La tartine
Faut-il craindre
la polarisation politique
en Belgique ?
Jasper Van Assche, Alain Van Hiel et Olivier Klein · Professeurs de psychologie sociale (ULB et UGent)
Mise en ligne le 15 mars 2024
La polarisation sociale et politique est souvent brandie pour expliquer le désamour des citoyen.ne.s envers le monde politique, voire pour éclairer la montée des extrémismes. Qu’en est-il réellement ? Analyse sous le prisme de la psychologie sociale.
Illustrations : Max Tilgenkamp
Des enquêtes menées dans de nombreux pays montrent que la confiance dans la politique n’a jamais été aussi basse. Prenons l’exemple des États-Unis. Au début des années 1960, plus de 70 % des citoyen.ne.s se fiaient au gouvernement « la plupart du temps » ou « toujours ». Aujourd’hui, si vous posez cette question à l’Américain.e moyen.ne, vous n’obtenez qu’un maigre 20 %. Selon une autre enquête1 – menée en 2019 auprès de 20 000 citoyens de 31 pays –, les politicien.ne.s de tous les pays interrogés étaient considéré.e.s comme les moins dignes de confiance parmi toutes les professions étudiées. Dans un passé pas si lointain, cet honneur était l’apanage des vendeuses et vendeurs de voitures d’occasion…
On pourra se rassurer à bon compte en constatant que la méfiance politique est encore plus marquée dans des pays à tendance autoritaire. Mais ne nous voilons pas la face : la démocratie n’est que modérément efficace dans la lutte contre la méfiance politique. Ou plutôt : la méfiance est omniprésente malgré notre système démocratique. Qu’en est-il de la Belgique plus spécifiquement ? La confiance politique a toujours été faible ici, et à cet égard, nous sommes un éternel mauvais élève2.
L’importance de la confiance
Selon la définition la plus courante, la confiance consiste à être prêt.e à mettre son sort entre les mains d’une autre personne parce que l’on suppose qu’elle est bien intentionnée. C’est le ciment qui maintient notre société unie et fonctionnelle. Sans confiance, il n’est pas possible de nouer des relations significatives avec les autres. Non seulement nos relations sociales sont basées sur la confiance, mais il en va ainsi de tous les processus sociétaux. La confiance est la matière première de base de l’économie. Sans elle, pas de commerce. Sans elle, pas d’investissement. La confiance généralisée3 explique en grande partie pourquoi les économies occidentales sont si performantes. La confiance en politique n’est pas moins essentielle. Après tout, dans l’isoloir, vous élisez un.e représentant.e dont vous attendez qu’elle ou il veille à vos intérêts, sans avoir à scruter tous les comportements de votre élu.e. À quoi bon se rendre aux urnes si l’on trouve le système politique et les politicien.ne.s corrompu.e.s et malhonnêtes ? La confiance est donc l’un des fondements de la démocratie.
Méfiance 2.0 : le cynisme politique
Il est profondément regrettable que la confiance dans la politique ait chuté à ce point. Mais au risque d’assombrir le tableau, il y a pire. La méfiance n’est « que » l’absence de sentiment positif à l’égard des élites politiques. Il s’agit plutôt d’une attitude passive. Cependant, une partie de l’électorat est politiquement cynique, ce qui est une attitude négative explicite. Le cynisme politique est une forme de mépris à l’égard de l’establishment politique, une émotion – la colère – alimentant ce cynisme. La colère a des effets sur le traitement de l’information : les personnes en colère recherchent principalement des informations qui correspondent à leurs propres opinions. Si ces informations se révèlent erronées, elles sont moins enclines à les corriger. Celles qui mettent les gens en colère les incitent à cliquer davantage et se propagent plus facilement via les médias sociaux, ce qui conduit à une dynamique que l’on appelle « caisse de résonance ». Dans ce cas, l’attitude de chacun.e est de plus en plus alimentée par de nouvelles « preuves ». Il est souvent vain d’espérer faire changer de cap à quelqu’un qui s’oriente dans une telle voie.
Le cynisme politique sape et menace la crédibilité et la légitimité des gouvernants. Et même si la légitimité du gouvernement n’est pas (encore) menacée, un climat politiquement cynique est néfaste car il empêche les dirigeant.e.s de s’attaquer de manière décisive aux problèmes de société. En conséquence, ces dernières et ces derniers prennent des décisions peu ambitieuses, qui suscitent peu de débats, ou évitent tout simplement d’aborder les questions controversées. La méfiance et la colère profondes se reflètent naturellement dans l’isoloir. Les cyniques politiques votent pour des partis radicaux, de gauche comme de droite.
Les extrêmes se touchent
Il est certain que les radicaux d’extrême gauche et d’extrême droite partagent un cynisme politique prononcé, et le mépris et la haine concomitants à l’égard de l’establishment politique. En analysant les résultats de la Belgian National Election Study (BNES) menée juste après les élections fédérales de 20194, nous observons les scores les plus élevés de cynisme politique parmi les électeurs et électrices du PTB, du Vlaams Belang et du Parti populaire, entre autres. Mais sont-elles et sont-ils également plus radicalisé.e.s en matière d’orientation politique sur l’axe gauche-droite ? Examinons la partie supérieure de la figure 2. Du côté francophone, les électrices et électeurs du PS se définissent comme plus à gauche que celles et ceux du PTB. Et du côté néerlandophone, entre le SPA5, Groen et le PVDA, l’orientation est quasi pareille. La partie inférieure de la même figure montre le degré d’identification à la droite des électeurs et des électrices des différents partis belges. Nous constatons une même dynamique : les partisan.e.s de la droite radicale ne sont pas plus à droite que les électrices et électeurs de la droite modérée. En d’autres termes, celles et ceux qui votent pour le Vlaams Belang n’obtiennent pas de scores plus élevés que les partisan.e.s de la N-VA ou du MR.
Une conclusion importante découle de ce résultat. Les partisan.e.s du Vlaams Belang et du PTB ne se définissent pas comme davantage d’« extrême droite » ou d’« extrême gauche ». « Extrême » est un terme trompeur qui suggère que les personnes de la gauche radicale sont encore plus à gauche que les modéré.e.s de gauche et que les supporters de la droite radicale sont encore plus à droite que les modéré.e.s de droite.
Or les radicaux n’ont pas nécessairement des attitudes politiques plus prononcées. Ce sont plutôt le cynisme politique et des motivations spécifiques qui semblent déterminer leur comportement électoral. Parmi celles-ci, citons les attitudes à l’égard de la migration pour l’extrême droite et l’aversion au capitalisme pour l’extrême gauche. Ces mêmes thèmes sont apparus dans une étude récente dans laquelle nous avons interrogé des électrices et électeurs français.e.s de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. L’immigration semble également avoir été le principal moteur de la récente victoire électorale de Geert Wilders aux Pays-Bas.
Le puzzle mal ajusté de la polarisation
De nombreux.ses universitaires et médias suggèrent qu’il existe une polarisation croissante. La gauche virerait de plus en plus à gauche, la droite virerait de plus en plus à droite. Par conséquent, à long terme, il n’y aurait plus de points de contact entre les deux grands blocs idéologiques. Le centre politique serait vide et délaissé. En Europe occidentale, il est frappant de constater que cette polarisation s’opère principalement sur la droite radicale et beaucoup moins sur la gauche. En effet, dans des contrées comme les Pays-Bas, la France, l’Allemagne et l’Autriche, les partis de la droite radicale ont connu un vif succès ces dernières années. Il en va de même en Flandre. En revanche, la Belgique francophone fait exception : c’est un parti d’extrême gauche qui tire son épingle du jeu. La polarisation est un processus psychologique : les gens s’influencent mutuellement via leurs opinions et leurs attitudes, ce qui les rend extrêmes et plus homogènes. L’idée que la polarisation est le fléau de notre ère semble séduisante et logique, mais elle n’est au mieux qu’un phénomène de surface. Les preuves scientifiques ne s’intègrent tout simplement pas dans le puzzle de la polarisation psychologique. Il y a au moins trois pièces qui ne s’emboîtent pas correctement.
Un phénomène de surface
Un premier élément mal agencé réside dans le fait montré plus haut que de nombreuses attitudes correspondant à une idéologie de droite sont aussi prononcées au centre qu’aux extrêmes de l’échiquier politique.
Une deuxième pièce réside dans le fait que les radicaux ne partagent en aucun cas les mêmes pensées et idées. Ils ne sont d’aucune manière des copies conformes les uns des autres. La théorie de la polarisation psychologique prédit une pensée unitaire, mais les faits disent le contraire. Comme une étude de Van Hiel de 2012 l’a exposé, la grande diversité d’opinions et d’attitudes aux extrémités du spectre politique ne correspond pas du tout à l’idée de polarisation.
Enfin, une troisième pièce du puzzle ne s’emboîte pas : les partis radicaux traitent de manière très flexible et créative les divisions gauche-droite – en particulier au cours des dernières années. Certains politologues affirment que ces partis sont prétendument « pauvres en idéologie » : ils font leur marché parmi des points de vue de gauche et de droite qu’ils intègrent à leur propre récit comme ils l’entendent. Le Mouvement 5 étoiles italien, par exemple, combine des recettes typiquement de gauche et de droite. Il ne se laisse pas non plus qualifier de gauche ou de droite, car il considère qu’il s’agit là d’une opposition dépassée.
En fait, il n’y a guère de signes de protestation ou de baisse de popularité lorsque les partis assaisonnent leur recette de droite radicale avec du sel « gauchiste ». Une fois de plus, la polarisation constitue une mauvaise explication. Elle ne peut pas expliquer le radicalisme. Il est donc fort probable que la dépolarisation constitue également une mauvaise solution pour restaurer la confiance politique. Alors comment attirer les brebis radicales égarées dans la bergerie ?
Renforcer le dialogue
Le premier défi consiste à rétablir la confiance. Comment convaincre des personnes politiquement cyniques ? Il faut pour cela que les partis traditionnels changent radicalement de mentalité dans leurs relations mutuelles (et aussi dans leurs relations avec les représentant.e.s et les partisan.e.s des partis radicaux), et surtout qu’ils fassent preuve d’une grande volonté d’agir ensemble. En soi, la polarisation des opinions n’est pas une mauvaise chose, tant que le dialogue est possible. Si les partis traditionnels veulent gagner en crédibilité, ils doivent penser au collectif et travailler ensemble. Il ne s’agit pas d’un appel contre le profilage idéologique (gauche-droite), mais plutôt de tendre la main à d’autres partis avec un profil clair et certains objectifs identiques, tout en faisant preuve d’une réelle volonté de coopération. Les institutions de notre pays devraient offrir un cadre permettant d’optimiser un tel dialogue. En outre, il importe que ses fruits puissent être mis en œuvre de façon efficace.
- « Politicians are the least trusted profession, while doctors and scientists are seen as the most trustworthy », mis en ligne sur www.ipsos.com, 24 octobre 2023.
- Remarquons qu’en Belgique, selon les données de l’Eurobaromètre, la confiance à l’égard des institutions politiques, comme le Parlement ou le gouvernement, est faible mais n’a pas chuté de façon remarquable ces dernières années.
- Ou « capital social ».
- Les deux figures reprises dans cet article ont été conçus par Olivier Klein, sur la base des données de la BNES-19. Les barres d’erreur correspondent à l’intervalle de confiance de 95 % (marge d’erreur : 5%, NDLR).
- Aujourd’hui Vooruit.
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