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De Kobané à Calais : l’interminable exil

Giacomo Sini · Photoreporter

Avec la rédaction

Mise en ligne le 11 mars 2022

Reprise à l’État islamique fin janvier 2015, la ville située au nord de la Syrie, tout près de la frontière turque, est le théâtre d’interminables batailles. Alors qu’une autre guerre occupe à présent le devant de la scène médiatique, parmi celles et ceux qui sont restés ou qui ont fui Kobané, personne ne semble voir venir des jours meilleurs en Syrie.

Photo : © Shutterstock

Des colonnes de fumée noire s’élèvent entre les maisons de Kobané, à la frontière avec la Turquie. L’écho des explosions gronde dans la ville sous contrôle du Conseil général de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES). Il s’agit de missiles lancés par des drones turcs dans le cadre des opérations militaires visant des régions à majorité kurde. Tout cela dans le sillage de la commémoration de la libération de la ville de l’État islamique qui s’est déroulée entre janvier et février 2015. Au cours des deux dernières années, à neuf reprises, des drones turcs, accompagnés de tirs d’artillerie lourde, ont pris pour cibles les zones peuplées du canton de Kobané. Les attentats les plus récents, ceux du 25 décembre 2021 et du 7 janvier 2022, ont entraîné la mort de cinq jeunes militants kurdes, un civil et douze blessés. Au total, onze civils sont morts.

Quand la Turquie ravive le conflit

Amara, une jeune femme kurde habitant le village éco-féministe de Jinwar, situé dans le canton de Hasake, se souvient comment au cours des quatre dernières années, l’armée turque, en plus d’envahir certaines zones du nord de la Syrie, a mené plusieurs raids par avions dans les zones administrées par l’AANES. « Certains lieux stratégiques importants pour la Turquie, aux alentours de Derik ont ​​été touchés, comme les centrales électriques », explique l’habitante de Jinwar. « De plus, début février, la zone autour de Shingal près de la frontière entre la Syrie et l’Irak et le camp de réfugiés de Makhmour, dans la région autonome du Kurdistan irakien ont été bombardés à plus de vingt-cinq reprises. » Dès que nous avons entendu parler de l’attaque de janvier dernier à Kobané, « nous étions furieuses », raconte Amara, « principalement parce qu’elle semblait liée à l’échec de certains raids commis par des cellules de l’État islamique sur certaines des prisons gérées par l’AANES sur notre territoire ». Entre fin octobre et début novembre, des miliciens de l’État islamique avaient en effet tenté en vain un raid sur la prison Al-Sinaa à Hasake, où sont enfermés des centaines de ses membres. Les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont réussi à capturer le chef de cette opération et à l’emprisonner.

« Au cours des six, sept derniers mois, ces combattants ont également réussi à s’infiltrer dans le nord-est de la Syrie », explique Berçan du village de Jinwar. « Ils ont même construit des maisons dans les quartiers proches des prisons afin de se coordonner et d’essayer de libérer d’autres membres ». Entre fin janvier et début février, d’autres miliciens de l’État islamique se sont réorganisés et ont mené une nouvelle offensive beaucoup plus structurée que la précédente. « Dans ce cas, l’attaque était différente », affirme Berçan. « Ils ont placé un camion plein d’explosifs devant l’entrée de la prison de Hasake, le faisant exploser. D’autres véhicules ont également explosé dans les rues adjacentes afin de bloquer les FDF qui se sont précipités pour défendre la prison. » Une attaque qui, comme le précise Berçan, « a été menée par plus de 300 miliciens étrangers ». Lors de l’assaut, les prisonniers ont occupé la structure en prenant en otage 77 personnes qui travaillaient à l’intérieur, principalement des habitants de Hasake au service de l’Administration autonome de Syrie du Nord-Est, « ils ont tous été rassemblés et tués avec les méthodes classiques de l’État, les décapitant et déchirant leurs corps en morceaux », dit Berçan.

Lorsque l’État islamique a tenté de prendre la ville de Kobané en 2014, comme cette fillette, des centaines de milliers de personnes ont fui et ont été hébergées dans un camp de réfugiés près de la ville de Suruç, de l’autre côté de la frontière.

© Giacomo Sini

De l’huile sur le feu

Au même moment, se souvient Amara, « alors que la prison de Hasake était prise d’assaut, des groupes de djihadistes de la région d’Aïn Issa attaquaient la route qui relie la ville à Manbij, à la suite de quelques bombardements des forces militaires d’Ankara contre les positions des FDS ». Tout cela, selon l’habitant de Jinwar, « pour ouvrir un couloir et commettre d’autres attaques dans la région afin de récupérer les combattants libérés et de les amener dans des zones plus sûres, même de l’autre côté de la frontière, en Turquie ». Les attaques provenaient de zones proches de celles occupées par les forces turques et leurs alliés en territoire syrien, « il est très clair que ces offensives étaient parfaitement coordonnées dans les territoires sous influence et occupés par la Turquie, avec le soutien logistique d’Ankara », affirment Berçan et Amara. « La Turquie met de l’huile sur le feu en aidant officiellement des groupes djihadistes, essayant également de faire resurgir des cellules de l’État islamique dans la zone, afin de contrer ce que nous avons créé dans cette zone avec la révolution de 2011 ».

Des souvenirs noirs comme le drapeau de l’EI

Ces zones proches de la Turquie, notamment la zone de Kobané, sont celles dans lesquelles pendant plusieurs mois entre 2014 et 2015, le drapeau noir de l’État islamique a flotté en évidence. À cette époque, alors que l’État islamique avançait vers le nord, la Turquie avait fermé sa frontière à Suruç et des milliers de personnes s’étaient retrouvées coincés entre les fusils djihadistes et les barbelés. Jasmina1, une jeune fille kurde de Raqqa, était l’une d’entre elles. Fuyant la fureur des miliciens de l’État islamique dans sa ville natale et arrivée à Kobané en 2014, elle a rapidement dû quitter l’endroit où elle avait trouvé refuge avec sa famille. « Lorsque les miliciens de l’État islamique sont  arrivés ici aussi, je n’en croyais pas mes yeux », se souvient-elle. « Nous avons afflué vers la frontière avec la Turquie. Quiconque tentait de passer en forçant les barrières était bloqué par les militaires turcs. C’était terrible, je pensais que j’allais mourir à tout moment ». Ce n’est qu’après quelques nuits dans le froid que les autorités d’Ankara ont ouvert la frontière. « L’EI nous avait presque atteints, sans la résistance farouche des milices kurdes et l’aide apportée par des militants kurdes, turcs et internationaux pour traverser la frontière, nous serions morts sous les coups des djihadistes et dans l’indifférence de la Turquie. » Après la libération de la ville de Kobané, tout le monde n’a pas opté pour un retour compliqué vers le nord de la Syrie, cherchant ainsi la voie vers un nord beaucoup plus lointain, suivant ce qu’on appelle la route des Balkans. Après une longue marche à travers la Turquie et la Grèce, beaucoup se sont retrouvés bloqués des mois plus tard à la frontière macédonienne, accueillis par une nouvelle clôture de barbelés. Ce sont les lieux où l’on recueille encore aujourd’hui de nombreuses histoires de personnes fuyant des conditions de vie tragiques, entre feux de joie improvisés et odeurs de nan (pain), d’olives, de dattes et de riz.

Après le massacre perpétré par l’État islamique en octobre 2014, il ne restait, selon l’ONU, que 700 civils – principalement des personnes âgées – à Kobané,

© Shutterstock

Encore et toujours la route des Balkans

Des histoires comme celle de Saif2, un biologiste de 28 ans d’origine yézidie qui, par une fraîche soirée de 2016, a montré à ses compagnons de voyage des photos de proches capturés ou tués par l’EI. Après un long voyage à travers le Rojava et la Turquie, à Idomeni, ville de tentes improvisée notoire sur la voie ferrée vers Skopje, Saif n’a pas trouvé de connexion Wi-Fi stable. Les informations sur la possibilité de demander l’asile étaient rares, le laissant ainsi que plus de 10 000 personnes d’Irak, de Syrie, d’Iran et d’autres pays d’Asie centrale dans une attente interminable. Des lieux qui, malgré la situation, ont vu se développer un grand mouvement de solidarité avec les migrants, comme c’est le cas à la frontière entre la Bosnie et la Croatie. Une terre qui, outre le souvenir vivace du conflit de longue date des années 1990, est aujourd’hui devenue l’un des principaux points d’arrivée de milliers de migrants qui tentent en vain de passer par la Croatie pour ensuite rejoindre l’Italie ou l’Allemagne.

Après des mois d’exil forcé, des réfugiés viennent de rentrer de Turquie. Entre ruines et décombres, quel avenir pour eux à Kobané ?

© Giacomo Sini

À une heure de route de la ville croate de Karlovac, dans la petite ville bosniaque de Velika Kladuša, entre 2018 et 2019, plus de 1 200 migrants vivaient dans une ville de tentes en auto-gestion, tolérée par les autorités locales. Même ceux qui étaient brutalement renvoyés par la police croate lors du franchissement de la frontière y trouvaient refuge chaque jour. L’accueil, la solidarité des habitants et de certains militants internationaux ont en effet longtemps constitué le point fort de Velika Kladuša, jusqu’à ce que les autorités commencent à s’opposer à ces actions. Une continuité solidaire avec l’expérience de la frontière syrienne, puisque comme le rappelle Adis, un militant bosniaque, « nous aussi, nous avons été des réfugiés en Bosnie et nous savons ce que cela veut dire ».

Si, d’une part, il y a aujourd’hui ceux qui continuent d’essayer de franchir les frontières militarisées d’accès à la « Forteresse Europe », d’autre part, il y a ceux qui, après des années de marche, ont réussi à y accéder, atteignant le nord de la France. De ses rives sablonneuses, vous pouvez voir les falaises blanches de Douvres, pour beaucoup la destination d’un itinéraire sans fin. De très hautes clôtures métalliques surmontées de barbelés entourent la ville sur plusieurs kilomètres le long des autoroutes qui accèdent au port de Calais: la ville française représente une prison à ciel ouvert dont il est difficile de s’évader. Ainsi des milliers de personnes repartent avec leurs tentes dans les bois, loin du centre habité, vivant dans des conditions inhumaines près de la mer. Le dernier recours pour ceux qui, après des années de barrières, de camps de réfugiés et de violences, ne trouvent rien d’autre, dans l’Europe dite civilisée, qu’une maire qui a tenté d’interdire dans sa ville la distribution de repas et toute forme d’assistance en faveur des migrants et qui accueille à bras ouverts et presque la larme à l’œil une famille de réfugiés ukrainiens.

  1. Le prénom de la personne interviewée a été modifié pour sa sécurité.
  2. Ibid.

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