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« Il ne faut pas se taire, c’est trop dangereux ! »

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 21 septembre 2023

Journaliste afghane exilée en Belgique, Lailuma Sadid a reçu le Prix international Henri La Fontaine pour l’humanisme ce 21 septembre. Une récompense pour ses années de combat en faveur des droits des femmes, dans son pays, comme ailleurs.

Que représente pour vous ce prix et sa dimension humaniste ?

Ce prix signifie beaucoup pour moi et cela me rend heureuse : c’est une reconnaissance par rapport à mon combat et cela me donne plus d’énergie pour poursuivre ce travail et plus de pouvoir pour les droits et libertés des femmes. Car ce combat est nécessaire en Afghanistan, mais aussi ailleurs, spécifiquement dans les pays musulmans. Nous devrions nous battre pour elles, car les droits des femmes dans les pays islamiques posent toujours question. Avec ce prix, je me sens encore plus responsable : je me dois de les aider à changer leur mode de vie. C’est important aussi car cela fait vingt-cinq ans de lutte et je n’ai jamais pensé recevoir une telle reconnaissance. Mon combat n’est pas terminé ! De plus, la figure d’Henri La Fontaine est inspirante, son message de paix a touché mon cœur.

Cela fait des années que vous luttez et résistez contre l’obscurantisme et pour la défense des droits des femmes, quelles sont les difficultés qui restent aujourd’hui présentes dans votre militantisme ?

© Sandra Evrard

À lire également :

Sandra Evrard, « Rendez-vous avec Lailuma Sadid. “Liberté, ce si joli mot” », dans Espace de Libertés, n° 510, avril 2023.

Je pense que ce combat recommence d’une certaine façon, après vingt ans durant lesquels les talibans n’étaient plus au pouvoir, à la suite des attaques de 2001 sur les tours jumelles à New York. Tout est à refaire à présent ! Non pas que mon action se soit arrêtée en 2001, mais pendant cette trêve les femmes pouvaient étudier, travailler, exercer des activités. Malgré cela, nous en voulions davantage, nous nous battions pour nos droits. Nous voulions même que les femmes puissent poser leur candidature pour devenir présidente – ce qui fut le cas, tout comme au sein du Parlement d’ailleurs. Mais bien entendu, ce n’était pas encore équilibré. Nous voulions pouvoir poser nos choix, disposer de nos droits, aller où nous voulions et nous nous battions pour cela. La culture traditionnelle et les religieux essayaient de nous en empêcher, ce n’était pas facile. Dans ma famille, cela ne posait pas de problème que je porte ou non le voile, que je sorte dans la rue avec un homme ou que je vaque à mes activités, mais cela restait plus compliqué au niveau de la société, de la communauté. On dit en Afghanistan que l’on ne gagne pas de droit sans sacrifice, donc on était prête à ça. Quand j’ai retiré mon voile au travail, beaucoup de mes collègues étaient fâchés. Chaque pas en avant était compliqué. Même devenir journaliste, pour une femme, n’était pas facile : nous pouvions juste travailler comme enseignante ou comme médecin, dans le domaine du care.

Cela fait déjà deux ans que les talibans ont repris le pouvoir depuis leur coup d’État, comment évolue la situation ?

Quand je pense à cette période, ce ne sont pas seulement deux années, c’est l’équivalent de deux décennies perdues pour les femmes en Afghanistan. Les talibans ont mis fin à toutes leurs activités : plus d’école, plus de travail, plus de salon de beauté. Même aller se promener au parc est interdit. C’est vraiment difficile à accepter et se taire l’est encore plus. Les femmes résistent et se battent pour récupérer leurs droits, car elles ne sont pas comme les plus jeunes qui n’ont rien connu d’autre.

Lailuma Sadid exerce son métier de journaliste depuis deux décennies. Aujourd’hui exilée en Belgique, elle est aussi activiste dans le domaine des droits humains.

© Sandra Evrard

Quels sont les échos que vous avez des femmes sur place ?

Elles me disent que si la communauté internationale se mobilisait pour les aider dans leur combat, elles pourraient changer la société et lutter contre ce groupe terroriste de talibans. À présent, lorsque les femmes sortent dans la rue pour manifester, les talibans les mettent en prison. Mais elles y sont de toute façon déjà! Il y a aussi à nouveau de nombreux mariages forcés, dès l’âge de 8 ans… C’est très difficile. Il faudrait que le gouvernement des talibans ne soit pas reconnu, car ce sont des terroristes. Ils se trouvent actuellement en Afghanistan, mais où iront-ils ensuite ? Il ne faut pas oublier le 11 septembre 2001. Ils en sont responsables, avec Al Qaïda. Et aujourd’hui, il y a aussi Daesh. Raison pour laquelle il ne faut pas se taire, c’est trop dangereux !

Si vous aviez une baguette magique, quelle serait la première chose que vous changeriez pour les femmes ?

Trois points sont importants. Le premier, c’est qu’il faut miser sur l’éducation pour changer les mentalités des gens. Sans éducation, aucun pays ne peut se développer. Nous avons 90 % des ressources dans certains domaines (charbon, gaz, pierres précieuses et minerais, NDLR), c’est un levier économique et les richesses devraient être investi dans l’éducation. Le deuxième point serait la séparation du politique et du religieux : il faudrait s’inscrire dans la laïcité. L’Afghanistan est un pays religieux, mais pourquoi mêler cela à la politique ? Cela n’amène que des problèmes. Le troisième point, c’est de donner davantage de pouvoir aux femmes car elles peuvent tout changer ! Je vois cela à travers le monde, même en dehors des pays musulmans : quand les femmes sont au pouvoir, le pays est plus stable, moins corrompu. C’est le cas à Singapour, en Estonie, ce fut le cas en Allemagne ou en Nouvelle-Zélande.

Qu’attendez-vous de l’Occident ?

L’Occident devrait écouter les gens qui vivent au Moyen-Orient, que ce soit en Afghanistan ou ailleurs. Il ne devrait pas soutenir les personnes arrivées au pouvoir par la force et négocier avec eux, cela n’a pas de sens. Et on voit le résultat…. Il faut laisser le choix au peuple. Aujourd’hui, l’Occident continue de négocier avec les talibans ! Les services secrets américains, mais aussi chinois, indiens et certains pays européens sont très actifs sur le terrain. Mais cela sans parler avec la population. Les ressources naturelles sont en ligne de mire et de gros contrats viennent encore d’être signés par des entreprises chinoises, turques, arabes et pakistanaises concernant l’exploitation du gaz, mais aussi surtout de l’or et des minerais précieux. Aujourd’hui, chaque semaine 40 millions de dollars sont envoyés aux talibans par les États-Unis, soi-disant pour raisons humanitaires. Pourtant, d’après le WFP (World Food Program), plus de 50 000 personnes meurent de faim dans le pays. Leur nombre devrait pourtant se réduire au lieu d’augmenter ! Où va cet argent ? Je suis certaine que sans cette manne financière, en deux mois, le gouvernement taliban s’écroulerait. Ils jouent avec le peuple, qui lui meurt de faim, alors qu’ils vivent bien de leur côté !

Quelle est la femme qui vous inspire le plus aujourd’hui ou à travers l’histoire ?

Quand j’étais jeune, à l’université, j’ai lu un livre sur l’histoire d’une femme qui devenait politicienne et cela m’a inspirée. Le fait de travailler sans peur, de ne pas se préoccuper de soi, mais des autres. C’est donc plutôt un rôle qu’une personne précise qui m’inspire. En tant que journaliste, qu’activiste, féministe, née dans un pays en guerre, je ne peux pas être inspirée par une seule figure. C’est un tout qui m’inspire : les leaders avec une vision positive pour la société. Je serai contente le jour où une jeune fille viendra me dire : « Cette action m’a donné de l’énergie, elle m’a libérée. » Je rappelle souvent à mes filles qu’elles vivent ici en Belgique dans un pays de manière libre, mais qu’elles doivent aussi penser au sort des Afghanes. Et qu’il ne faut jamais rester silencieuse face aux discriminations. J’espère que je verrai un changement positif dans le futur dans mon pays.

Prix Henri La Fontaine : parole aux femmes qui résistent

Libres, ensemble · 23 septembre 2023

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