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La neutralité :
un concept à (re)définir

Par Thomas Gillet · Maître-assistant en philosophie à la Haute école de Bruxelles-Brabant (HE2B) et collaborateur scientifique au Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité (ULB)

Mise en ligne le 24 janvier 2024

Nous entamons notre web-série en trois épisodes sur la question du prosélytisme et de la neutralité dans les services de soins de santé, sur la base d'un constat : il convient de définir ce que l’on entend par « neutralité ». Car selon le contexte ou l’intention de la personne qui l’emploie, ce concept peut varier. Pour tenter d’en extraire une définition et la portée du concept, nous avons fait appel à un philosophe.

Photo © Zerbor/Shutterstock

Épisode 1 : La neutralité, kézako ?

 

Il est un fait que la question de la neutralité prend une place importante dans le débat public en Belgique francophone ces dernières années, notamment sur le point sensible du port des signes convictionnels par les agents du service public. Cette problématique, qui n’est pas neuve, clive le monde politique et une partie de l’opinion publique autour du concept de la neutralité de l’État belge et des institutions qui se réclament de cette neutralité. Bien souvent, l’on ne peut que constater qu’une maîtrise approximative de ce que recouvre cette notion.

Il faut constater également que lorsqu’il est question de neutralité, cette dernière est le plus souvent abordée par le prisme des implications pratiques du concept – qu’est-ce qu’une action neutre, une attitude neutre ou une apparence neutre ? – ou alors sous le prisme de son existence, de son inexistence ou de son impossibilité pratique. Or, si l’on souhaite remettre en question ces aspects de la neutralité, il est impératif de définir conceptuellement ce que recouvre ce mot de neutralité au-delà de l’usage courant et parfois abusif qui en est fait.

Essai de définition conceptuelle

La neutralité est un concept tout-terrain, il est utilisé dans différents domaines académiques de l’éthique aux sciences sociales, de la philosophie à la politique, dans le domaine de l’éducation ou celui du droit ou encore dans les sciences dites exactes. Pour sortir du piège de la définition par l’exemple et la qualification des attitudes « neutres » dans tel ou tel domaine, je propose de considérer la neutralité comme la qualité de ce qui ne produit pas d’effet1.

La première implication de cette proposition de définition est que la neutralité absolue, c’est-à-dire l’absence totale d’effet produit par quelqu’un ou quelque chose, est pratiquement2 impossible. En ce sens, je rejoins Jean Jaurès lorsqu’il affirmait en 1908 : « En fait, il n’y a que le néant qui soit neutre »3. En fait, tout produit des effets. On pourrait donc en conclure – trop rapidement selon moi – que puisque la neutralité absolue est impossible, par conséquent la neutralité n’existe pas. Le concept serait donc disqualifié. Il me semble important d’objecter à cela que si la neutralité absolue n’existe pas, nous pouvons considérer que la qualité de la neutralité peut être considérée dans une perspective relative et graduelle, c’est-à-dire comme plus ou moins neutre ou, comme produisant plus ou moins d’effets. Il apparaît donc essentiel de faire preuve de nuance lorsque l’on manipule le concept.

La deuxième implication de cette définition est que la neutralité est contextuelle. En effet, en fonction de l’environnement certains objets ou certaines actions vont apparaître comme étant « neutres » alors que dans d’autres contextes cela ne sera pas le cas. À titre d’exemple, l’on peut imaginer que si les conventions sociales impliquent de s’habiller de manière sombre à des funérailles, venir vêtu de noir sera perçu comme neutre car ne produira pas d’effet particulier. En revanche, venir habillé avec des couleurs très vives produira davantage d’effets et sera par conséquent considéré comme moins neutre. Il convient donc de prendre la mesure du caractère mouvant ou évolutif de la neutralité dans la perspective ou la mesure des effets produits peut s’avérer complexe à évaluer en fonction des circonstances.

Il apparaît dès lors qu’il faut considérer la neutralité à la fois comme une intention de réduire des effets et par conséquent comme un processus de neutralisation des effets que l’on considérerait comme indésirables. D’une certaine manière, l’on peut donc affirmer que la neutralité sur le plan de l’action humaine est à a fois un engagement envers la réduction des effets et un désengagement quant à la production desdits effets.

Quelles implications ?

Après cet essai de définition conceptuelle, nous nous concentrerons ici essentiellement sur les implications sociétales du concept notamment dans les domaines de l’éducation, des soins de santé ou des services publics en général. Sans rentrer dans les spécificités propres à chaque domaine, nous pouvons tirer quelques convergences quant à la mise en pratique du concept de neutralité. Il apparaît nécessaire de considérer que ce concept va s’appliquer à plusieurs entités de façon différenciée : les institutions publiques4, les agents de ces institutions et les usagers.

Premièrement, intéressons-nous à la question de l’intention c’est-à-dire la réponse à la question : « Pourquoi ? » Pour quelles raisons la neutralité est-elle importante dans ce domaine et quels sont ses objectifs ? Synthétiquement, l’on peut considérer que l’exigence de neutralité s’applique aux institutions publiques et par extension aux agents qui agissent en leur nom. En limitant les effets des actions des institutions et de leurs agents, elle vise à garantir principalement et principiellement : l’égalité de traitement des usagers, l’autonomie et l’égalité dans l’exercice des droits et libertés des usagers.

Cette limitation ou neutralisation partielle des effets des actions imposées aux agents qui agissent au nom des institutions publiques se fonde sur la relation asymétrique qui existe entre les personnes qui détiennent un pouvoir ou une autorité – réelle ou symbolique – et les personnes qui y sont soumises ou qui en dépendent. De la même manière, la vulnérabilité de certains usagers justifie une neutralisation de certains effets potentiels produits par actes des agents. La neutralité dans ce contexte est donc tout sauf l’absence de valeurs mais un outil au service de valeurs. Elle s’inscrit donc dans un cadre de garantie des droits et libertés des usagers et un rééquilibrage d’un rapport d’autorité ou de domination qu’exerce un agent au nom d’une institution.

Deuxièmement, attardons-nous sur la question complexe du processus de neutralisation, c’est-à-dire au « comment » : comment assurer la réduction des effets jugés indésirables dans l’examen du « pourquoi » ? Sans doute est-il opportun de commencer par déterminer les effets qui pourraient être considérés comme indésirables et donc à neutraliser. Pour ce faire, il apparaît pertinent de renverser la perspective et de considérer ce qui est en jeu : l’égalité dans l’exercice des droits et libertés des usagers. Il est donc essentiel de considérer que la question de la liberté de l’institution et de ses agents est secondaire dans le cas qui nous occupe. Il convient donc de lire la relation à l’aune de l’asymétrie5 qui implique une modération de la liberté – notamment en ce qui concerne l’expression d’une identité qu’elle soit convictionnelle ou autre – de la partie dépositaire de l’autorité, symbolique ou effective. Ce que la neutralité vise à garantir est donc bien l’autonomie et le traitement égalitaire des usagers.

Considérons par exemple qu’un enseignant soit quelqu’un d’impatient et colérique. Ces deux traits de caractère, constitutifs de l’identité de la personne, produisent des effets négatifs sur le processus d’enseignement. Il apparaît évident qu’il sera considéré comme acceptable de demander à cet enseignant de « neutraliser » ces traits de caractère dans le cadre de ses fonctions afin de ne pas entraver l’apprentissage et le développement de l’autonomie de ses élèves. Partant, nous pouvons postuler que d’autres effets produits par des caractéristiques identitaires d’agents institutionnels peuvent entraver l’autonomie et l’égalité dans l’exercice des droits et libertés des usagers. L’agent doit donc neutraliser certains aspects – qu’il convient de définir – de sa personnalité dans le cadre de ses fonctions.

Les convictions – philosophiques, politiques ou religieuses6 – doivent-elles être neutralisées pour les institutions et les agents ? S’il apparaît plus évident d’appliquer une neutralité à des institutions7, la question de la neutralité appliquée aux agents agissant dans le cadre d’institutions dites neutres est une problématique plus complexe sur le plan de la praticabilité. S’il est souvent convenu de distinguer la neutralité d’apparence de celle des propos et de celle des actes, cette distinction apparaît inopportune car les propos – le fait de parler et de prendre la parole ou de s’exprimer verbalement – peuvent être assimilés à des actes. Le langage étant par nature performatif, les propos ont des effets sur le monde.

Les convictions – philosophiques, politiques ou religieuses – doivent-elles être neutralisées pour les institutions et les agents ?

© Pixel Shot/Shutterstock

En ce qui concerne l’apparence des agents, il convient de distinguer les éléments d’apparence qui ne résultent pas d’un choix de ces derniers8 de ceux qui sont la conséquence des choix des agents9. Si l’on peut aisément considérer qu’il faut exclure les premiers de la présente discussion – d’abord parce que l’agent ne peut rien y faire, ensuite car ces éléments n’étant pas le fruit de choix, ils n’ont que peu ou pas d’impact sur l’égalité dans l’exercice des droits et libertés des usagers. Les deuxièmes, puisqu’ils procèdent d’un choix de l’agent, doivent être considérés comme des éléments d’apparence constitutifs de la façon dont l’agent choisit de se présenter au monde. Cet aspect de l’apparence est donc un acte, celui de se présenter au monde de telle ou telle façon. Vouloir distinguer neutralité des propos, d’apparence et des actes est donc fondamentalement abusif et constitue donc une négation que l’apparence – dans sa dimension choisie – des agents soumis à la neutralité institutionnelle produit des effets qui pourraient être considérés comme négatifs et qu’il conviendrait de neutraliser. La liberté de choisir son apparence et l’expression potentielle de ses convictions par ce moyen, comme les autres libertés produisant des effets sur le monde, est soumise aux mêmes limitations potentielles que d’autres libertés10.

Si l’on reprend le postulat induit par la définition que la neutralité absolue n’existe pas ou est impossible à atteindre, cela n’implique pas pour autant qu’un certain degré de neutralité ne puisse être défini ou être souhaitable. Si l’on prend le cas d’un enseignant ou du personnel soignant, l’on peut considérer que du fait de la fonction occupée la neutralité des propos résidera essentiellement dans un discours le plus objectif possible qui présenterait la plus grande diversité et la pluralité des opinions, des motivations, des explications et des options sans chercher à imposer ses propres convictions en la matière aux bénéficiaires dont il aurait la charge ou la responsabilité. Cette neutralité demandée aux agents, et qui vise l’autonomie et l’égalité de traitement des usagers, n’a de sens qui si l’apparence de l’agent ne manifeste pas une préférence convictionnelle quant à la diversité présentée à l’usager, au risque d’empêcher le réel exercice de l’autonomie de l’usager de manière effective ou perçue. Les actes « neutres » seront donc à considérer comme les actes qui n’entravent ni symboliquement ni effectivement l’autonomie et l’égalité dans l’exercice des droits et libertés des usagers.

L’égalité en ligne de mire

Comme nous l’avons vu succinctement, la neutralité est un concept complexe. Il a une utilité dans les rapports sociaux et dans l’organisation sociétale et est sous-tendu par des valeurs comme l’autonomie, la liberté ou l’égalité. Dès lors, il conviendrait de ne pas disqualifier le concept au motif d’une inexistence supposée ou d’une impossibilité de sa mise en œuvre pratique. À cet égard, l’exigence démocratique d’égalité des droits et libertés oblige principiellement l’État et ses agents à ne pas produire des effets qui contreviendraient à cette égalité à la fois formelle, symbolique11 et effective dans l’exercice des droits et libertés des citoyens. La neutralité permet de neutraliser les effets indésirables qui seraient les marqueurs ou producteurs d’inégalités.

La question de l’identification des effets indésirables des actes de l’État et de ses agents et les dispositions à mettre en œuvre pour les neutraliser est une question démocratique et doit être posée sereinement dans le cadre du débat public en évitant les simplismes et les caricatures. Il appartient donc au législateur de fixer dans la loi des balises suffisamment claires et explicites quant aux effets désirables et indésirables de son action de garantie de l’autonomie et de l’égalité formelle, symbolique et effective des citoyens dans l’exercice de leurs droits et libertés.

À lire aussi

Épisode 2 : Les résultats de l’enquête
Épisode 3 : La neutralité dans un secteur bousculé
  1. À l’instar d’une couleur neutre, d’un goût neutre ou d’une substance neutre.
  2. Il faut entendre le terme « pratiquement » dans le sens de la pratique ou de la praticabilité du concept.
  3. Jean Jaurès, « Neutralité et impartialité », dans Revue de l’enseignement primaire, 19e année, n° 1, 4 octobre 1908.
  4. Ou les institutions privées qui font le choix d’une politique institutionnelle neutre.
  5. L’usager peut prendre plusieurs formes : élèves, patients, justiciables…
  6. Il est essentiel de considérer de la même façon les convictions philosophiques, religieuses ou politiques dans la mesure où, comme idéologies et hiérarchisations de valeurs, elles procèdent de la même « conceptualité » et ne peuvent donc être hiérarchisées entre elles.
  7. Par le biais de déclarations de principes (Constitution, projets institutionnels, etc.) ou en ne marquant pas, dans sa communication ou son organisation, de préférence pour telle ou telle conviction ou catégorie de population par exemple.
  8. La taille ou la couleur de peau par exemple.
  9. Vêtements, coiffure, tatouages, etc.
  10. Ces limites doivent être débattues et définies par le législateur.
  11. Comme tout élément de communication, un symbole produit des effets. La question symbolique de la manifestation de convictions par des institutions ou des agents doit également être intégrée à la dimension de la neutralité. À cet égard, il convient de considérer que le caractère symbolique et effectif doit davantage être compris comme une distinction entre « abstrait » et « concret » dans la manifestation des effets.

La neutralité, un concept complexe mais essentiel

Libres, ensemble · 20 janvier 2024

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