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Vieilles, et alors ?

Propos recueillis par Allison Lefevre · Journaliste

Mise en ligne le 29 septembre 2023

Dans Vieille peau : les femmes, leur corps, leur âge, la journaliste et essayiste féministe Fiona Schmidt déconstruit, avec finesse et humour, les discriminations liées au vieillissement. Et elle propose des pistes concrètes pour aborder la vieillesse, individuellement et collectivement, autrement que comme un naufrage. Inspirant !

Photo © People images/Yuri Arcurs/Shutterstock

Dans Vieille peau, vous dénoncez l’âgisme. En quoi vieillir est-il source de discriminations ? Et singulièrement pour les femmes ?

Aujourd’hui, nos politiques s’expriment avec des accents tragiques sur le poids économique du vieillissement de la population en occultant le travail gratuit d’aide aux personnes âgées qui est délégué aux personnes les plus vulnérables de la société. La part des femmes parmi les aidants s’élève à 63 % en France et la moitié d’entre elles sont retraitées. Ce travail de care n’est ni reconnu socialement ni valorisé économiquement. Interpellant aussi : les inégalités de genre se creusent avec l’âge ! Combien de femmes se retrouvent à la cinquantaine coincées entre leurs parents vieillissants et leurs grands enfants, voire leurs petits-enfants ? Pour prendre soin de tout ce monde, cette génération pivot doit adapter son temps de travail, et même arrêter de travailler ; ce qui la précarise sur le plan économique, et ce, d’autant plus que les femmes dites « seniors » sont les premières touchées par les discriminations professionnelles liées à l’âge. D’autre part, on a beaucoup parlé des maltraitances dans les Ehpad sans dire que huit résidents sur dix sont des femmes, et que les personnes qui s’en occupent sont elles aussi, pour l’écrasante majorité d’entre elles, des femmes elles-mêmes vulnérables car précaires.

Vous pointez également que si le patriarcat empêche tout le monde de vieillir sereinement, les femmes, elles, doivent composer avec le double standard du vieillissement. À savoir qu’elles vieillissent plus mal que les hommes parce que la société les vieillit beaucoup plus vite et que leur vieillissement a des conséquences plus fâcheuses…

Comme toutes les jeunes filles des années 1990, des décennies antérieures et des générations suivantes, j’ai été bombardée de pubs pour des cosmétiques anti-âge promus par des filles à peine plus âgées que moi. Très vite, jai compris que l’enjeu était de rester jeune le plus longtemps possible. Mais aussi que les jeunes filles étaient « âgisées » hyper-tôt : dès que vous avez l’air mûre aux yeux de la société, on vous traite comme telle. Une sexualisation qui va de pair avec une responsabilisation ultra-précoce. Tout à coup, vous devenez responsable de votre corps qui se métamorphose, de votre comportement et de celui de la moitié de l’humanité à votre égard. Même avant la puberté, on apprend beaucoup plus vite aux petites filles qu’aux petits garçons à se comporter comme des adultes miniatures. Pour être claire, en tant que femme, vous êtes davantage figée dans un âge qu’un homme.

Fiona Schmidt, Vieille peau : les femmes, leur corps, leur âge, Paris, Belfond, 2023, 304 pages.

Or la vieillesse est un phénomène physiologique auquel personne n’échappe. À l’heure du body positive, on continue pourtant de stigmatiser les femmes, arguant qu’elles se laissent aller si elles assument les traces du temps. Et on les blâme si elles font appel à la chirurgie esthétique ou à divers artifices pour se rajeunir…

C’est en effet compliqué d’avancer en âge dans une société qui nous dissuade de vieillir dès l’adolescence, nous discrimine aux premiers signes du vieillissement, tout en nous demandant d’accepter de vieillir et, en plus, d’aimer ça ! Car c’est un fait, les signes du vieillissement ne sont pas interprétés de la même façon selon qu’on est un homme ou une femme. Les rides et les cheveux blancs ne sont jamais des signes de laisser-aller et ne sont jamais repoussants chez un homme comme ils le sont chez une femme : au contraire, ils peuvent même se révéler un atout de séduction pour eux.

Donc on ne peut pas reprocher aux femmes de vouloir rester « bien conservées », c’est injuste et cruel. Toutefois, vivre comme un haricot blanc dans sa saumure n’est pas un projet de vie mais de mort. Bien sûr, les femmes ont le droit de faire ce qu’elles veulent de leur corps. Mais elles ont aussi le droit de vivre dans une société qui ne leur impose pas de « s’embaumer vivantes » pour continuer d’exister.

Ce raisonnement invite à accepter les signes du vieillissement. Mais n’est-ce pas se tirer une balle dans le pied si l’on veut continuer de progresser dans notre société ou juste y conserver une place ? Particulièrement dans le monde du travail…

Tout à fait. Lutter contre l’âgisme exige que l’on redéfinisse collectivement le « bien vieillir » et que la vieillesse soit reconnue comme une étape de la vie au même titre que les autres, et pas comme un handicap. Cela permettrait de ne pas systématiquement associer le vieillissement ou la vieillesse à l’incompétence et à l’ignorance. Au travail, les femmes sont perçues comme âgées à peu près sept ans avant les hommes, et les secteurs les plus âgistes s’avèrent aussi les plus féminisés. Dans les métiers de l’esthétique, de la communication ou de l’accueil, par exemple, les femmes sont considérées comme vieilles à 35 ans. Par ailleurs, aujourd’hui encore, un travailleur est considéré comme « senior » après 45 ans. Pourtant, en raison de l’allongement des études et de la durée du travail, il entame à peine la seconde moitié de sa carrière ! Si les travailleurs plus âgés étaient vus comme des ressources humaines et pas comme des problèmes à gérer, la donne serait tout autre. D’autant que l’âge est contextuel et sa perception, relative : au Sénat, du haut de mes 41 ans, j’aurais l’air d’une ado, alors qu’en tant que tiktokeuse, je serais un fossile !

À l’heure du body positive, on continue pourtant de stigmatiser les femmes, arguant qu’elle se laissent aller si elles assument les traces du temps.

Photo © Photo Images/Yuri Arcurs/Shutterstock

Dans votre livre, vous illustrez combien avancer en âge, surtout pour les femmes, est perçu comme une régression – et non une évolution – susceptible d’entraîner chez les personnes de leur entourage des modifications de comportement influant sur leur bien-être et leur mode de vie…

D’abord, même l’État français fait la distinction entre les « adultes » et les « retraités », comme si l’on redevenait symboliquement mineur en sortant de la vie dite « active ». Et comme si en sortant de la vie dite « active », on devenait symboliquement un légume. Donc il n’est pas étonnant que les vieux ne soient pas traités par les adultes comme faisant partie des leurs, mais comme des mineurs qu’on infantilise, à qui on dit de faire ça, de manger ça, de s’installer là… Pour renverser la vapeur, encore faudrait-il prendre conscience du problème ! Or l’âgisme est une discrimination invisible, non reconnue comme telle, contrairement au sexisme et au racisme, par exemple, alors que nul n’y échappe. Tout le monde le subira tôt ou tard. Il devrait dès lors être déconstruit dès le plus jeune âge.

Autre solution que vous avancez : changer nos représentations sur la dépendance et la vieillesse pour mieux embrasser les années qu’il nous reste.

Le fait de considérer les vieux comme une charge à la fois sociale, économique et mentale n’aide pas à percevoir sa vieillesse autrement que comme une déchéance. On parle beaucoup du « coût » du vieillissement – réel. Mais qui évoque la valeur du travail invisible que continuent de faire les vieux, et particulièrement les vieilles, tant qu’ils le peuvent ? Combien d’économies réalise l’État en déléguant les problématiques du vieillissement aux aidants familiaux ? Et je ne parle pas de la garde des petits-enfants, des travaux domestiques ou de bricolage… Nous sommes tous interdépendants. Même les plus privilégiés qui dépendent du travail fourni aux personnes à qui ils délèguent la gestion de leur quotidien, par exemple. Il est urgent que les représentations de la vieillesse, et notamment celle des femmes, évoluent. À l’écran, les quinquas et plus sont toujours trois fois moins nombreuses que dans la société civile (alors que la proportion d’hommes y est la même !), leur temps de parole est réduit et elles sont cantonnées à des rôles secondaires et stéréotypés. La féminisation progressive de la culture permettra, j’espère, de diversifier les récits. La retraite peut être un tremplin, il n’y a pas d’âge pour transformer sa vie, à condition que cela ne devienne pas une injonction. Car on peut également choisir de ne rien faire et en être satisfait. Dans notre société qui valorise l’activité frénétique, accepter de ralentir et admettre que cela peut être épanouissant n’est pas facile. Cependant, le principe de la vieillesse, c’est le ralentissement. Une forme d’être au monde aussi valable et légitime qu’une autre.

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