Libres ensemble
La publicité peut-elle
être responsable ?
Julie Luong · Journaliste
Mise en ligne le 2 octobre 2023
La publicité pousse à la consommation. C’est pourquoi les entreprises continuent d’y investir autant d’argent. Mais elle nuit aussi à notre santé physique, mentale et à l’environnement. Alors, aller vers une publicité plus « responsable » et moins écocide est-il possible ?
Photo © Shutterstock
Entre les publicités qui défilent sur les réseaux sociaux et celles que nous entendons à la radio, les panneaux que nous voyons à l’arrêt de bus et les spots à la télé – auxquels il faut encore ajouter les logos et marques qui saturent notre champ visuel depuis l’intérieur de notre frigo jusqu’à notre penderie –, nous serions exposés chaque jour à quelque 4 000 messages publicitaires contre environ 200 dans les années 1980. Des publicités par ailleurs de plus en plus personnalisées grâce à la magie des algorithmes et des neurosciences : un matraquage sur mesure qui crée une grande fatigue mentale. Notre désir de nous éloigner des écrans et de la ville pendant les vacances n’y serait-il pas directement lié ? « La publicité a un impact sur notre santé mentale puisqu’elle repose essentiellement sur la dévalorisation de soi et le besoin d’acquérir tel ou tel produit pour se réaliser dans son environnement. Cela affecte naturellement notre état psychologique », estime Pierre1, membre du collectif Liège sans pub. Et de prendre l’exemple récent d’une publicité pour un déodorant dont le slogan est « Devenez irrésistible ». « Donc cela veut dire qu’on ne l’est pas ? Et qu’il faut que je mette ce produit pour avoir un regard positif de la collectivité sur moi ? » s’interroge Pierre.
Manipulation explicite
Certes, les publicitaires aiment à rappeler que les adultes et les enfants à partir de 8 ans sont capables de distinguer un message publicitaire d’une information. Et que la publicité relève donc de la plus élémentaire liberté d’expression – le consommateur conservant quant à lui son libre arbitre. Rationnellement, en effet, nous savons que ce déodorant ne changera rien à notre vie. D’un autre côté, une sorte de croyance magique opère en souterrain… L’espace d’un instant, tout consommateur aime vivre dans l’illusion qu’un achat va améliorer sa capacité à être la personne qu’il rêve d’être. Les publicitaires le savent mieux que quiconque : sinon à quoi bon faire de la pub ? « La publicité continue d’utiliser les arguments du plaisir, de la réalisation de soi, du succès – caractéristiques de nos sociétés post-modernes individualistes », commente Andrea Catellani, professeur de communication à l’UCLouvain et animateur du Groupe d’études et de recherche Communication, environnement, science et société. Hélas et heureusement pour les publicitaires, l’illusion est toujours de courte durée. Une autre promesse viendra combler le manque. Un autre déodorant nous sera proposé. « Les ados, en pleine construction, sont particulièrement vulnérables à ces messages », souligne Pierre.
En admettant même qu’on parvienne à se prémunir en tant qu’individu des effets de la pub, il n’en demeure pas moins qu’elle influence et façonne les normes sociales de manière puissante. « La pub n’agit pas individuellement, mais à titre collectif, note Pierre. Individuellement, je n’ai pas d’influence sur le fait que, collectivement, la voiture reste un marqueur de réussite sociale. » Aujourd’hui, la publicité pour l’automobile équivaut encore à un tiers des recettes publicitaires dans la presse. Ne parlons même pas des spots télé, toujours prompts à associer voiture et nature, voiture et liberté, voiture et maîtrise de sa vie – loin de la réalité des bouchons, des accidents, de la pollution et de la part périlleuse que représente la voiture dans le budget d’un ménage modeste. De là à parler de mensonge, il y a un pas… impossible à franchir. « On parle parfois de la publicité comme un mode de manipulation explicite, a contrario de ce qui se passe avec les influenceurs, où la manipulation serait implicite », commente Andrea Catellani.
Un métier pas très reluisant
Le parcours de Julien Le Corre, cofondateur de l’agence de communication parisienne responsable .YZ, est emblématique du publicitaire des années 2000, au CV alignant les clients les plus puissants du marché. « J’ai travaillé dans le secteur de l’automobile, de l’alcool, des cigarettes et de l’électronique », résume-t-il. Jusqu’au moment où, la conscience de moins en moins tranquille, il décide de monter sa propre agence. C’était il y a sept ans. « J’avais la volonté de continuer de faire valoir les compétences publicitaires – des compétences réelles de créativité, de design –, mais en réorientant cette énergie vers des projets à impact plus positif. De fil en aiguille, notre portefeuille de clients s’est redirigé vers des organisations, des organismes publics ou semi-publics, des fondations », raconte-t-il. C’est que le monde de la pub, sa désinvolture et parfois son cynisme, semble de plus en plus en décalage avec l’époque – grave, éco-anxieuse, en quête d’égalité. « J’ai l’impression qu’une partie croissante des gens qui travaillent dans ce secteur ont envie de le faire différemment, confie Julien Le Corre. C’est quand même un métier qui est là pour faire acheter aux gens des choses dont ils n’ont pas besoin. Ce n’est pas très reluisant… »
Quand la publicité ne concerne pas carrément des produits nocifs. Rappelons à ce sujet que, depuis le 1er janvier 2021, les dernières exceptions à la publicité pour le tabac (devantures, présentoirs, enseigne lumineuse) ont été levées en Belgique. Il en va tout autrement de la réglementation sur la publicité des boissons alcoolisées, malgré l’adoption en mars d’un nouveau « plan alcool interfédéral 2023-2028 » prévoyant certaines mesures spécifiques visant à protéger les mineurs. Mais en avril dernier encore, le collectif Liège sans pub relevait la présence de panneaux publicitaires pour de la bière forte et un apéritif à 11° aux abords d’une école… Un an plus tôt, le collectif interpellait le bourgmestre et l’échevin de l’Instruction publique pour demander l’interdiction des publicités à moins de 300 m des écoles liégeoises, faisant valoir que 75 % des demandes d’achat émanant des enfants étaient influencées par les messages publicitaires… À défaut d’une législation nationale ambitieuse, le niveau local est en effet un levier pour faire bouger les choses. Ainsi, une ville comme Nantes interdit la publicité dans un rayon de 50 m à proximité des écoles.
Attention, les yeux… et le portefeuille ! Nous serions exposés chaque jour à quelque 4000 messages publicitaires contre environ 200 dans les années 1980.
© Pushish Images/Shutterstock
Protéger les personnes vulnérables
Quant aux publicités pour les produits trop gras, trop sucrés, trop salés, les enfants en sont là encore les premières victimes. En 2020, une enquête de Santé publique France2 affirmait que le marketing alimentaire, en particulier celui des produits à faible intérêt nutritionnel et à haute densité énergétique, participait activement à l’épidémie d’obésité observée au niveau mondial. « Les publicités vues à la télévision par les enfants, les adolescents et dans une moindre mesure par les adultes sont majoritairement des publicités pour des produits de Nutri-Score D et E, c’est-à-dire de plus faible qualité nutritionnelle, relevait-elle. 87,5 % des publicités pour des produits Nutri-Score D et E sont vues aux heures où plus de 10 % des enfants et des adolescents regardent la télévision. La moitié sont vues entre 19 et 22 h, tranche où plus de 20 % des enfants et des adolescents sont devant la télévision », précisait encore cette étude, tout en pointant l’augmentation du temps passé sur Internet – environnement où l’exposition à ce type de messages est aussi massive que difficile à mesurer.
Hyperbien écologique
Si la critique de la publicité comme agression, aliénation et nuisance aux conséquences réelles sur la santé physique et mentale n’est pas neuve, elle se double aujourd’hui d’une prise de conscience écologique croissante. Car primo, la publicité encourage la surconsommation et décourage la sobriété ; deuzio, elle continue de promouvoir des modes de vie jugés peu tenables comme la voiture individuelle, les vacances en avion et la fast fashion ; tertio, elle est en soi très énergivore. « Un écran publicitaire LED consomme l’équivalent en électricité de 3,5 ménages », précise Pierre. Les prospectus papier, pointés du doigt depuis longtemps pour leur participation à la déforestation, ont par ailleurs été rejoints par la publicité sur Internet : or s’il était un pays, on sait qu’Internet serait le 5e émetteur de gaz à effet de serre… « Au-delà des canaux, c’est la quantité de contenus qu’il faut produire pour exister sur les réseaux sociaux qui est inquiétante », commente Julien Le Corre. « Avant, quand on faisait une campagne pour une marque, on produisait trois ou quatre visuels sur l’année. Désormais, on doit produire des centaines de photos, vidéos… Il est donc très difficile de prétendre avoir une approche responsable sur les réseaux sociaux. »
Pour les entreprises, affirmer un positionnement vertueux en matière environnementale est pourtant devenu un enjeu majeur. « Une nouvelle norme sociale s’est instaurée en Europe qu’on appelle parfois l’“hyperbien écologique”, c’est-à-dire qu’il est normal aujourd’hui de considérer qu’il y a une menace sur le vivant, la biodiversité, qu’il y a des dangers liés à différentes formes de pollution comme la pollution plastique », explique Andrea Catellani. « Cet hyperbien signifie que les entreprises apparaissent du côté des accusés, des coupables et qu’elles doivent désormais se positionner contre ces accusations. »
D’où les nombreux messages « verts » qui ont envahi la publicité et vendent au consommateur non plus seulement de l’hédonisme et du narcissisme à l’ancienne mais un peu de bonne conscience écolo, suivant la logique qui veut que le capitalisme incorpore toujours sa propre critique… Or comme l’explique Andrea Catellani, faire reposer la responsabilité sur le consommateur est totalement insuffisant si la loi ne suit pas. « Il faut chercher à sortir de notre situation de consumérisme, c’est indiscutable. Mais je crois à une régulation d’ordre législatif, comme pour le monde agricole. La publicité n’est pas forcément quelque chose de “méchant” : en revanche, il faut une communication responsable et il y a des choix politiques à faire », estime-t-il.
Mutisme vert
« Aujourd’hui, quand on regarde les publicités, on a l’impression que tout est vert, depuis le produit pour les toilettes jusqu’à la voiture en passant par les vêtements. Ce qui n’est évidemment pas le cas », observe Julien Le Corre. Les entreprises s’exposent alors à des accusations d’écoblanchiment (greenwashing). « Cette accusation concerne l’incohérence entre les discours et les pratiques », précise Andrea Catellani. Mais aussi, parfois, une identification abusive de l’achat responsable en geste vertueux.
Ainsi en va-t-il de la marque Patagonia, généralement considérée comme une bonne élève des entreprises responsables, mais qui affirmait dans l’une de ses newsletters de l’été 2022 que ses clients pouvaient « protéger les océans avec des vêtements », en achetant des pièces « iconiques rétro et colorées » conçues à partir de filets de pêche usagés. Certes, par cette initiative, Patagonia limitait la pollution des océans. « Mais il est abusif d’affirmer que l’achat d’un vêtement “protège les océans” », pointe sur son blog Mathieu Jahnich, consultant indépendant et observateur aguerri de la communication responsable. « C’est contraire à la recommandation Développement durable qui stipule que “les termes, expressions ou préfixes utilisés ne doivent pas traduire indûment une absence d’impact négatif du produit ou de l’activité de l’annonceur”. Acheter un produit, quel qu’il soit, ne sera jamais un geste protecteur. »
Même combat pour les culottes menstruelles réutilisables ou les gourdes métalliques… En faire l’acquisition pour abandonner l’usage de protections hygiéniques jetables et de bouteilles en plastique, pourquoi pas ? À condition de ne pas les collectionner. « Dès qu’on est dans la consommation, on est dans l’impact environnemental », estime Julien Le Corre. « Un tote bag, c’est super si ça remplace un sachet en plastique… mais si j’ai trente tote bags à la maison, ça ne change plus grand-chose. » Certaines marques ont de nos jours tellement peur de se faire taper sur les doigts qu’elles optent pour le greenhushing, aussi appelé « éco-silence » ou « mutisme vert », une option consistant à ne plus communiquer sur son engagement environnemental, parce qu’il est inexistant… ou insuffisamment irréprochable. « Depuis ses débuts, la publicité est dans l’hyperbole et l’exagération » analyse encore Julien Le Corre. « Elle est là pour faire rêver, pour raconter des histoires, pour interpeller… Mais aujourd’hui, on constate que ces fondamentaux sont remis en question car on exige de la publicité du factuel, des engagements sociétaux et environnementaux. » Même explicite, la manipulation a perdu de son charme. L’hyperbole a comme un goût amer. Et le rêve est ailleurs.
- Le prénom a été modifié.
- Santé publique France, « Exposition des enfants et des adolescents à la publicité pour des produits gras, sucrés, salés », 24 juin 2020.
Partager cette page sur :