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L’impensé du prosélytisme
dans les services de santé

Par Lucie Barridez · Chargée de mission « Études & Stratégie » au CAL/COM

Mis en ligne le 25 février 2024

La neutralité des services publics constitue un prérequis dans la défense de l’autonomie et de la liberté de conscience de chaque usager. Mais qu’en est-il de cette question dans les services de soins de santé dont une grande partie relève toujours du pilier catholique ? Le Centre d’Action Laïque et le Service laïque d’aide aux personnes ont mené l’enquête.

Photo © Shutterstock

Épisode 2 : Les résultats de l’enquête

 

Pourquoi une enquête sur le prosélytisme dans les services de santé ? En Belgique, une grande partie des services de santé sont toujours structurés par le réseau catholique. Les institutions concernées sont libres d’offrir des soins de santé conformes aux principes éthiques de la foi catholique, bien qu’elles doivent également respecter les normes et réglementations prévues par la politique de santé publique. Ainsi, il semble que la religion et la spiritualité exercent encore une influence dans le domaine des soins de santé. D’où ces questions : l’absence de neutralité des prestataires entrave-t-elle les intérêts des patients ? Il y a-t-il un risque de prosélytisme dans les structures de santé ?

Liberté de conscience : un droit à double tranchant

Premier constat et jalon à rappeler : la liberté de conscience s’applique aussi bien pour les patients que pour les prestataires de soins. Les patients sont libres d’exprimer leurs convictions tout au long de leurs parcours de soins et de bénéficier d’un service d’accompagnement correspondant à celles-ci. Toujours selon leurs convictions, les patients ont notamment le droit de choisir leur professionnel de santé de même qu’à consentir ou refuser un traitement. Quant aux prestataires, leur liberté de conscience implique le droit de refuser de pratiquer des actes médicaux contraires à leurs convictions. Qui plus est, ils ne sont pas formellement soumis à un devoir de neutralité, comme c’est le cas notamment en France pour les agents du service public hospitalier.

Dans un tel contexte, il est légitime de se questionner sur les effets induits par l’expression de normes religieuses de la part d’une institution médicale ou d’un prestataire, sur les libertés et droits du patient. En l’absence de cadre, la liberté des prestataires de manifester leurs croyances ne risque-t-elle pas de porter atteinte à l’autonomie du patient et à la qualité des soins ? Car n’oublions pas que la vulnérabilité du patient le soumet inéluctablement au pouvoir décisionnel du médecin. Dès lors, la manifestation d’une conviction religieuse par l’autorité médicale risque de s’imposer au patient de manière aussi bien implicite qu’explicite. La frontière entre simple expression et acte prosélyte risque ainsi de devenir floue, voire poreuse.

Or, le prosélytisme dans les services de santé reste un impensé. Trouver de la littérature scientifique à ce sujet est ardu, sans parler de réponses politiques ou institutionnelles. En Belgique, il n’existe aucune réelle mesure pour lutter contre le prosélytisme dans des domaines où il serait jugé comme inopportun, par exemple, dans les institutions de soins.

L’omniprésence de l’assistance catholique

Le premier type de prosélytisme identifié par les personnes interrogées concerne directement leur environnement de travail et fait état d’une prédominance du culte catholique dans l’accompagnement moral et spirituel. En effet, les conseillers moraux laïques se sont confiés sur leur manque de visibilité auprès des patients et au sein des institutions, en raison d’une forme de mainmise par les accompagnants catholiques sur les structures, moyens et dispositifs destinés à l’accompagnement spirituel des patients. Qu’il s’agisse de comportements isolés ou de mécanismes institutionnels, les conseillers catholiques semblent ainsi jouir d’une position privilégiée, laquelle est normalisée. Une accompagnante laïque bruxelloise rapporte par exemple que dans certaines institutions toutes les demandes d’accompagnement sont traitées et triées par l’aumônerie. Il arrive ainsi que les conseillers laïques ne reçoivent pas, ou trop tard, les demandes des patients. Est-ce là une faute de vigilance professionnelle ou une véritable intention prosélyte de nuire à leur mission ? Difficile de trancher mais l’absence d’un mécanisme institutionnel assurant la neutralité dans le tri des demandes pose question. Un autre témoignage interpelle encore sur le laxisme institutionnel par rapport à cette position privilégiée de l’accompagnement catholique dans les structures :

« Il y avait dans un ancien hôpital civil une petite chapelle qui était normalement réservée à tous les accompagnants, qui est devenue et qui était d’ailleurs titrée comme tel sur la porte : une chapelle. Je me souviens avoir dit un nombre inconsidéré de fois, ici et ailleurs, qu’il fallait qu’on note que ce n’était pas seulement une chapelle. Ça n’a jamais été fait, jusqu’au jour où il y a eu une nouvelle cheffe infirmière qui a enfin décrété que ce serait une salle de recueillement neutre. Les seules personnes à avoir réclamé le retour de la vierge qui pour le moment est à la cave, ce n’étaient pas des patients ou leurs familles, mais des membres du personnel. »

La présence de cette chapelle comme seul lieu de recueillement est bien sûr problématique du point de vue de la représentativité de l’ensemble des cultes et des philosophies. Mais surtout, elle est révélatrice de cette normalisation, pointée par les accompagnants, de la culture catholique dans les institutions de soins, même publiques. L’institution concernée ici semble ne pas percevoir le problème et la nécessité d’y trouver une réponse. Il a fallu attendre l’initiative individuelle d’une responsable hiérarchique pour garantir la neutralité de la salle de recueillement. Mais, qu’en est-il des infrastructures où la neutralité n’est défendue par aucun des travailleurs ?

Le premier type de prosélytisme identifié par les personnes interrogées concerne directement leur environnement de travail et fait état d’une prédominance du culte catholique dans l’accompagnement moral et spirituel.

© Florin Deperin/Shutterstock

Le poids des convictions personnelles des prestataires

Le deuxième modèle de prosélytisme identifié par les accompagnants laïques concerne toutes les situations dans lesquelles les convictions religieuses du personnel ont primé sur l’intérêt du patient. Puisque les accompagnants laïques œuvrent surtout auprès de patients âgés et/ou en fin de vie, la plupart des situations évoquées concernaient des demandes d’euthanasie et la façon dont elles sont traitées et reçues par le personnel médical. L’un des témoignages rapportés par une conseillère morale laïque – dont le rôle est aussi d’œuvrer en faveur de l’intérêt et du respect des choix des patients – évoque des jugements et des injures prononcées par les infirmières à la famille d’une patiente en demande d’euthanasie :  « Pendant un temps, j’ai accompagné une patiente, laïque convaincue, militante, etc. Elle avait un cancer qui avait malheureusement mal évolué et avait fait une demande d’euthanasie. Mais déjà à la maison de repos, il n’y avait aucune écoute par rapport à sa demande d’euthanasie. Elle a fini par être hospitalisée, dans un hôpital civil où les infirmières mettaient vraiment LA pression pour que ça ne se fasse pas. Quand sa fille a osé aborder explicitement le sujet, les infirmières lui ont dit : “Mais vous allez tuer votre mère !” Un truc de fous enfin vraiment… Cela provenait de certaines infirmières et heureusement, j’ai pu rencontrer le chef de service avec la patiente en disant “Madame est laïque” et enfin, nous avons pu être entendus. Mais ça a été très difficile pour la famille, parce qu’on les traitait d’assassins… »

Ce cas illustre parfaitement toute la violence induite par la manifestation d’oppositions convictionnelles par les prestataires vis-à-vis des choix émis par le patient sur ses soins. D’une part, la patiente, sa famille et son accompagnante laïque ont été contraintes de batailler pour que la demande soit reçue. D’autre part, elles se sont faites moralement réprimander par le personnel soignant, opposé à l’euthanasie, ce qui est inacceptable dans un contexte de grande vulnérabilité de la patiente. Notons aussi que cette entrave contrevient à la loi de 2002 relative à l’euthanasie ainsi qu’aux codes de déontologie médicale et des arts infirmiers. Les infirmiers ne sont certes pas tenus de participer à une euthanasie mais, en aucun cas ils ne sont autorisés à entraver la réception de la demande auprès du médecin qui est seul compétent pour évaluer sa validité et prendre la décision de réaliser lui-même l’acte. Dans le cas où il userait néanmoins de sa clause de conscience, il reste légalement et déontologiquement tenu de fournir au patient les coordonnées d’un autre médecin ou d’une association compétente. Quant aux infirmiers, le code de déontologie leur impose de collaborer de façon correcte et positive avec les autres prestataires de soins, en stimulant l’échange mutuel et la collaboration interdisciplinaire.

Le choix de la famille ne peut primer sur celui du patient

Le dernier modèle de prosélytisme ressortant de l’enquête concerne les situations dans lesquelles les convictions personnelles des proches qui ont primé sur l’intérêt du patient. Selon les accompagnants interrogés, il n’est pas rare de constater qu’un prestataire privilégie les souhaits de la famille proche, surtout quand le patient est âgé et en perte d’autonomie. C’est le cas dans ce témoignage alarmant : « J’ai vécu une situation, très malheureuse, d’une patiente en fin de vie atteinte d’un cancer et placée en maison de repos. Elle avait bien fait sa déclaration de non-assistance thérapeutique. Le papier était dans son dossier. Mais lorsque sa santé s’est dégradée, son fils a appelé une ambulance et l’a fait embarquer à l’hôpital pour qu’il y ait un acharnement qui soit pratiqué quand même. Là, et ce n’est pas du fait de la maison de repos, mais de la famille qui est passée au-dessus de sa volonté. Son fils était vraiment braqué, il n’était pas question pour lui qu’on laisse sa maman comme ça. Il n’était même pas question de la laisser partir en douceur, par sédation ou autre. Alors qu’elle avait fait une déclaration. »

Les questions de fin de vie mettent souvent l’autonomie du patient à rude épreuve. Les déclarations anticipées (d’euthanasie, de don d’organe ou du corps à la science, etc.) ont pour vocation de protéger l’autonomie de décision de tout individu, ainsi que ses refus en matière de traitement et ses instructions relatives à sa fin de vie. En l’occurrence, dans ce témoignage, le non-respect par le médecin de la déclaration anticipée semble contrevenir à la loi de 2002 relative aux droits du patient.

Celle-ci stipule que « si, lorsqu’il était encore à même d’exercer les droits tels que fixés dans cette loi, le patient a fait savoir par écrit qu’il refuse son consentement à une intervention déterminée du praticien professionnel, ce refus doit être respecté aussi longtemps que le patient ne l’a pas révoqué à un moment où il est lui-même en mesure d’exercer ses droits lui-même ». En aucun cas un médecin n’a donc le droit d’outrepasser les directives d’un patient pour répondre aux besoins de ses proches.

Et ce, même si le patient n’est plus en capacité d’exprimer ou de retirer son consentement. La vulnérabilité des patients les rend d’autant plus dépendants de la volonté du médecin et de celle de leurs proches. Dans ce contexte, le temps accordé à l’écoute et au dialogue par le médecin est primordial. Si ce dernier privilégie l’avis du proche, il prend toujours le risque de s’exposer à une forme de prosélytisme.

Des témoignages évoquent des jugements et des injures prononcées par les infirmières à la famille d’une patiente en demande d’euthanasie. 

© Shutterstock

Oser penser la question du prosélytisme dans les services de santé

Finalement, les résultats de cette enquête esquissent surtout les conséquences que peut produire la liberté de conscience des prestataires sur le respect des droits du patient et de son autonomie. Le fait que celle-ci soit si peu balisée rend possible des situations dans lesquelles les convictions personnelles des uns limitent les capabilités des acteurs les plus vulnérables (les patients) et ceux, en position minoritaire par rapport au cadre normatif d’une institution (les accompagnants laïques).

Toutefois, la question de l’intention prosélyte reste ouverte. Les résultats sont encore insuffisants pour pouvoir le démontrer. Peut-être est-ce dû à la nature restreinte de l’échantillon des personnes interrogées et à l’absence totale de cadre conceptuel et analytique permettant de visibiliser le phénomène. Cette première enquête a néanmoins le mérite d’introduire de façon inédite la question du prosélytisme dans nos services de santé. Mais aussi de poser les premiers jalons d’une grille d’analyse à même de problématiser la notion de prosélytisme, ses modes de déploiement et surtout, ses effets sur les personnes qui en sont victimes.

Quelle méthode pour quels objectifs et quels résultats ?

Le Centre d’Action Laïque et le Service laïque d’aide aux personnes ont établi une enquête dont les objectifs sont de questionner l’existence d’un prosélytisme dans les services de santé, d’en faire état et d’en mesurer les effets sur l’autonomie des patients et la qualité des soins. Cette enquête a été réalisée auprès des accompagnants laïques œuvrant au sein des différents services de santé, que ce soit en hôpital, en maison de repos ou à domicile. Celle-ci a suivi une méthodologie propice à la récolte de témoignages appelée Focus Group. Concrètement, nous sommes allés à la rencontre de trois groupes d’accompagnants laïques, répartis entre les villes de Charleroi, Bruxelles et Namur. Dans chacun de ces groupes, nous avons interrogé les participants sur leur perception du prosélytisme et ses réalités dans le domaine des soins.

Sans jamais que nous la définissions auprès des interrogés, il fut intéressant de voir comment ils se sont approprié la notion de « prosélytisme ». Ils ont ainsi révélé plusieurs situations dans lesquelles l’autonomie du patient et celle de l’accompagnant se trouvent aliénées par les convictions d’un tiers (l’institution, un prestataire, un proche du patient). Mais, l’acte prosélyte est parfois tellement insidieux qu’il est difficile à visibiliser. Finalement, l’enquête permet surtout de modéliser la problématique en proposant une grille d’analyse des différentes situations types identifiées par les accompagnants laïques.

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