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Les cultureux
Le futur
n’est plus ce qu’il était
Louise Canu · Journaliste
Mise en ligne le 18 mars 2024
Dans l’Anthropocène Muséum, une équipe de scientifiques du LXe siècle (oui, il s’agit bien du soixantième) s’efforce tant bien que mal de reconstituer notre époque. Jonglant entre satire politique, détournement scientifique et clins d’œil à la culture populaire, Maxime Morin et Lorrain Oiseau révèlent notre présent à travers les yeux du futur.
Photo © Ryan DeBerardinis/Shutterstock
Si vous avez profité d’une enfance relativement heureuse, peut-être vous rappelez-vous avoir tiré satisfaction de l’observation des primates d’un zoo. Parcourir la bande dessinée Anthropocène Muséum : visite raisonnée des ruines d’une civilisation autodétruite, cela revient à la même chose, sans l’éventuel sentiment de culpabilité qui pèse désormais à l’évocation de ce souvenir. Le pitch : 12 septembre de l’an 5940, quatre adolescents découvrent une ville entière enfouie dans une gigantesque grotte, issue du xxie siècle. Une équipe de scientifiques s’attelle à analyser – tant bien que mal – nos vestiges pour mieux nous comprendre, ouvrant les portes de l’Anthropocène Muséum. De là surgit le miroir grossissant de l’absurdité de notre monde contemporain. L’ouvrage décrypte « notre présent, mais vu du futur » en pastichant à la fois méthode scientifique et narratif politique.
Voyez donc page 9 l’appel courageux de Patrick (comprenez Patrick Pouyanné, P-DG de TotalEnergies), pour nous « montrer les effets catastrophiques qu’ont la biodiversité et les humains » sur ses pipelines en Ouganda. Émouvant. Dans une autre salle, des cartels révèlent un « ministre de l’Économie emballé sur le coup par le concept de décroissance mais sans plus ». Faites quelques pas et découvrez le simulateur de RSA1 pour Xavier Niel (fondateur de Free) et ses acolytes du CAC 40, faisant écho « aux vrais programmes virtuels à destination des chefs d’entreprise afin de se mettre dans la peau de leurs employés », comme le rappelle le journaliste et critique BD Marius Jouanny.
Lorrain Oiseau et Maxime Morin, Anthropocène Muséum, volume 1, Paris, Exemplaire, 2023, 96 pages.
« Les dessins sont épouvantables, c’est difficile de ne pas chialer intérieurement en les regardant. » Heureux propriétaire de la page Instagram Wikihow Museum, Maxime Morin crée son compte en pastichant les vignettes du site wikiHow, qui fournit un nombre incalculable de guides pratiques et tutoriels accompagnés d’images explicatives, à la qualité toute relative. Son truc à lui, c’est le détournement de formes scientifiques. Pas du genre compliqué : il ouvre un dictionnaire, parcourt de vieilles encyclopédies, et il se gausse. Son travail consiste à « reprendre ces formes-là pour les subvertir ». C’est tout naturellement qu’il accroche avec l’univers de Lorrain Oiseau, qui explorait déjà le détournement vitriolé au détour de ses strips publiés sur Instagram. « Ces formes ont une potentialité comique un peu endormie. L’idée, c’est donc de les réveiller pour leur faire avouer ce qu’elles ont vraiment à dire. »
Faire mémoire du futur
Toute la drôlerie d’Anthropocène Muséum réside dans la construction du regard anthropologique du futur sur notre présent, qui donne lieu à « tout un tas de quiproquos et de malentendus », expliquent les auteurs. À l’instar de nos scientifiques du LXe siècle, convaincus que les mouettes et autres animaux marins de notre ère sont naturellement composés de matière organique et de déchets plastiques (d’ailleurs, la maladie des oiseaux marins causée par l’ingestion de produits plastiques a désormais son petit nom : la plasticose). Ou bien persuadés que le tableau Guernica (renommé Sans titre, auteur anonyme) constituerait une réplique iconographique du Black Friday, « grand rite sacrificatoire » exercé dans le but de remporter un aspirateur, « sans doute considéré alors comme un objet sacré ». Dans le mille : en singeant la difficulté qu’a le scientifique à réduire la distance entre son objet de recherche et lui-même, les auteurs soulèvent leur propension à figer l’objet dans un mode de compréhension déjà absurde.
Et puis le musée, pour figer, il n’est pas le dernier. Haut lieu de mémoire, fervent défenseur d’une civilisation éteinte, il est encore trop rarement considéré comme le passager du futur. C’est désormais chose faite, dans l’Anthropocène Muséum. « C’est un peu paradoxal, car il s’agit de faire mémoire, mais mémoire du futur. » Le bâtiment n’a pourtant pas grand-chose de futuriste et conserve l’attirail classique à tendance poussiéreuse. En « ringardisant le futur », les auteurs interrogent « nos façons d’anticiper le futur et l’avenir, notre regard anticipateur, qui sont peut-être la raison de ce pour quoi nous courons à la catastrophe ».
Passer à côté du présent
La politique française est un véritable mystère pour les scientifiques du LXe siècle. Par chance, les archéologues tombent sur une clé USB (retrouvée intacte dans le ventre d’une mouette) contenant le « making of de la vie politique française telle qu’elle s’est déroulée à partir de 2017 ». Dans cette série habilement show-runnée par Steven Spielberg himself, le réalisateur y dévoile les secrets de fabrication de la réalité. Elle rencontre un franc succès. Pourtant, de son aveu, « il n’avait pas de projet construit, au départ ». Seulement beaucoup trop de budget, avec une tendance collective à péter les plombs. Il n’aurait d’ailleurs pas parié sur Emmanuel Macron, l’acteur qui avait déjà joué quelques petits rôles secondaires et travaillé dans une banque, mais le comédien avait ce « je-ne-sais-quoi ». « Physiquement, ça passait bien. »
En ce sens, Anthropocène Muséum donnerait presque envie d’exhumer de la bibliothèque son bon vieux Debord. Guy Debord, vous vous souvenez ? L’écrivain et cinéaste qui a théorisé la société du spectacle. En accordant une place essentielle aux images, discours et narrations dans le façonnage de nos représentations, les politiciens sont alors sélectionnés selon leurs capacités à incarner des rôles préétablis, se transformant en acteurs tout terrain d’une production politico-médiatique assez envahissante. L’illusion est parfaite, tant et si bien que « l’individu de l’anthropocène s’est hissé à une conscience si aiguë de la facticité de la réalité qu’il n’a plus conscience qu’il en a conscience ».
En pointant du doigt le narratif – non pas distant de leur objet, à l’instar des scientifiques, mais démesurément hors-sol des élites –, Maxime Morin et Lorrain Loiseau s’interrogent sur la manière dont le politique fait mémoire… plutôt que futur. « La conscience que nos élites ont de fabriquer l’Histoire les fait passer à côté de ce qu’ils doivent réaliser dès à présent. » Et pour ce faire, nul besoin d’aller bien loin : l’actualité réactive sans cesse le potentiel comique – ou effrayant, c’est selon – du spectacle politique. Dernier épisode en date, les élucubrations de la nouvelle ministre française de l’Éducation Amélie Oudéa-Castéra, soutenant mordicus ne pas avoir menti mais admettant que la réalité « lui donne tort ». Pratique.
L’humour, c’est sérieux
N’allez pas croire que Oiseau et Morin sont du genre nihiliste. Au contraire. Lorrain Oiseau aurait voulu être artiste (musicien, pour être précis), archéologue ou historien. On connaît le goût de Morin pour le pastiche scientifique. Pourtant, ils reçoivent parfois des messages d’internautes « accélérationnistes », pensant trouver en l’Anthropocène Muséum une bible ludique de l’effondrement du monde. « Un type de contresens parmi d’autres », auquel s’ajoutent de temps en temps des commentaires irrités, imaginant déceler une orientation politique, une idée, un humour qu’ils ne partagent pas. Et c’est tant mieux.
« C’est une bonne chose si l’humour fait réfléchir, s’il ulcère. L’humour n’est pas un outil de développement personnel. » Ironie du sort, ce sont parfois des traders ou des cadres sup’ qui les remercient de les aider à « mettre à distance l’absurdité du monde ». Loupé. Ce que Oiseau et Morin aimeraient bien, au contraire, c’est aider à « prendre acte de cette absurdité » pour y réfléchir sérieusement. Parce que dans le fond, le détournement est profondément politique, et l’humour, « quelque chose de très sérieux ». À une époque où l’on boit des cocktails à Dubaï avec des glaçons issus du Groenland, mieux vaut peut-être en rire qu’en pleurer.
- Revenu de solidarité active en France (revenu minimal).
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