Libres, ensemble

Accueil - Libres, ensemble - Union européenne : une liberté à recouvrer

Union européenne :
une liberté à recouvrer

Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste « Libres, ensemble »

Avec la rédaction

Mise en ligne le 16 août 2023

Député européen, Raphaël Glucksmann préside la commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’UE. La sécurité et la souveraineté sont au cœur de ses préoccupations. Dans La Grande Confrontation, il dénonce le poids des pressions extérieures – notamment russes et chinoises – au sein des démocraties européennes. Et il invite l’Europe en particulier à reprendre en main son destin.

Photo © Shutterstock

Nous vous avions rencontré en 2021, au moment de la sortie de votre précédent essai, Lettre à une génération qui va tout changer1. Nous étions loin de nous douter que deux ans plus tard, cette jeunesse allait être confrontée à une guerre en Europe. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties : tel est le sous-titre de votre dernier essai. Quel rapport le président russe entretient-il avec la démocratie ?

Vladimir Poutine est un ennemi systémique de la démocratie. C’est le chef d’un régime qui a fait de la confrontation avec les États démocratiques la base même de son existence. C’est l’homme qui orchestre des ingérences dans nos élections, depuis le Brexit jusqu’aux élections américaines en passant par l’élection présidentielle française de 2017. C’est l’homme qui lance ses hackers à l’assaut de nos institutions, mais aussi de nos hôpitaux. C’est le chef d’un régime qui a déclenché une guerre hybride, secrète contre l’existence même de l’Union européenne et de nos démocraties. Et donc c’est un adversaire que l’on n’a pas voulu identifier comme tel pendant très longtemps, que l’on n’a pas voulu combattre et qui nous impose un rapport de force que nous avons fui pendant près de vingt ans.

Il y a eu la Tchétchénie, la Géorgie, la Syrie et maintenant l’Ukraine. Selon vous, l’absence de réaction européenne s’explique par la trahison, voire la corruption, des élites européennes. Vous avez souhaité, dès votre arrivée au Parlement européen en 2019, créer une commission afin de surveiller les ingérences étrangères. Il vous a semblé important de dénoncer cet état de fait. Vous a-t-on écouté ?

Raphaël Glucksmann, La Grande Confrontation. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties, Paris, Allary, 2023, 198 pages.

Dès le premier jour de mon mandat, j’ai proposé la création de cette commission spéciale, parce que je n’en pouvais plus de la naïveté, de l’indolence, de la faiblesse des réactions européennes face aux ingérences du régime russe dans nos démocraties. Au début, les gens m’ont regardé avec scepticisme, parce que ce n’était pas un sujet qui était en haut de l’affiche. Mais assez rapidement, l’idée s’est imposée et nous avons pu commencer à travailler. Pendant près de trois ans, j’ai enquêté méthodiquement sur les réseaux du régime russe, ainsi que sur les réseaux chinois et iraniens en Europe. Ce que j’ai découvert, c’est que nos démocraties sont complètement perméables aux influences et aux ingérences étrangères, en particulier en provenance de régimes fondamentalement hostiles à nos principes et à nos intérêts à long terme.

Raphaël Glucksmann raconte « l’histoire d’élites corrompues qui se sont vendues à des puissances étrangères hostiles à nos principes et à nos intérêts ».

© Julien Mignot

Vous avez dit, à juste titre, qu’on ne réagissait pas. Ce ne sont pas seulement les Ukrainiens, les Géorgiens, les Syriens ou les Tchétchènes que l’on a sacrifiés, c’est aussi notre souveraineté. Quand un régime se permet d’assassiner certains de ses opposants au cœur même de Berlin ou de Londres, quand ce même régime se permet de corrompre des leaders qui vont ensuite décider de la politique énergétique de l’Europe et qu’il n’y a aucune réaction des autorités, il y a des questions fondamentales à poser à nos gouvernements. Comment avez-vous fait pour sacrifier à ce point notre souveraineté, pour laisser à ce point un tyran s’essuyer les pieds sur notre sécurité et sur l’existence même de nos démocraties ? Ce que j’essaie de montrer dans mon livre, c’est l’ampleur des réseaux de corruption et aussi l’ampleur d’une forme de légèreté qui habite nos dirigeants quand il s’agit des intérêts fondamentaux de nos nations et du projet européen. Et c’est à cela qu’il faut mettre un terme. C’est contre cela qu’il faut se battre. Il faut enfin prendre au sérieux les menaces qui pèsent sur nos démocraties.

Le « Qatargate » a été beaucoup plus médiatisé que toutes les corruptions précédentes. Vous, vous remontez plus loin dans le temps, jusqu’à Mathias Warnig. Qui est cette personne dont il faut se méfier ?

Au cours de nos enquêtes, nous avons rencontré des figures connues, comme celle de Gerhard Schröder et de François Fillon. Mathias Warnig m’a stupéfait, parce que je ne le connaissais pas. Son nom est réapparu de nombreuses fois dans nos travaux. C’est une personne extrêmement discrète, un agent de la Stasi – la police politique est-allemande – qui espionnait pour le compte du régime communiste les grandes boîtes ouest-allemandes telles que Krupp, Thyssen ou Dresdner Bank. À la chute du mur de Berlin, il ne va pas entrer en dépression parce que le régime communiste s’est effondré, il va directement se mettre au service de ces grandes boîtes, et en particulier de la Dresdner Bank. Il va gérer les investissements européens en Russie, en particulier à Saint-Pétersbourg, dans les années 1990. C’est à cette époque qu’il devient très proche avec Vladimir Poutine, alors maire de Saint-Pétersbourg. Les deux hommes vont nouer une forme de partenariat – mélangeant business et relations personnelles – qui se poursuit encore aujourd’hui. Une fois que Vladimir Poutine a pris le pouvoir, Mathias Warnig est devenu le chef d’orchestre, non plus des investissements européens en Russie, mais de la pénétration russe en Europe, et en particulier en Allemagne. C’est lui qui va orchestrer la mise au pas du système énergétique allemand par le régime de Poutine et qui va promouvoir Nord Stream, le gazoduc qui relie la Russie à l’Allemagne (dont il dirige la société de construction et d’exploitation, NDLR). C’est lui qui va convaincre les dirigeants allemands de laisser tomber la Pologne et l’Ukraine, et leurs propres intérêts stratégiques, au service de la Russie. C’est vraiment une figure incroyable parce que personne ne le connaît. Et quand on creuse, on se rend compte qu’il a joué un rôle déterminant au cours des vingt dernières années dans la politique européenne. Et ce genre de personnes, introduites au sommet de nos États, représentent un immense problème que nous n’avons pas voulu régler pendant trop longtemps.

C’est Mathias Warnig qui a recruté Gerhard Schröder, ex-chancelier allemand et actuel président du comité des actionnaires de Nord Stream AG. Dans la société et la politique en Russie, on parle de « schröderisation ». Qu’est-ce que c’est ?

Les Russes ont inventé un concept qui s’appelle Schröderisatia pour parler de la transformation de nos élites politiques en supermarché dans lequel on peut venir faire ses courses : le régime russe va proposer des retraites dorées à nos anciens ministres, chanceliers, présidents et Premiers ministres à travers toute l’Europe. Et cela, en échange d’une politique européenne favorable aux intérêts de Moscou. Cette « schröderisation » de la politique européenne a également été bien vue et appliquée par d’autres régimes que la Russie : « Si Poutine peut le faire, pourquoi pas nous ? »

La mise au pas du système énergétique allemand par le régime de Poutine par l’intermédiaire de la construction du gazoduc Nord Stream en mer Baltique a renforcé la pénétration russe en Europe.

© Mike Mareen/Shutterstock

Ainsi en va-t-il de la Chine. On compte des dizaines de noms d’officiels, de tous les partis politiques, dans tous les pays européens qui, une fois leur mandat fini, vont travailler pour les grands groupes russes ou chinois. Le problème que ça pose est d’abord lié au fait qu’ils vont rejoindre ces groupes-là avec les secrets de nos États, avec toute la connaissance, tous les réseaux qu’ils ont construits. Et ensuite, un problème encore pire, encore plus profond, concerne les décisions politiques qu’ils prennent quand ils sont en poste, quand ils nous représentent, quand ils nous dirigent : qui nous garantit qu’elles ne sont pas influencées par la perspective d’aller travailler ensuite pour le régime russe et le régime chinois ? Quand M. Schröder, chancelier allemand, décide de passer au tout gaz et de lier l’Allemagne de manière permanente à la Russie et à son système énergétique, il engage à la fois son pays et l’ensemble de l’Europe. Et le fait que dans les semaines qui suivent la fin de son mandat de chancelier, il aille travailler pour les principaux bénéficiaires des décisions qu’il a prises quand il était chancelier, c’est-à-dire Gazprom et le système russe, ça pose une question fondamentale à nos démocraties. Et ce qui m’étonne, c’est qu’en fait, en Allemagne, par exemple, quand ce scandale a éclaté, il n’y a pas eu la moindre commission d’enquête au Bundestag.

Alors que de nombreuses voix au sein du parti social-démocrate (SPD) demande son éviction, Gerard Schröder a enfin récemment été sanctionné en Allemagne pour ses accointances avec Vladimir Poutine et privé de ses avantages liés à son ancienne fonction de chancelier.

© Anne Czichos/Shutterstock

Comment se fait-il qu’on en arrive à ce point ?

Parce qu’on a laissé faire. On a laissé s’installer ce système de corruption. On a vécu dans un mythe : nous n’avions plus d’ennemis, et la seule chose qui était importante, au fond, c’était le commerce. Qu’il aille travailler pour Gazprom ou pour une entreprise de pêche en Norvège, c’est la même chose.

Or ce n’est pas du tout la même chose !

Éthiquement, non. Stratégiquement, non. Politiquement, ce n’est pas la même chose non plus. Il va falloir qu’on se réveille un tout petit peu. On a des adversaires. On a des régimes qui nous considèrent comme leurs ennemis idéologiques, politiques et stratégiques. Et nous ne voulons pas le voir ! Nous reproduisons aujourd’hui, avec la Chine de Xi Jinping, les mêmes erreurs que nous avons commises avec la Russie de Vladimir Poutine. Quand le président de la France part à Pékin et que dans son avion, il emmène d’anciens dirigeants français, comme Jean-Pierre Raffarin (ancien Premier ministre et député européen accusé de lobbying prochinois, NDLR) ou Jean-Marie Le Guen (ancien ministre aujourd’hui membre du conseil d’administration de Huawei France, NDLR), il valide ce type de comportements. Je trouve qu’il y est fondamental de rappeler que nos dirigeants doivent un minimum de loyauté à nos pays, à nos nations, aux cités qui les ont nourris, qui les ont élevés, qui ont fait qu’ils sont devenus des gens importants. Ce minimum de loyauté n’existe pas. Et c’est pour cela qu’au sein de la commission spéciale sur les ingérences étrangères, on milite pour que des règles soient enfin imposées.

La volonté de réguler est-elle présente, selon vous ?

On va le voir très prochainement, puisqu’on est en plein dans les négociations sur les règles qu’il faudrait imposer. Je crois que la volonté est là et qu’il y a une prise de conscience en Europe. On ne peut pas continuer à vivre dans une telle naïveté et dans un tel océan de corruption. L’enjeu, pour nous, consiste à nous demander si nous sommes capables de défendre notre démocratie, et de ne pas être des démocrates par inertie. Nous sommes nés en démocratie, nous vivons en démocratie. On a pensé que c’était éternel.

Dans le ventre et le sillage d’Emmanuel Macron, les anciens politiques français amis de la Chine ne manquent pas. De qui défendent-ils les intérêts ?

© Alexandros Michailidis/Shutterstock

On vit dans nos meubles, pour reprendre l’expression que vous utilisez, et ce n’est pas une bonne chose ?

On a hérité de la démocratie ; on ne l’a pas conquise, on ne l’a pas construite. C’est un projet politique, historique pour lequel il faut se battre, sinon elle s’effondre. Et les démocrates, par inertie, comme nous le sommes en grande majorité dans nos pays, ne contribuent pas à sa survie. Et c’est ça qu’il faut se remettre en tête. Les Ukrainiens ou les manifestants en Géorgie et en Moldavie arborant le drapeau européen nous rappellent que notre système politique mérite qu’on se batte pour lui. C’est cette idée que j’aimerais diffuser à travers l’Europe : tout ce dont on a bénéficié depuis notre naissance n’est pas éternel. Donc il va falloir qu’on se réveille et qu’on se batte.

Vous parlez de la cécité de nos élites européennes, parce que les politiques sont nombreux à prétendre que Poutine a changé. Pouvez-vous prouver par A + B que Poutine suit son dessein, qu’il est logique avec lui-même depuis le début, qu’il veut faire la guerre à l’Occident et à tout ce qu’il représente ?

J’ai fait quelque chose que les dirigeants européens de ces vingt dernières années n’ont jamais fait, malheureusement : j’ai lu Vladimir Poutine, j’ai lu les gens qui sont autour de lui. C’est très clair dans leurs discours, dans leurs textes. Depuis le départ, ils nous considèrent comme des adversaires. Leur objectif est d’ébranler l’architecture de sécurité en Europe. Ils considèrent que les frontières héritées de la chute de l’empire soviétique ne sont pas des frontières intangibles, qu’il va falloir les remodeler, et que cela passera par la guerre. Et ce qui m’a frappé à la lecture de leur discours et de leurs textes, c’est qu’ils considèrent la guerre, non pas comme un moyen de faire progresser leurs frontières ou d’établir un rapport de force en vue d’obtenir quelque chose, comme des contrats, mais comme un objectif en soi. Et c’est ça que je trouve particulièrement frappant

Dans leurs discours, la guerre est une valeur positive en soi, parce qu’elle permet de régénérer la société. Et c’est ce qu’ils expliquent, c’est ce qu’ils disent, c’est ce qu’ils font. Il faut lire Vladislav Sourkov, l’architecte du règne de Vladimir Poutine. Et pour pouvoir comprendre Sourkov, il faut aussi lire Dostoïevski. C’est ce qui a manqué à nos dirigeants, cette capacité de comprendre les gens à qui ils avaient à faire.

Les écrits de Vladislav Sourkov, idéologue de la Russie de Poutine, jettent une lumière crue sur la guerre menée actuellement en Ukraine et « les intentions des autorités russes non seulement dans l’immédiat, mais même dans l’avenir lointain », selon le politologue Gassan Gousseïnov.

© Kirill Makarov/Shutterstock

Peut-on revenir sur Vladislav Sourkov, le fameux « mage du Kremlin » dont le livre éponyme est sorti il y a quelques mois ?

Le personnage me fascine depuis les années 2000. Ce n’est pas évoqué dans Le Mage du Kremlin, mais c’est lui qui va orchestrer la deuxième guerre de Tchétchénie alors même qu’il est d’origine tchétchène. C’est lui qui va diriger les campagnes contre les oligarques ; alors même que son premier travail était de travailler pour Mikhaïl Khodorkovski, il n’hésitera pas à l’envoyer au bagne. Il est une sorte de symbole du nihilisme installé par Vladimir Poutine. Mais ce rapport à la guerre, si loin de notre rapport à l’existence, n’est pas propre qu’à la Russie de Vladimir Poutine. Les quatre derniers grands discours de Xi Jinping, portent tous sur la guerre comme fontaine de Jouvence pour la nation chinoise.

Rien n’est jamais de trop pour eux ?

C’est ça l’enjeu. Ces dirigeants, quand ils disent quelque chose, ils le pensent, ils le croient et ils le mettent en pratique. Nous, nous sommes habitués, dans nos pays, à ce que la parole des politiques n’engage qu’eux : beaucoup de promesses et ensuite, il ne se passe rien. Les régimes autoritaires ne fonctionnent pas de cette manière. Quand Vladimir Poutine entretient la psychose collective par la propagande en Russie, assénant aux citoyens russes depuis vingt ans qu’ils sont en guerre contre les Tchétchènes, les Géorgiens, les Syriens, les Ukrainiens – et contre nous aussi –, cela crée une dynamique qu’il est impossible d’arrêter. Ce qui est fascinant, c’est que pendant cette phase de montée à la guerre dans la société russe, entretenue par le régime et par Poutine elle-même, nous, nous considérions Vladimir Poutine comme un partenaire fiable. Nos élites étaient d’accord pour dire que c’était un partenaire d’avenir, qu’on pouvait dépendre de lui énergétiquement, qu’on pouvait multiplier les contrats à long terme, que tout cela aller favoriser nos relations et que nous allions nous entendre. En 2019, Emmanuel Macron parlait encore de faire front commun entre l’Union européenne et la Russie. Finalement, quand on revisite cette histoire immédiate, on comprend les grandes questions qu’on se pose sur la grande Histoire. Je veux dire, aujourd’hui, n’importe quel élève en Europe qui étudie la montée du fascisme et la Deuxième Guerre mondiale se dit : « Mais comment avons-nous pu être si naïfs ? »

Et si aveugles !

C’était évident, mais comment avons pu laisser passer les accords de Munich ? Quelle honte ! C’est scandaleux ! Mais nos dirigeants étaient vraiment complètement idiots. Et je suis sûr que les dirigeants actuels, qui étaient en train de signer des contrats mirifiques pendant que Vladimir Poutine préparait la guerre contre nous, se disaient que les dirigeants des années 1930 étaient des abrutis et des imbéciles. Ce qui est fascinant, c’est que chaque fois les démocraties européennes reproduisent exactement les mêmes illusions et la même naïveté.

On se souvient de Nicolas Sarkozy, en 2007, après un entretien entre quatre yeux avec Vladimir Poutine. On l’a cru ivre, saoul d’avoir fêté quelque chose alors qu’en fait, il était sous le choc après la violence des propos du président russe. Mais comment peut-on tomber des nues quand on est le président d’une nation comme la France ?

Parce qu’on ne s’attend pas à la violence et à la dureté des dirigeants européens. On a l’habitude des rapports de force, parce que la politique est structurée par ces derniers, et ils se prennent pour de gros durs. C’est comme un caïd de cour de récré qui rencontre un vrai caïd dans la rue, et qui se met à avoir très peur parce qu’il sent que l’autre en face c’est un vrai tueur, ce n’est pas juste un tueur symbolique de jeux politiques classiques dans nos pays. Donc, ce n’est pas juste un petit jeu de virilisme de cour de récréation, c’est la vraie violence en face. Face à ce choc, on a deux solutions : soit on décide de résister, on soutient le regard du tyran et on lui montre notre fermeté, soit on décide de s’écraser. Et il se trouve que c’est cette deuxième option que Nicolas Sarkozy a choisie, pour mener ensuite la politique la plus conciliante possible à l’égard de Vladimir Poutine.

C’est lui qui va décider, après l’invasion de la Géorgie, de livrer à la Russie des bateaux d’invasion de classe Mistral. Cette faiblesse des dirigeants européens, qui ne concerne pas uniquement Nicolas Sarkozy, puisqu’elle s’est reproduite partout – était une invitation à l’agression pour le tyran. Et ce qu’il faut comprendre chez Vladimir Poutine, si on analyse sa trajectoire depuis les origines en remontant notamment au moment à Saint-Pétersbourg où il s’allie à la mafia, c’est qu’il a une mentalité de caïd et qu’il ne respectera que la force. Et donc, si nous voulons éviter la guerre avec Poutine, la meilleure manière de procéder, c’est de le bloquer. C’est de montrer que nous ne baissons pas les yeux, que nous sommes capables de soutenir l’Ukraine jusqu’à la sa victoire et à la libération de son territoire.

Après avoir menacé d’écraser Nicolas Sarkozy lors d’une rencontre à l’Élysée en 2007, Vladimir Poutine a mis KO le président français.

© Frederic Legrand/COMEO/Shutterstock

Que le président ukrainien fasse front avec tout le peuple derrière lui, c’était une surprise ?

Non seulement pour Vladimir Poutine, mais aussi pour nos services de renseignement qui avaient tous pronostiqué la chute de Kiev en une semaine. Où en serions-nous aujourd’hui si l’Ukraine n’avait pas résisté ? Si les Ukrainiens n’avaient pas pris les armes, si les plans de Vladimir Poutine s’étaient confirmés ? Si le président Zelenski quand le président Biden lui propose de l’exfiltrer n’avait pas répondu : « Je n’ai pas besoin de taxi, j’ai besoin de munitions » ? Nous serions dans une situation mille fois plus périlleuse pour notre propre sécurité, pour notre propre souveraineté. Nous serions face à un régime triomphant, qui aurait pris Kiev et qui s’attaquerait déjà, soit à la Moldavie, soit à un État membre de l’OTAN, comme les pays baltes. Et là, les questions qu’on devrait se poser seraient infiniment plus difficiles que « doit-on livrer ou pas des avions à la résistance ukrainienne ? » Nous serions en train de nous demander à quel point nous sommes obligés nous engager directement dans la guerre. Aujourd’hui, la résistance ukrainienne nous protège de ces questions-là.

Va-t-elle tenir ?

Nous devons la soutenir beaucoup plus encore que nous ne le faisons aujourd’hui, en sachant que nous ne le faisons pas simplement parce que nous aimons un peuple qui se bat pour la liberté, mais parce que c’est notre intérêt à nous, vital, de le faire. Et que quand on investit dans la résistance ukrainienne, on investit dans notre propre sécurité. Et c’est sans doute le meilleur investissement jamais réalisé dans la sécurité de l’Europe. Chaque euro qui va à l’Ukraine et à la résistance ukrainienne, c’est un euro investi dans notre sécurité. Si Vladimir Poutine perd cette guerre, nous pourrons avoir la paix et la stabilité en Europe. S’il la gagne, nous ne connaîtrons plus la paix et la stabilité en Europe. Ce qui se décide aujourd’hui déterminera les vingt à trente prochaines années du continent européen. Et au-delà de ça, ce qui se décide, c’est la capacité de l’Europe à devenir un acteur crédible. Si nous ne sommes pas capables de faire perdre Poutine en Ukraine, alors le message qui sera envoyé aux tyrans du monde entier, c’est : « Allez-y ! Changez les frontières par la force, envahissez votre voisin, soumettez les peuples qui vous entourent ! De toute façon, nous avons perdu toute capacité d’action et de résistance. »

On dit toujours que l’Europe s’est retranchée derrière l’aile protectrice de son grand frère américain. Que se serait-il passé si Donald Trump avait été au pouvoir et non Joe Biden au moment de l’invasion de l’Ukraine ? Et si Trump revient au pouvoir l’an prochain ?

Nous, Européens, n’aurions pas été capables de bloquer la Russie seuls. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas de moyens de défense autonomes. Pour savoir si Vilnius, Riga ou Varsovie seront défendus, pour savoir si nous serons défendus, nous dépendons, tous les quatre ans, des électeurs du Wisconsin et du Michigan. C’est lunaire ! On est un continent développé. On est riches. On a tous les moyens à notre disposition pour être une puissance capable d’assumer sa propre sécurité.

Pour Raphaël Glucksmann, investir dans la résistance ukrainienne, c’est investir dans la sécurité europénene : « Si Vladimir Poutine perd cette guerre, nous pourrons avoir la paix et la stabilité en Europe. »

© bgrocker/Shutterstock

Vous le pensez vraiment ? Nous n’avons pas besoin des Russes, des Chinois ou des Indiens ?

Aujourd’hui, nous sommes des consommateurs de la sécurité américaine. C’est très simple. Nous avons été pendant vingt ans des consommateurs de l’énergie russe. Et nous sommes des consommateurs de biens produits par la Chine, y compris dans nos secteurs stratégiques. Donc, on mène une vie d’enfants dépendants d’adultes. Et ce n’est pas la vie d’êtres libres, ça. Ce n’est pas une vie d’acteurs sérieux et autonomes. Donc, ce que je voudrais c’est que l’on devienne adultes. C’est-à-dire que l’on reprenne possession des moyens qui assurent notre survie. On construit l’Europe de la défense et on rapatrie chez nous la production des biens.

En avons-nous les possibilités ?

Oui, bien sûr ! Cela dépend des décisions politiques, et aussi des efforts collectifs. Il faut que chaque citoyen européen se pose une question forte : est-ce qu’il veut vivre comme un être libre capable de se défendre, capable de prendre des décisions de manière autonome ? On peut aussi penser que le destin de l’Europe, c’est un gigantesque Café de Flore, où des dignitaires du parti communiste chinois et des émirs vont venir en touristes contempler les jeux d’acteurs de fausses discussions entre intellectuels de Saint-Germain-des-Prés. Dans ce cas-là, ça veut dire qu’on a renoncé à notre liberté, à notre destin et à notre autonomie. Je pense que nous valons beaucoup mieux que ça, mais cela suppose des efforts. Au sein du Parlement européen, on en train de voter des subventions à la transformation écologique et aux énergies renouvelables. C’est fondamental dans la lutte contre l’effondrement climatique. Mais en fait, qui produit nos panneaux solaires ? Qui produit nos éoliennes ? Parce que nous avons laissé l’Europe se désindustrialiser, les subventions vont aller directement dans l’appareil productif chinois. Il est temps d’identifier les secteurs clés et de rapatrier la production en Europe. Nous devons redevenir des producteurs de biens, de sécurité et de sens.

Vous écrivez : « On ne croit plus en notre drapeau, en nos étoiles. » Les Ukrainiens y croient dur comme fer, eux, à l’Europe ?

Et c’est une excellente nouvelle : l’Ukraine va faire partie de l’Union européenne. Il ne faut pas se leurrer, ce n’est pas un cadeau qu’on leur fait. C’est parce que c’est bien pour nous. Ils vont nous réapprendre à aimer ce qu’on est. Franchement, l’Europe est quand même quelque chose d’extraordinaire ! On est parvenus à construire une démocratie supranationale à l’échelle européenne. Elle est encore à l’état embryonnaire, mais tout de même ! On est le continent le plus libre, avec le plus de droits, avec le modèle social le plus développé. Il faut l’aimer et le protéger, et il faut le rendre puissant. Et jusqu’ici, notre impuissance est volontaire. On a les moyens et la puissance. On est encore le premier marché du monde. On dit qu’on dépend de la Chine, mais ça dépend du point de vue. La Chine peut aussi dépendre de nous, donc on peut rentrer en rapport de force avec le régime chinois.

Alors que l’Europe démocratique dort sur ses lauriers, certains, comme les Ukrainien.ne.s en rêve depuis longtemps.

© Nataliya Dmytrenko/Shutterstock

Mais il faudrait aller vite, n’est-ce pas ? À Taïwan, par exemple, ils savent qu’ils doivent aller chaque jour au front, en quelque sorte. Les institutions politiques sont investies par les jeunes, parce que la Chine est là, derrière, chaque jour.

Ils ont le sentiment de l’urgence. Et je pense qu’il faut qu’on retrouve ce sentiment en Europe. La perspective de l’effondrement climatique nous l’impose. La guerre aux portes de l’Europe et en Europe nous l’impose également. Il faut qu’on soit capable, aujourd’hui, de se dire qu’on a quelques mois, quelques années devant nous pour se ressaisir et pour s’affirmer correctement. Et de cette période-là, qui s’ouvre, soit l’Europe sortira comme un acteur fort, à la fois politique et économique, soit nous aurons consenti à disparaître de l’Histoire. Je ne crois pas que nous arriverons là. Je sais que les démocraties européennes sont toujours ultra lentes à la détente. Qu’elles sont d’abord guidées par leur confort, leur refus de prendre le moindre risque, mais qu’une fois qu’elles se réveillent, à la fin, elles gagnent. Pour une raison simple, c’est que notre système politique est le plus durable, est le plus viable. Je crois que les démocraties finiront par l’emporter. Mais il faudra en passer par une véritable révolution mentale, à commencer au sein des institutions européennes.

L’Union européenne est-elle perméable aux ingérences étrangères ?

Libres, ensemble · 6 juin 2023

Partager cette page sur :