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Croatie : la presse au ban

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 22 mai 2025

La liberté de la presse est toujours un enjeu délicat dans une jeune démocratie. Bousculé par la puissance de la désinformation et affaibli par le mépris et la domination des pouvoirs politiques et économiques, ce droit fondamental est malmené en Croatie. Le paysage médiatique de ce pays manque de diversité et d’une capacité à exercer son contre-pouvoir, mais il est aussi sclérosé par l’absence de soutien structurel et les procédures-bâillons. L’État de droit ne remplit pas son rôle de garant de la liberté d’expression, et en particulier de celle de la presse.

Photo © Ivan Klindic/Shutterstock

Dès l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite dans le gouvernement croate en avril 2024, l’une des premières décisions que les ministres du Mouvement patriotique (DP) ont négociées fut la suppression des subsides octroyés au média Novosti. Ce journal, géré par la minorité serbe et réputé de gauche, est surtout l’un des plus acérés en matière d’enquêtes pointues, et cela dérange ! Le média est financé par le Conseil pour les minorités nationales par l’intermédiaire du Programme pour l’autonomie culturelle des minorités. Comme l’indiquait alors sa rédactrice en chef, Andrea Radak, « ce n’est pas seulement une attaque contre la liberté de la presse, c’est aussi une remise en question de la place des minorités dans le pays »1. Leur place et la défense de leurs droits posent en effet régulièrement question, par exemple au niveau de l’enseignement de la religion orthodoxe dans les écoles, qui sont fréquentées par la majorité croate catholique. Une récente enquête financée par le Conseil national serbe précise également que la minorité serbe de Croatie se dépeuple deux fois plus que les autres communautés du pays, avec en sous-question : fuit-elle le territoire ? Mais tout cela se passe sous les radars, car officiellement, l’État croate garantit le respect des minorités.

Cachez-moi cette presse…

Ce reportage en Croatie a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

En Croatie, la presse est trop souvent considérée comme un clou dans la chaussure – surtout lorsqu’elle dénonce la corruption endémique et les accointances entre le pouvoir politique et les oligarques qui gèrent économiquement le pays –, et non en tant qu’outil de contre-pouvoir nécessaire dans une démocratie. Andrej Plenković, le Premier ministre (parti de l’Union démocratique croate, HDZ) a lui-même régulièrement des mots malheureux envers la presse, ouvrant ainsi la porte au media bashing. « C’est très problématique qu’il accuse plusieurs médias critiques comme N1, Index ou Telegram d’abus de pouvoir, ou qu’il les qualifie d’“axes du mal” », explique Oriana Ivković Novokmet, directrice exécutive de Gong, une association anticorruption et de défense des droits civiques, qui plaide pour une bonne gouvernance et qui est elle-même dans le viseur du gouvernement.

« L’un des principaux problèmes est en premier lieu le manque d’indépendance de l’organisme de régulation des services de médias publics », ajoute d’emblée Maja Sever, directrice du Syndicat des journalistes croates (SNH) et présidente de la Fédération européenne des journalistes. Maja semble ne jamais s’arrêter. « Il y a du pain sur la planche », confie-t-elle. « Quand on est journaliste, on vit, on dort comme une journaliste. Le métier est là en permanence, mon mari ne le sait que trop bien », glisse-t-elle en riant. Celle qui se faufile inlassablement à vélo dans les rues de Zagreb est également directement touchée par les atteintes à l’information de qualité. Elle a animé durant une vingtaine d’années un débat, « Hrvatska uživo », sur la télévision publique HRT, mais celle-ci a, au fil du temps, été vidée de sa substance. « Mon rédacteur en chef a avoué qu’il n’avait plus d’énergie pour faire face aux politiciens et aux débats musclés. Nous n’avons plus de programme politique sérieux, tout penche vers le divertissement et les sujets légers. Lorsque l’on a coupé mon émission, il y a même eu une manifestation devant le gouvernement. Mais c’est ainsi qu’ils procèdent : ils arrêtent l’émission, tout simplement. Il n’y a plus de journalisme d’investigation à la radio ou la télévision croate, ou quand il y en a, c’est diffusé à minuit. L’information est tout bonnement sous contrôle », déplore Maja.

Maja Sever © Sandra Evrard

Oriana Ivković Novokmet © Sandra Evrard

Sujets tabous : les minorités invisibilisées

Dans une enquête menée par l’organisation citoyenne Gong2 sur les problèmes rencontrés par les journalistes croates, la majorité du panel ayant participé au sondage confirme subir des pressions dans le but d’interdire la publication d’un article, entre autres par des personnes citées dans leurs reportages, surtout lorsque ce sont des personnalités puissantes, mais aussi de la part des publicistes. Un journaliste témoigne notamment du fait « que le titre de son article a été modifié afin de réduire l’impact causé au Premier ministre et aux ministres concernés, tandis que les papiers qui n’étaient pas en faveur d’un gouverneur de comté HDZ ont simplement été supprimés du portail ».

Outre les sujets ayant trait au pouvoir politique et économique, certains thèmes sont également tabous. Une journaliste raconte quant à elle que la rédaction d’une chaîne de télévision privée pour laquelle elle travaille a refusé de traiter des droits LGBTQ+. Des propos corroborés par un autre journaliste qui admet que même si le sujet de l’adoption d’un enfant par un couple de même sexe est essentiel, il ne l’a pas proposé, connaissant déjà la réponse : « On m’a dit que nous ne publierions que les informations importantes concernant les minorités sexuelles, mais que nous ne devrions pas écrire d’articles détaillés sur ces sujets ni promouvoir ces valeurs », explique-t-elle.

Lors de notre rencontre avec Maja Sever, elle nous racontait non sans une certaine excitation qu’elle venait de terminer un reportage sur la vie d’un couple homosexuel, « ce qui allait faire grand bruit », avouait-elle. La représentation médiatique des minorités de genre fait ici encore l’objet de freins manifestes. Et même les recommandations de l’ombudswoman pour l’égalité de genre, Višnja Ljubičić, ne semblent pas peser bien lourd – elle qui a dû envoyer un avertissement à la HRT après le dépôt d’une plainte dénonçant une discrimination envers les femmes, car aucune n’avait été invitée dans les débats politiques ces dernières années.

Les questions de genre, de minorité, les enjeux économiques, mais aussi les reportages sur l’histoire et l’identité de la Croatie constituent encore et toujours des sujets sensibles. Les journalistes qui les couvrent sont régulièrement insultés et menacés. Les risques d’autocensure sont dès lors renforcés face à ces pressions qui s’exercent à tous les niveaux.

Sujets tabous : les minorités invisibilisées

Dans une enquête menée par l’organisation citoyenne Gong2 sur les problèmes rencontrés par les journalistes croates, la majorité du panel ayant participé au sondage confirme subir des pressions dans le but d’interdire la publication d’un article, entre autres par des personnes citées dans leurs reportages, surtout lorsque ce sont des personnalités puissantes, mais aussi de la part des publicistes. Un journaliste témoigne notamment du fait « que le titre de son article a été modifié afin de réduire l’impact causé au Premier ministre et aux ministres concernés, tandis que les papiers qui n’étaient pas en faveur d’un gouverneur de comté HDZ ont simplement été supprimés du portail ».

Outre les sujets ayant trait au pouvoir politique et économique, certains thèmes sont également tabous. Une journaliste raconte quant à elle que la rédaction d’une chaîne de télévision privée pour laquelle elle travaille a refusé de traiter des droits LGBTQ+. Des propos corroborés par un autre journaliste qui admet que même si le sujet de l’adoption d’un enfant par un couple de même sexe est essentiel, il ne l’a pas proposé, connaissant déjà la réponse : « On m’a dit que nous ne publierions que les informations importantes concernant les minorités sexuelles, mais que nous ne devrions pas écrire d’articles détaillés sur ces sujets ni promouvoir ces valeurs », explique-t-elle.

Lors de notre rencontre avec Maja Sever, elle nous racontait non sans une certaine excitation qu’elle venait de terminer un reportage sur la vie d’un couple homosexuel, « ce qui allait faire grand bruit », avouait-elle. La représentation médiatique des minorités de genre fait ici encore l’objet de freins manifestes. Et même les recommandations de l’ombudswoman pour l’égalité de genre, Višnja Ljubičić, ne semblent pas peser bien lourd – elle qui a dû envoyer un avertissement à la HRT après le dépôt d’une plainte dénonçant une discrimination envers les femmes, car aucune n’avait été invitée dans les débats politiques ces dernières années.

Les questions de genre, de minorité, les enjeux économiques, mais aussi les reportages sur l’histoire et l’identité de la Croatie constituent encore et toujours des sujets sensibles. Les journalistes qui les couvrent sont régulièrement insultés et menacés. Les risques d’autocensure sont dès lors renforcés face à ces pressions qui s’exercent à tous les niveaux.

croatie presse médias

Dans un témoignage provenant d’une enquête menée par l’ONG Gong sur les pressions au sein des médias, une journaliste raconte que la rédaction d’une chaîne de télévision privée pour laquelle elle travaille a refusé de traiter des droits LGBTQIA+.

© Rasadonyindee/Shutterstock

Pressions économiques et politiques

Autre pression exercée sur la liberté de la presse, qui n’est certes pas exclusivement croate : l’influence des publicistes, qui exigent que l’agenda des publications coïncide avec leurs campagnes publicitaires, utilisent de la pub déguisée, et n’hésitent pas à user de la menace pour obtenir ce qu’ils souhaitent. Un journaliste témoigne : « On nous demande de rédiger des articles de relations publiques et des publicités natives camouflés par des sujets économiques et politiques, comme s’il s’agissait de textes classiques. Un refus peut (et c’est souvent le cas) entraîner une perte d’emploi, et certainement une rétrogradation. »

Quelquefois, les répercussions dépassent le coup de fil ou les procédures judiciaires, allant de messages de menace à des discours de haine, voire à des attaques physiques. En août dernier, Melita Vrsaljko, journaliste au média Faktograf, spécialisée dans les reportages sur les enjeux environnementaux, en a fait les frais. Enquêtant sur les déchets plastiques générés par le tourisme et les dépôts sauvages non recyclés par certaines collectivités, elle fut agressée par la sœur et le père d’un influent politicien local de Nadin. « C’est le problème au niveau local : tout le monde se connaît, a un cousin dans la police. Ils fréquentent les mêmes lieux, leurs enfants vont à la même école… Tous les rapports sur l’État de droit épinglent cette influence du pouvoir politique, mais aussi le financement opaque des médias. Les collectivités locales sont normalement obligées de consacrer un pourcentage de leur budget aux médias régionaux, mais elles n’octroient ces fonds que pour les médias qui couvrent leurs activités de manière satisfaisante. Nous avons alerté à diverses reprises sur ce sujet et même proposé un modèle de financement transparent, avec des comités indépendants, afin de fournir un journalisme de qualité. Heureusement, quelques villes comme Zagreb ou Split ont accepté notre modèle… », explique la directrice du syndicat des journalistes. C’est également pour ces raisons que le dernier rapport (2024) sur les libertés et l’État de droit en Croatie3 recommande que le niveau de menaces et d’attaques contre les journalistes, comprenant par exemple les campagnes de diffamation, soit renforcé.

Les questions de genre, de minorité, les enjeux économiques, mais aussi les reportages sur l’histoire et l’identité de la Croatie, constituent encore et toujours des sujets sensibles. Les journalistes qui les couvrent sont régulièrement insultés et menacés. Les risques d’autocensure sont dès lors renforcés face à ces pressions qui s’exercent à tous les niveaux. « Un ancien ministre nous a dénoncés, mon rédacteur en chef et moi, à la police, prétendant que nous avions tenté de lui extorquer de l’argent. Nous avons tous deux dû nous rendre au commissariat et témoigner face à ces fausses allégations, car une enquête avait déjà été ouverte. L’inspecteur lui-même m’a dit qu’il aurait voulu abandonner l’enquête depuis longtemps, mais il a ajouté : “Vous savez comment ça se passe” », révèle encore un journaliste dans le rapport de Gong. Parallèlement, les procédures-bâillons, dont le but est de noyer financièrement des journalistes déjà sous-payés sous d’incessantes poursuites judiciaires pour les empêcher de réaliser des enquêtes jugées dérangeantes par certains acteurs – économiques en particulier –, se sont multipliées.

En Croatie, la presse est trop souvent considérée comme un clou dans la chaussure – surtout lorsqu’elle dénonce la corruption endémique et les accointances entre le pouvoir politique et les oligarques qui gèrent économiquement le pays –, et non en tant qu’outil de contre-pouvoir nécessaire dans une démocratie.

© Berit Kessler/Shutterstock

Le poids de la corruption et l’impact du sous-financement

Malheureusement, le pourcentage de Croates se déclarant prêts à payer pour un contenu informationnel est parmi le plus bas d’Europe. « Les gens ne croient pas les médias, donc ils ne s’abonnent pas aux médias payants. Ils dépendent ainsi uniquement de l’information provenant d’Internet, et l’on a vu ce que cela donnait avec les antivax durant la pandémie. Comme ils ne croient pas aux faits, ils se laissent influencer par ce qui est diffusé sur Internet, et étant donné la proximité de la langue, on pense que la Russie joue un rôle dans ce processus. Nous faisons le même constat en Bosnie et en Serbie. De plus, nous savons que le parti d’extrême droite était jadis financé par Gazprom, qui était un partenaire habituel en Croatie avant la guerre. Le DP affirme que ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais son secrétaire politique possédait des actions dans cette entreprise russe, donc cela reste à prouver. Nous avons financé des reportages sur l’influence étrangère dans le domaine énergétique et la corruption qui en découle. Ces personnes aiment la liberté capitaliste, mais sans démocratie libérale », ajoute Oriana Ivković Novokmet, de Gong.

Le manque de confiance envers les médias est en partie responsable de la déliquescence de la liberté de la presse et in fine de la démocratie, mais l’absence de respect de principes déontologiques aussi simples qu’incontournables, comme le secret des sources et l’indépendance des nominations de la hiérarchie à la télévision publique ou dans les instances de régulation, ne permet pas de contrecarrer structurellement cette situation. « Le problème, c’est l’absence d’institutions démocratiques saines : même si nous avons une société civile forte, il manque la volonté politique », conclut Maja Sever.

L’axe réactionnaire croato-américain

Max Primorac : ce nom ne vous dit peut-être pas grand-chose. C’est pourtant l’un des leaders de l’idéologie anti-genre et minorités qui soufflent depuis les États-Unis jusqu’en Europe. Max Primorac est d’origine croate ; c’est aussi l’homme de Zagreb dans l’administration Trump, celui qui murmure à son oreille pourquoi et comment en finir avec les politiques de genre, le droit à l’avortement, le féminisme ou l’engagement climatique. Il s’agit du chercheur principal au Centre Margaret Thatcher de la Heritage Fondation, laquelle soutient le Projet 2025, dont nous vous parlions dans un précédent article « Croatie, la nouvelle Pologne ? » 4. Max Primorac est également l’homme derrière l’arrêt du financement de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), qu’il accuse sur le site de Fox News d’être devenue « un paria, d’avoir déraillé idéologiquement », notamment en promouvant sous l’administration Clinton, « des programmes sociaux radicaux, comme le contrôle démographique », puis sous Obama, « des idéologies LGBT et climatiques », en arguant bien entendu que « le président Joe Biden a complété le tout avec le transgenrisme, exigeant que tout programme d’aide étrangère favorise ce mélange radical ».

 

Un agenda appliqué à la lettre

Ces derniers mois, EDL vous a proposé une série d’articles portant sur les attaques de l’État de droit provenant des mouvements réactionnaires, souvent de connivence avec l’extrême droite. Les différents reportages réalisés en Croatie démontrent que la mise en pratique des lignes directrices de ce Projet 2025 était déjà en cours dans le pays. Avec l’arrivée de Trump au pouvoir en janvier, Washington a déjà appliqué un tiers de cet agenda et fait désormais pression sur la Belgique et la France pour éliminer les programmes de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) dans les entreprises européennes. Gageons que ce lobbying n’est qu’un début. Les attaques contre le droit à l’avortement, camouflées sous le jargon « pour la famille », sont déjà férocement à l’œuvre en Croatie. La Hongrie a de son côté interdit les Marches des fiertés au nom de la législation de 2021 sur la « protection de l’enfance », qui restreint la représentation des minorités sexuelles dans l’espace public. Autant de libertés et droits fondamentaux attaqués que nous risquons de revoir rapidement à la une de l’actualité.

  1. Dimša Lovpar, dans Novosti, 15 mai 2024.
  2. Durdica Klancir, « Who is pressuring journalists and how : from politicians to advertisers », Zagreb, Gong, 2021.
  3. Civil Liberties Union for Europe/Centar za mirovne studije, « Liberties rule of law report 2024 », 18 mars 2024.
  4. Sandra Evrard, « Croatie, la nouvelle Pologne ? », mis en ligne sur edl.laicite.be, 28 septembre 2024.

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