droits des femmes, même dans mon parti. Pas un seul membre du gouvernement n’a condamné leurs messages, c’est un manque de courage envers 51 % de la population. » La faible représentativité des femmes dans les instances de pouvoir n’incite en effet pas au respect de leurs droits. Les quotas d’égalité sont méprisés, notamment par le Mouvement pour la patrie, qui préfère payer les amendes plutôt qu’employer des femmes dans leurs rangs. L’architecture de l’État de droit est là encore assez bien organisée, mais manque d’effectivité.
Le manque de représentativité des femmes dans les instances politiques n’incite pas au respect de leurs droits en Croatie : aucun membre du gouvernement d’Andrej Plenkovic, loin d’être paritaire, n’ a jusqu’à présent condamné les messages des agnouillés et consorts.
© Jure Divitch/Shutterstock
À la question « avez-vous plus peur de ces groupes fondamentalistes que du poids de l’Église ? », Ružica répond : « Les deux ! Ces groupes fondamentalistes sont importés, ils sont arrivés ici via la Pologne, et nous savons comment cela s’est passé là-bas. Leurs représentants ont été ignorés jusqu’au moment où ils ont été au pouvoir et ont influencé les changements de lois, et c’est ce qui nous attend ici si rien ne change. Les personnes qui sont associées à ces prieurs, telles que celles des Marches pour la vie, ne composent qu’une partie de cette nébuleuse fondamentaliste. Et quand l’on connaît les lourds financements qu’ils reçoivent, il est clair qu’ils sont dangereux et quelles sont leurs intentions. Selon la Constitution, la Croatie est un État laïque, mais en réalité, ce n’est malheureusement pas le cas. Il est plus que temps que les messages de ces agenouillés soient examinés. Ce n’est pas normal de permettre qu’ils professent publiquement leur volonté d’abolir les droits de certains groupes de citoyen.ne.s », conclut Ružica.
Le rôle du lobbying religieux
Fine connaisseuse des rouages propres au lobbying politique, Željka Markić fait régulièrement rédiger des rapports sur les thématiques sociétales qui lui tiennent à cœur, pour tenter d’influencer le Parlement croate. Dernier en date : celui sur ce qu’elle qualifie d’« attaque contre les prieurs publics », le « Rapport sur la violation du droit à la liberté de religion des hommes réunis lors de la prière publique du rosaire en 2023 », présenté en juillet dernier par son association Au nom de la famille et des représentants du Mouvement pour la patrie, l’extrême droite croate. Les activités des contestataires étant présentées comme de la propagande totalitaire, en comparant leurs actions à celles des nazis envers les juifs… Une rhétorique de dévoiement des droits humains qui sème le trouble et le doute parmi les personnes non informées sur ce genre de tactique. Car si les activistes se mobilisent lors des prières publiques, c’est pour informer le public de leurs véritables objectifs, pas pour s’attaquer à la liberté religieuse.
À deux pas de l’église Saint-Marc dans le haut de la ville de Zagreb, le Parlement croate est perméable au lobbying catholique.
© Posztos/Shutterstock
Pendant la présentation du rapport dans l’enceinte parlementaire croate, la médiatrice Tena Šimonović Einwalter a d’ailleurs rappelé que les actions artistiques et les articles de presse sur le sujet relevaient de la liberté d’expression, tout en épinglant que le rapport contient des « éléments problématiques » et des inexactitudes juridiques. Rappelons que lors de son accession au pouvoir en avril dernier, l’extrême droite croate avait déjà annoncé son intention de sortir de la convention d’Istanbul, ce que souhaite également la représentante d’Au nom de la famille. Nous aurions souhaité connaître les raisons qui poussent une femme, médecin de formation et ancienne journaliste, à prôner ces valeurs inégalitaires et réactionnaires, mais notre demande d’interview est jusqu’à présent restée lettre morte.
Une internationale brune
En revanche, Željka Markić poursuit son travail de rapprochement et d’influence auprès de l’extrême droite. Le 19 octobre dernier, elle faisait partie du panel du Congrès européen des familles organisé par le groupe des parlementaires ECR4 (conservateurs et réformistes, autrement dit l’extrême droite), en compagnie de Brian Brown, le président de l’Organisation internationale pour la famille aux États-Unis, prouvant une fois de plus les liens transnationaux qui sont à l’œuvre dans les actions de radicalisation des questions sociétales traditionnelles. À côté de politiciens des partis Droit et justice ou Frères d’Italie, l’eurodéputé ECR et parlementaire croate pro-Trump Stephen Nikola Bartulica était aussi présent. Ce membre de l’Opus Dei a récemment quitté le parti Mouvement pour la patrie pour créer son propre parti d’extrême droite, DOMiNO. Les liens entre les groupes extrémistes religieux et l’extrême droite sont chaque fois plus évidents, de même que leur agenda conservateur qui s’affiche sans détour sur les différents sites Internet de ces instances. « Il faut dire clairement les choses concernant Željka Markić et les groupes en question : ils font du plaidoyer contre les droits des femmes, ceci, après plus de deux mille ans de lutte pour obtenir le droit de vote, de travailler, de marcher librement dans la rue, pour conquérir nos droits à la santé », ajoute Dorotea Šušak. « Je pense que leur agenda à terme est de demander un référendum sur l’avortement en Croatie », précise Arijana, qui espère pouvoir davantage compter sur la vigilance de ses compatriotes dans ce dossier que lors du référendum sur le mariage pour tous, qui avait récolté une majorité de « non ».
« Ils ne sont pas focalisés que sur le droit des femmes, mais aussi sur l’éducation et la culture. Ils sont également fortement décriés concernant l’argent et la corruption. Lorsque Bartulica est venu faire son discours après les élections, il est arrivé dans une Ferrari prêtée par un criminel. Je pense que nous vivons une mauvaise période, pas seulement en Croatie d’ailleurs, et nous devons communiquer sur ce qu’il se passe », conclut la directrice du Centre pour les études féminines.
- De quoi s’agit-il exactement ? Sur le site français Militia Immaculatae, où est décrite la mission des Chevaliers du cœur immaculé de Marie, il est expliqué que l’« on entre dans la Milice de l’Immaculée par la consécration, c’est-à-dire le don total de soi-même à Marie, en réponse solennelle à l’appel de l’Immaculée à combattre sous son étendard. […] La véritable consécration consiste dans le don total de soi-même, au point que le Chevalier de l’Immaculée ne se considère plus comme le propriétaire et maître, ni de ce qu’il possède, ni de ce qu’il est, ni de ce qu’il fait, mais que tout cela appartient à Marie entièrement et irrévocablement. […] Marie conduit le Chevalier au Christ, c’est pourquoi sa devise est : “Conquérir le monde entier au Christ par l’Immaculée” ».
- Lire également à ce sujet : Sandra Evrard, « Croatie, la nouvelle Pologne ? », mis en ligne sur edl.laicite.be, 28 septembre 2024.
- Les Oustachis étaient des fascistes séparatistes, collaborateurs avec les nazis allemands grâce auxquels ils prirent le pouvoir en 1941. Certains anciens Oustachis ou leurs descendants sont encore actifs en Croatie et prônent le retour à une société basée sur le fascisme et les valeurs réactionnaires.
- Sur le site Internet de l’Eurogroupe ECR on peut lire les objectifs poursuivis, qui sont les mêmes que ceux d’Au nom de la famille : « En revenant aux valeurs ancestrales, en reconnaissant la réalité biologique et sociale et en sauvant la valeur intrinsèque de la femme et de l’homme, nous voulons renforcer l’institution de la famille, pierre angulaire de la société. Et nous voulons défendre la vie, depuis sa conception jusqu’à sa fin naturelle. »
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