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Quand les femmes bousculent l’État

François Finck · Délégué « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 16 février 2023

Sujet longtemps considéré comme accessoire, les droits des femmes se sont imposés au cœur de la mobilisation politique dans des États et des situations aussi variés que l’Iran, les États-Unis et la Pologne. Dans ces trois pays, les femmes, rejointes par des hommes, s’insurgent contre des violations d’inspiration religieuse de leurs droits fondamentaux .

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Iran : une insurrection des femmes

En Iran, le meurtre d’une jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini, par la police des mœurs a déclenché une vague de manifestations qui fait vaciller la République islamique. Des mouvements de protestation de grande ampleur avaient déjà eu lieu auparavant, comme le « mouvement vert » contre les fraudes électorales en 2009, mais pour la première fois, la cause de l’insurrection est le traitement que le régime fait subir aux femmes.

L’oppression des femmes est un trait fondamental du régime islamique. Il en est indissociable. La Révolution islamique, en réalité une réaction brutale, a mis fin au processus d’émancipation des femmes alors en vigueur en Iran.
En 1979, la manifestation des Iraniennes a été violemment réprimée, puis l’obligation de port du tchador a été imposée par l’ayatollah Khomeyni. Le port du voile n’étant qu’un des aspects des multiples discriminations, vexations et violences quotidiennes que subissent les femmes d’Iran.

À la suite des récents événements, les femmes se sont naturellement soulevées, réclamant l’égalité des droits.

Mais leurs revendications ne se limitent pas à la fin cette obligation, elles s’étendent à tout ce que celle-ci signifie : la négation de leurs droits, leur non-reconnaissance comme personnes à part entière et de leur émancipation. On remarque aussi qu’au fil des jours, les protestataires ont commencé à revendiquer la fin de la République islamique, et l’instauration d’un régime dans lequel État et religion seraient séparés.

Dans cette quête, les femmes ont été rejointes par des hommes partageant leur volonté de mettre à bas ce régime dictatorial. Le mouvement de protestation a acquis une dynamique propre, et recoupe également des revendications plus anciennes ou plus localisées, notamment dans les régions majoritairement peuplées de minorités discriminées par le pouvoir central, comme les Baloutches ou les Kurdes.

À l’heure où nous écrivons (janvier 2023), le régime réprime le mouvement de protestation avec une brutalité extrême. Des dizaines de jeunes ont été pendus, des centaines d’autres arrêtés, violés, torturés. Le régime est prêt à tout, car il se sait dorénavant rejeté par une majorité de la population.

La connexion kurde

Les Kurdes jouent un rôle central dans l’insurrection iranienne. Mahsa Amini était kurde, et les manifestations les plus importantes ont eu lieu dans des villes majoritairement kurdes. Le slogan « femme, vie, liberté » trouve lui aussi son origine dans le mouvement des Kurdes de Turquie du PKK et de sa branche syrienne PYD. Sous l’influence de dirigeantes du PKK, telle Sakine Cansiz, Abdullah Öcalan en est venu à considérer que « la libération des femmes est la libération du Kurdistan ». Pour le dirigeant historique du PKK, « le démantèlement du système patriarcal est indissociable de l’émancipation à la fois sociale et nationale du peuple kurde ».

En Iran, le pouvoir a choisi la voie de la répression sanguinaire. En Syrie, l’expérience du Rojava est dans une situation précaire : ce territoire majoritairement kurde a réussi à repousser l’État islamique (Daech), mais est entouré de puissances hostiles telles que le régime dictatorial d’Assad soutenu par la Russie, et la Turquie d’Erdoǧan, qui a déjà plusieurs fois fait des incursions militaires en territoire kurde syrien1.

Le mélange entre religion et État mène systématiquement à l’imposition de dogmes délétères aux droits humains et à l’égalité des sexes, en particulier. En Iran, les femmes s’insurgent, mais vont-elles faire fléchir le pouvoir ?

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États-Unis : mobilisation électorale pour l’IVG

Les droits des femmes ont également été au cœur des mid-terms, les élections partielles à la Chambre des représentants et au Sénat des États-Unis en novembre 2022. Le droit à l’avortement a été mobilisateur en faveur des démocrates, un retournement de situation historique.

En juin 2022, la Cour suprême, dominée par des juges ultraconservateurs depuis que Donald Trump en a nommé trois au cours de son mandat, a révoqué le précédent Roe contre Wade (1974) qui garantissait un droit constitutionnel à l’avortement, à savoir un droit reconnu dans l’ensemble des États-Unis. Il s’agissait d’une garantie pour tous les États, également ceux à majorité républicaine, traditionnellement plus hostiles envers le droit à l’IVG. Depuis des décennies, dans les États conservateurs, les autorités cherchaient par tous les moyens à limiter ou interdire l’accès à l’avortement, mais le précédent posé par la Cour Suprême prévalait. Depuis les années 1980, l’avortement était un sujet extrêmement mobilisateur pour l’électorat républicain, enflammé par les prêches des pasteurs évangéliques. Au lendemain de la décision de la Cour suprême, quatorze États ont introduit des interdictions ou fortes restrictions du droit à l’avortement.

La décision de 2022 était une grande victoire pour les conservateurs, mais aussi le début d’une mobilisation pour la défense des droits. En effet, la Cour suprême apparaît complètement détachée de l’évolution de l’opinion publique, au point qu’elle est devenue l’institution fédérale en laquelle les Américains ont le moins confiance. Au fédéral et dans les États qui votaient à des élections locales, les démocrates ont mis la défense du droit à l’avortement au cœur de leur campagne, et avec succès. La mobilisation des électeurs – et surtout des électrices ! – démocrates, afin d’éviter d’autres reculs, a été une stratégie efficace. La vague républicaine attendue par tous les observateurs de la politique états-unienne s’est traduite par une victoire limitée.

Le même jour, des référendums avaient lieu dans plusieurs États. La Californie et le Michigan ont inscrit le droit à l’avortement et à la contraception dans leur Constitution, et le Vermont y a inscrit le principe d’« autonomie reproductive personnelle ». Au Kentucky, État conservateur, une proposition d’amendement qui aurait explicitement mentionné que l’État ne protège pas le droit à l’avortement a été rejetée par les électeurs, même si l’accès à l’avortement reste très limité dans cet État. Un amendement restreignant encore davantage l’accès à l’IVG a aussi été rejeté par les électeurs du Montana, État dominé par les républicains.

En révoquant le droit constitutionnel à l’avortement, un fait grave et sans précédent, la majorité conservatrice de la Cour suprême a provoqué une réaction d’une partie de l’électorat. On peut se réjouir que le bafouement des droits des femmes mobilise ainsi la population, avec des répercussions effectives sur l’échiquier politique.

Pologne : de la rue à l’urne ?

Des faits similaires ont également eu lieu en Pologne. En octobre 2020, la Cour constitutionnelle, sous contrôle du gouvernement national-conservateur, a annulé l’une des exceptions – la malformation ou maladie grave et irréversible du fœtus – d’une loi sur l’avortement déjà fort restrictive. Des manifestations massives avaient alors eu lieu dans tout le pays, dépassant par leur ampleur celles du « Vendredi noir » de 2016, alors organisées contre une proposition de restriction des conditions d’accès à l’avortement. Pour la première fois, une forte mobilisation citoyenne, mélangeant femmes et hommes, avait pour motif exclusif la défense du droit des femmes.

Ces protestations n’ont pas permis de changer la situation dans l’immédiat, mais elles ont des conséquences sur le long terme.
Une majorité de la population serait désormais en faveur de la libéralisation de l’avortement, d’après les sondages. Parmi les jeunes, cette majorité étant encore plus large, ainsi que chez les électeurs de gauche et de centre-droit.  En cas de victoire de l’opposition libérale, la pression sera forte pour changer la loi. Le parti centriste PO, au pouvoir de 2007 à 2015, était timide sur ce sujet.

Il défend maintenant l’accès à l’IVG jusqu’à douze semaines en cas de « circonstances particulièrement difficiles » pour la femme enceinte. La gauche, elle, défend le droit à l’avortement et l’autonomie reproductive. Le sujet sera sans doute un des points les plus mobilisateurs de la campagne pour les élections législatives d’octobre 2023. Tout dépendra de la capacité de l’opposition à mobiliser les jeunes et les femmes, en défendant explicitement ce sujet.

Dans ces trois cas, malgré leurs différences culturelles et territoriales, les femmes entraînent une opposition plus franche à un ordre patriarcal fondé sur des dogmes religieux. Le contrôle des femmes et de leur corps est une obsession des religions. Par ces luttes, la gent féminine nous rappelle que la laïcité, en fondant la loi sur les droits humains et non sur des dogmes religieux patriarcaux, constitue une condition de l’émancipation. Le mélange entre religion et État menant systématiquement à l’imposition de dogmes délétères aux droits humains et à l’égalité des sexes, en particulier. Seul un système politique et juridique détaché de l’influence religieuse permet de garantir de manière effective les droits humains et la démocratie.

  1. Lire à ce sujet l’article de notre photoreporter Giacomo Sini, « De Kobané à Calais, l’interminable exil », mis en ligne le 11 mars 2022.

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