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Au bonheur
des fausses démocraties

Achille Verne · Journaliste

Mise à en ligne le 15 novembre 2021

Les « autocraties électorales » sont de plus en plus nombreuses, selon le Varieties of Democracy Institute (V-Dem). Cet oxymore alerte sur la perte de puissance des démocraties libérales un peu partout sur la planète.
Gare aux piètres copies !

Illustration © Olivier Wiame

Les autocraties, ces États où un seul individu détient le pouvoir absolu et personnel, se portent de mieux en mieux. Elles sont même devenues « virales » en 2020, affirme le V-Dem. C’est la conclusion principale du rapport délivré par ce réseau de chercheurs basé à l’Université de Gothenburg, en Suède. L’étude repose sur les informations que font remonter quelque 3 000 experts dispersés de par le monde.

Quelques chiffres : en tout, 34 % de la population vit là où se développe dangereusement l’autocratie (contre 6 % il y a dix ans) ; les 87 États classés par V-Dem comme « autocraties électorales ou fermées » représentent 68 % des habitants de la planète (contre 48 % il y a dix ans). « La forte augmentation de la proportion de la population vivant dans les autocraties doit être liée au fait que l’Inde, qui abrite 1,33 milliard de personnes, a viré à une autocratie électorale », explique V-Dem. Qui conclut : « Toutes les régions du monde sont affectées par le déclin des démocraties libérales. »

Sur la planche savonneuse de l’autocratie

Le déclin démocratique n’est pas réservé aux seules républiques bananières ou démocraties illibérales. Des États dont la voix compte sur le plan international sont sur la planche savonneuse de l’autocratie, toujours selon V-Dem. La Pologne, la Hongrie, la Turquie, le Brésil, l’Inde… Les régions les plus touchées sont situées en Europe orientale, en Asie-Pacifique, en Asie centrale, ainsi qu’en Amérique latine. Même l’île Maurice, réputée être un élève exemplaire de la classe démocratique, est en net recul. Au total, près de 25 États sont aujourd’hui en déclin démocratique.

Concrètement, comment cela se traduit-il ? La glissade vers l’autocratie commence bien souvent par des attaques perpétrées par les gouvernements en place contre les médias et la société civile, par la propagation de fake news, le fait de discréditer des opposants, la sape des institutions. Chaque pays a évidemment sa propre histoire. Mais il est clair pour V-Dem que la pandémie de coronavirus constitue un terreau fertile pour les autocraties à l’échelle mondiale. Des médias qui critiquent les mesures anti-Covid sont muselés, des populations mises sous pression.

Ainsi, l’Inde ne serait plus « la plus grande démocratie du monde ». Harcèlement des journalistes couvrant la pandémie, abandon de millions de travailleurs migrants durant le confinement, désignation de « boucs émissaires » parmi les musulmans, poursuites des opposants… Et cela, bien que le Premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi ait récemment réaffirmé l’engagement de son pays en faveur de la démocratie lors de l’Assemblée générale des Nations unies.

Autocraties électorales, quèsaco ?

L’originalité de l’étude produite par V-Dem consiste à identifier des « autocraties électorales », un bel oxymore qui veut alerter sur le fait que l’organisation d’élections n’est pas nécessairement synonyme de fonctionnement démocratique au quotidien. Chaque victoire électorale du Hongrois Viktor Orbán s’est ainsi accompagnée d’un corsetage supplémentaire des institutions, de la presse et de la société civile. Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Erdoğan en Turquie, etc. : les détournements de démocratie se sont fait légion ces dernières années.

Un peu partout sur la planète, la démocratie est en plein trip régressif. Gilles Yabi, le fondateur du think tank Wathi, estime que « le monde est encore plus démocratique qu’il ne l’était dans les années 1970 et 1980 », mais que « le déclin mondial de la démocratie libérale a été brutal au cours des dix dernières années et il se poursuit ».

À chacun son lexique. Autocraties électorales, illibérales… S’agissant de l’Inde, l’hebdomadaire britannique The Economist évoque pour sa part une démocratie « imparfaite », estimant que le gouvernement Modi « a introduit un élément religieux dans la conceptualisation de la citoyenneté indienne » en contradiction avec la laïcité inscrite dans la Constitution.

Nécessité téléologique

Encore faut-il que les nouvelles démocraties soient consolidées. Ce qui fut le cas en Europe centrale et orientale, en tout cas partiellement. La chute du Mur a conduit à la réunification allemande, qui a elle-même mené au Grand Élargissement de l’Union européenne. Treize États sont venus s’ajouter au fil des années au club né des suites du Traité de Rome de 1957, dont une majorité d’anciens satellites de Moscou.

Mais cet état de grâce a été menacé dès le début. Il était clair dès avant l’élargissement de l’UE que certains pays – dont la Pologne et la Hongrie – lorgnaient davantage l’OTAN que l’Europe unie, car leur priorité était surtout d’éviter le retour des chars russes. L’adhésion à l’UE et à ses valeurs démocratiques ne venait qu’au second rang de leurs priorités. À cette époque, plusieurs ONG et institutions avaient mis en garde contre ce défaut de conviction européenne.

Illustration © Olivier Wiame

La notion polonaise du droit européen

Les années suivantes allaient confirmer en partie ces appréhensions. L’arrivée au pouvoir des Kaczynski en Pologne et de Viktor Orbán en Hongrie a conduit au corsetage de la démocratie libérale. La Hongrie a été en 2018, après la Pologne en 2017, le deuxième pays de l’UE à être visé par la procédure donnant la possibilité de sanctionner un État qui ne respecterait pas les valeurs fondatrices de l’UE (article 7). Aujourd’hui, c’est la remise en question de la primauté du droit européen par Varsovie qui chamboule l’UE où grandit le spectre d’un « Polexit ».

Où tracer la ligne rouge entre démocraties non libérales et régimes autoritaires invoquant la souveraineté du peuple, c’est-à-dire le fondement de la démocratie ?

Dans cette saga, un fait a particulièrement marqué les observateurs de la démocratie : le divorce douloureux entre le Parti populaire européen (PPE, droite) et le Fidesz de Viktor Orbán. Pour Jacques Rupnik, cette rupture « porte sur la question de la démocratie ou plus précisément son variant “illibéral” hongrois ». Mais, s’interroge le politologue français, la question reste posée sur le plan européen : une démocratie européenne peut-elle être « illibérale » ? L’UE peut-elle s’accommoder de conceptions divergentes de la démocratie ? Où tracer la ligne rouge entre démocraties non libérales et régimes autoritaires invoquant la souveraineté du peuple, c’est-à-dire le fondement de la démocratie ?

Une transition à rebours

Mais au fait, c’est quoi la démocratie ? Est-ce le régime mis en place par Athènes au ve siècle av. J.-C. ? Est-ce l’héritage des Lumières, de Benjamin Constant et des révolutions libérales du xixe siècle ? Passe-t-elle nécessairement par les prescrits de l’UE ?

En 2003, dans The Future of Freedom, le journaliste américain Fareed Zakaria mettait en garde contre les démocraties mal définies, mal emmanchées. Mal emmanchées dans la mesure où certains régimes s’en tirent à bon compte en organisant des élections bancales censées les légitimer, alors que le vote n’est rien s’il ne s’appuie pas sur des libertés préalablement ancrées. Il dénonçait pour sa part la « démocratie illibérale », soit des « régimes démocratiquement élus, souvent réélus ou renforcés par des référendums qui ignorent les limites constitutionnelles de leur pouvoir et privent leurs citoyens de leurs droits et libertés fondamentaux ».

Aujourd’hui, avance Jacques Rupnik, le débat autour de la « démocratie illibérale est différent et renvoie à une régression ou, si l’on préfère, une transition à rebours de la démocratie consolidée dans des pays qui, ayant rejoint l’UE il y a presque vingt ans, évoluent désormais vers de nouvelles formes d’autoritarisme ». Pour le politologue allemand Jan-Werner Mueller, la « démocratie illibérale ne serait qu’un habillage de l’autoritarisme, volontiers repassé ». De quoi donner des arguments à ceux qui demandent des comptes, dans les protestations de rue comme dans l’action violente. Le terroriste des uns devient alors le résistant des autres…

Mais les autocrates ont plus d’un tour dans leur sac. En fin renard, Viktor Orbán a détourné le concept de Fareed Zakaria à son avantage. « Une démocratie n’est pas nécessairement libérale », dit-il. « Ce n’est pas parce que quelque chose n’est pas libéral qu’il n’est pas démocratique. » En jouant sur la sémantique, Orbán aboutit à rejeter la conception libérale du régime politique fondé sur l’État de droit, la liberté de la presse et l’autonomie de la société civile. Il nie ainsi ouvertement les règles du club européen dans lequel évolue son pays.

Terminons par cette assertion de V-Dem : la pandémie a porté un coup supplémentaire à la vie démocratique. Presque partout, les pouvoirs en place ont limité les libertés individuelles au nom de la lutte contre le virus. Question : et s’ils en profitaient pour ne pas les rendre – en tout ou en partie – une fois le retour à la normale acté ?

Dans leur récent ouvrage Dans l’œil de la pandémie, Pierre-Joseph Laurent et Jacinthe Mazzocchetti font l’inventaire des différentes actions prises par les démocraties en Europe et dans le monde pour contrer la pandémie. Ils concluent : « La finalité et la survie de la démocratie sociale sont posées, d’autant plus que les technologies de l’information possédées par quelques multinationales ont conduit à une autre gouvernance, par d’autres manières de conduire les opinions. » On le voit, même les « vraies » démocraties libérales – et ceux qui les défendent – ont du mouron à se faire.

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