La tartine
Le sens politique
de la désobéissance
Sandra Laugier · Professeure de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Albert Ogien · Directeur de recherche émérite au CNRS – CEMS-EHESS
Mise en ligne le 15 novembre 2021
Depuis quelques années, les appels à la désobéissance civile prolifèrent dans l’espace public démocratique. On l’a observé à l’occasion des mobilisations pour l’urgence climatique, contre l’évasion fiscale ou contre les investissements des industries fossiles. Mais également lors des manifestations des Gilets jaunes ou celles contre les politiques sanitaires de lutte contre l’épidémie de Sars-CoV-2 – en particulier le refus de la vaccination et du pass sanitaire.
Illustration : © Olivier Wiame
Dans le cas du mouvement des Gilets jaunes et, plus récemment, de la contestation de certaines mesures sanitaires liées à la pandémie, l’invocation de la désobéissance a réveillé le spectre de la sédition, voire la crainte d’une destruction des institutions de la démocratie. Ces appels donnent une actualité nouvelle à une question ancienne : le rapport entre désobéissance civile et démocratie est-il antinomique ou complémentaire ? Essayons de clarifier les termes de cette question.
La démocratie comme régime et forme de vie
La démocratie est un concept à deux faces. Il nomme, d’un côté, un type de régime politique, fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles ; de l’autre, une forme de vie, c’est-à-dire un ordre de relations sociales délivré de toute trace de domination, de classe, de genre, d’origine ou de compétence et dans lequel le point de vue de chacun et de chacune compte autant que celui de n’importe quel autre. Envisagée sous cet angle, l’idée de démocratie affirme la légitimité d’un principe : le respect inconditionnel de l’égalité de tous et toutes dans l’ensemble des sphères de la vie sociale. C’est à partir de cette conception de la dualité constitutive du concept de démocratie qu’il faut considérer la place que tient la désobéissance civile dans les pratiques politiques qui prévalent dans les démocraties représentatives contemporaines.
Dans ce type de régime, le site du politique ne se trouve pas exclusivement dans ce champ clos de « la » politique défini par la conquête du pouvoir, le travail des partis, la compétition électorale, la confrontation des programmes et l’organisation de l’administration de l’État. Il se trouve également dans les formes d’action qui se développent hors des institutions officielles de la représentation et sont mises en œuvre par des citoyens ordinaires qui s’associent pour agir en politique. L’une de ces formes d’action est la désobéissance civile. Ce qui la caractérise est qu’elle est utilisée en dernier recours, une fois épuisées toutes les autres possibilités d’exprimer et d’obtenir la remise en cause d’une obligation légale ou réglementaire jugée injuste ou indigne au regard des droits humains ou de l’égalité. Comme toutes les autres manifestations d’activisme politique des citoyens, la désobéissance civile se heurte à la réaction déterminée des détenteurs du pouvoir que l’idée de voir leurs prérogatives rognées inquiète et affole – jusqu’à la hantise de le perdre et la décision de tout faire pour l’empêcher. C’est à ce titre que la désobéissance civile est présentée comme un danger pour la démocratie. Mais est-ce vraiment le cas ?
En matière politique, la désobéissance peut faire référence soit à une attitude théorique, soit à un acte de rupture destiné à marquer le public. Dans la première situation, désobéir consiste à refuser de se plier à une injonction émanant d’une autorité afin d’affirmer son autonomie en le faisant. Dans la seconde, désobéir revient à employer un mode de protestation qui s’est construit un pedigree historique dans les luttes contre la domination coloniale, la ségrégation raciale, la guerre d’Algérie ou celle du Viêt Nam ; ou pour les droits civiques, le droit à l’avortement ou la dépénalisation de l’homosexualité.
Albert Ogien et Sandra Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie, Paris, La Découverte, 282 pages.
Une forme d’action politique exigeante
Pour être reconnu comme forme d’action politique, un refus de remplir un article de loi ou de règlement doit être exprimé en suivant une série d’instructions : il doit être annoncé publiquement en nom propre, mais à plusieurs et en affichant la non-violence, et il convient en même temps de spécifier en quoi l’obligation faite bafoue un droit élémentaire et de fonder cette revendication sur l’invocation d’un principe supérieur à la légalité (égalité, justice, solidarité, dignité). Et ce n’est pas tout : il faut encore et surtout que ce refus fasse l’objet d’une action en justice (civile ou administrative) de la part de l’institution défiée afin qu’un procès ou un jugement soit l’occasion de rouvrir un débat public sur la légitimité de l’obligation contestée et que l’éventuelle sanction suscite des réactions d’adhésion à la cause défendue par ceux et celles qui ont refusé de s’y soumettre. Cette suite d’actions écarte donc toute idée d’anonymat : s’opposer à un ordre ou une législation en son for intérieur ou sans que personne le sache est certes un acte courageux ou héroïque, mais ne répond pas aux critères de la désobéissance civile stricto sensu. Et on peut ajouter qu’on ne connaît pas de désobéissants dans un régime totalitaire, mais des dissidents, des clandestins ou des résistants.
En somme, quatre traits définissent la désobéissance civile comme forme d’action politique. Le premier est la responsabilité individuelle. Le second est l’adéquation du geste à son objet : le refus d’obtempérer doit ostensiblement servir un but politique qui peut être décrit et raisonnablement être atteint en utilisant le moyen de la désobéissance. Refuser pour refuser passerait vite pour une intransigeance ou une inflexibilité excessive, une obstination pathologique, voire de la paranoïa ou de la folie. Le troisième trait de l’acte de désobéissance civile est la nécessité d’exposer publiquement le motif qui justifie le refus de respecter une obligation légale. Le quatrième est la reconnaissance de la légitimité de ce motif. Dans un régime démocratique, la désobéissance civile n’est qu’une forme d’action politique parmi de multiples autres : élections, opposition partisane, luttes syndicales, manifestations, grèves, activisme associatif, collectifs, incivisme, boycotts, occupations, émeutes, etc. Elle n’est donc utilisée que lorsque certaines circonstances sont réunies pour le faire.
Un élément constitutif de la démocratie
Il est possible de désapprouver la désobéissance civile pour des raisons de justice (se soustraire à la loi commune est une option inacceptable), de légitimité (les intérêts des individus ne peuvent pas prévaloir sur ceux de la collectivité), de stabilité (l’État ne doit pas céder à ceux qui le contestent frontalement) ou d’efficacité (désobéir à une loi ne s’attaque pas aux structures mêmes de la domination et ne produit, au mieux, que des changements superficiels). Rien n’interdit pourtant de dire qu’elle est un élément constitutif de la démocratie. Et cela pour quatre raisons au moins : les actes de désobéissance civile sont non violents et affirment la primauté du droit dans la résolution des conflits ; ceux et celles qui emploient cette forme d’action se contentent de faire entendre une revendication dont la légitimité est soumise au débat public, puis au jugement de la justice dont les arrêts, lorsqu’ils émanent d’institutions réellement indépendantes, sont respectés, qu’ils soient positifs ou négatifs ; ces revendications sont toujours fondées sur une certaine idée de l’égalité et de la dignité ; et elles portent l’exigence d’un accroissement des droits et des libertés des citoyens. On ne voit rien là qui viendrait menacer les principes fondamentaux de la démocratie. C’est d’ailleurs tout le contraire, puisque la désobéissance civile donne leur pleine force à ces principes en les réactualisant sans cesse.
Quelles que soient les modalités sous lesquelles elle se manifeste, la désobéissance civile a les mêmes vertus. La première est de faire vivre le débat public en laissant ouverte une question d’intérêt général qui semble avoir été résolue par une loi bien que le caractère injuste ou indigne de certaines dispositions continue à alimenter une opposition. La seconde est de faire émerger des questions d’intérêt général ignorées ou mises sous le boisseau en les faisant advenir au rang de problème public qu’il faut résoudre. La troisième est de rappeler les citoyens à la nécessité d’exercer leur vigilance vis-à-vis des pouvoirs publics ou privés et de maintenir une certaine obstination dans la résistance à tout ce qui réduit et étouffe leur droit de contrôle sur les décisions qu’ils prennent. Ces trois vertus permettent d’affirmer que la désobéissance civile entretient le processus de production continue de la démocratie.
Illustration © Olivier Wiame
À l’épreuve de la pandémie
Occuper des places ou des ronds-points, envahir des banques et y dérober des sièges, décrocher des portraits d’un président de la République, ne pas porter de masque dans les transports en commun, servir des repas ou organiser des fêtes de façon clandestine, défier le couvre-feu sont certes des conduites interdites par la loi, mais leur illégalité n’en fait pas des actes de désobéissance civile pour autant. Pour quelle raison ?
Refuser « pour soi-même » les règles du confinement ou le port du masque ne revient en rien à améliorer le sort ou les libertés des autres, même lorsque l’on prétend parler en leur nom. Réclamer le droit de se soustraire aux mesures d’urgence sanitaire, comme les opposants au vaccin ou au pass sanitaire le font, est même tout l’inverse de la désobéissance civile : c’est une affirmation claire du mépris de la vie d’autrui et de son droit à ne pas être infecté. Ici, désobéir à la loi n’est pas un dévoilement de son caractère injuste. C’est se présenter comme étant la seule personne (ou le seul groupe) qui compte, et au contraire « menacer » les autres.
Les obligations que la majorité des gouvernements de la planète se sont résolus à prendre pour contrer la pandémie (confinement, quarantaine, gestes barrières, fermeture d’établissements, restriction de la liberté de mouvement, pressions pour la vaccination, instauration du pass sanitaire, etc.) sont justifiées par des raisons de santé publique. La contrainte que le virus impose n’est pas uniquement dictée par un pouvoir malfaisant – même si les gouvernements ont souvent aggravé les choses par leur incurie, leurs calculs à la petite semaine et leur incapacité à reconnaître leurs erreurs. Cette contrainte est contenue dans les propriétés d’un agent infectieux dont rien ne semble pouvoir freiner la circulation et dont on peut redouter la dangerosité. Dans ces conditions, faire acte de désobéissance civile reviendrait à exiger un droit « pour tous » à risquer la mort en s’exposant volontairement au virus et à le diffuser autour de soi. Même si la réticence à la vaccination persiste, peu de gens semblent près d’accepter la légitimité d’un tel droit et d’exiger son instauration. C’est sans doute qu’il contrevient à ce dont l’idée de démocratie porte la promesse : le droit de vivre dans une société dans l’égalité, la justice et la dignité. C’est sans doute pour cette raison que le refus de respecter des dispositions visant à préserver la santé publique n’a pas réussi à mobiliser au-delà des cercles de convaincus de leur nuisance.
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