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Une laïcité sans adjectif

Henri Peña-Ruiz · Philosophe et écrivain

Mise en ligne le 1er juillet 2021

Alors que la laïcité est brandie à tout bout de champ
– et parfois malmenée – par les différents candidats
à la présidentielle française, il n’est pas inutile de revenir sur le (bon) sens des mots.

Parle-t-on de droits de l’homme « ouverts », de démocratie « positive », de justice « plurielle » ? À l’évidence non. C’est bien que les noms, et eux seuls, sont en l’occurrence suffisants. Pourquoi donc ajouter un adjectif au terme laïcité, sinon pour suggérer qu’à lui seul celui-ci est insuffisant ? De fait, l’histoire récente montre une chose : ce sont les adversaires de la laïcité qui éprouvent le besoin de l’affubler ainsi d’un adjectif. Ils ont d’ailleurs pleinement le droit d’être hostiles au principe de laïcité. Mais qu’ils le disent franchement au lieu de procéder par insinuation en recourant à un vocabulaire polémique. Le débat n’en sera que plus clair. La mise en cause de la laïcité prend donc des formes trompeuses, qui présentent le paradoxe de prétendre la respecter… tout en la redéfinissant. Or ces redéfinitions ressemblent le plus souvent à une contestation radicale qui n’avoue pas son nom. Qu’on en juge.

De la laïcité ouverte

Cet article a été publié pour la première fois en octobre 2012 dans le no 412.

Première invention polémique : la notion de « laïcité ouverte », qui suggère que la laïcité « tout court » serait « fermée ». Que peut donc vouloir dire une telle insinuation, si les mots ont un sens ? S’agit-il de rouvrir la sphère publique à des emprises officielles des puissances religieuses ? Mais dans ce cas, la religion cesserait d’être une affaire privée relevant de la liberté de conscience de chacun, et le régime de droit public qui lui serait restitué bafouerait le principe d’égalité éthique des citoyens. Aux athées et aux agnostiques, des convictions cantonnées dans la sphère privée. Aux croyants, des convictions jouissant d’une reconnaissance publique, voire d’un statut de droit public. Une telle discrimination a un nom : privilège.

L’esprit d’ouverture est une qualité. Mais il ne prend sens que par opposition à un défaut : la fermeture. C’est pourquoi on n’éprouve la nécessité que d’ouvrir ce qui exclut, enferme, et assujettit. Et on le fait au nom d’idéaux qui quant à eux formulent tout haut des exigences de justice. Les droits de l’homme, par exemple, proclament la liberté et l’égalité pour tous les êtres sans discrimination d’origine, de sexe, de religion ou de conviction spirituelle. Viendrait-il à l’idée de dire que les « droits de l’homme » doivent « s’ouvrir » ? La laïcité, rappelons-le, c’est l’affirmation simultanée de trois valeurs qui sont aussi des principes d’organisation politique : la liberté de conscience fondée sur l’autonomie de la personne et de sa sphère privée, la pleine égalité de traitement des convictions, donc des athées, des agnostiques et des divers croyants, et le souci d’universalité de la sphère publique, la loi commune ne devant promouvoir que ce qui est d’intérêt commun à tous. Ainsi comprise, la laïcité n’a pas à s’ouvrir ou à se fermer. Elle doit vivre, tout simplement, sans aucun empiétement sur les principes qui font d’elle un idéal de concorde, ouvert à tous sans discrimination.

Le sens des mots

Que pourrait signifier « ouvrir la laïcité », sinon mettre en cause un de ses trois principes constitutifs, voire les trois en même temps ? Qu’on en juge. Faut-il une liberté de conscience « ouverte » ? Mais si les mots ont un sens cela veut dire qu’une autre exigence que la liberté de conscience doit être reconnue, et que serait-elle sinon l’imposition ou la valorisation sélective d’un credo, comme l’obligation de se conformer à un certain code religieux, ou l’idée que « la République a besoin de croyants » (Nicolas Sarkozy) ? Faut-il une égalité « ouverte » ? Qu’est-ce à dire sinon que certains privilèges maintenus pour les croyances religieuses seraient compatibles avec une telle « laïcité », qui consisterait donc à donner plus de droits aux croyants qu’aux athées dans la sphère publique ? Des dignitaires catholiques peuvent ainsi, simultanément, plaider pour une « laïcité ouverte » et refuser publiquement de remettre en cause le régime concordataire d’Alsace-Moselle, qui pourtant prévoit des privilèges pour trois religions (catholique, protestante, et judaïque) notamment par un subventionnement public tant des ministres du Culte que d’un enseignement confessionnel dans les écoles publiques.

On peut se demander ce que penseraient les mêmes adeptes de la laïcité ouverte d’une notion polémique similaire, à propos de leur religion cette fois-ci : le « christianisme ouvert », le « judaïsme ouvert » ou encore l’« islam ouvert ». Qu’est-ce qu’un chrétien « ouvert » ? Un croyant ne doit-il pas admettre qu’on puisse ne pas croire en Dieu, et considérer que les autres types de croyants, les athées, et lui-même, doivent jouir rigoureusement des mêmes droits, et se trouver sur un plan de stricte égalité, ce qui exclut tout privilège ? Une précision importante, afin d’éviter tout malentendu. Il est évident que le privilège que l’idéal laïque refuse à la religion, il se doit également de le refuser à l’athéisme, qui n’est, comme la religion, qu’une vision du monde particulière, et n’a, pas plus qu’elle, à revendiquer d’avantages publics.

Illustration : © Philippe Joisson

De la laïcité positive

Deuxième invention polémique : la notion de « laïcité positive ». Prétendre implicitement que la laïcité est négative c’est se méprendre. Dire que la religion ne doit engager que les croyants, ce n’est pas être négatif, mais simplement juste. La même justice conduit aussi à dire que l’humanisme athée ne doit engager que ses défenseurs. Ainsi seulement on respecte le pluralisme et l’égalité, sans donner plus aux uns qu’aux autres. Quant à la nécessité de ne marquer les institutions publiques d’aucun symbole religieux, elle a, pour raison d’être, le souci de ce qui est universel. Le devoir des pouvoirs publics de respecter à égalité tous les citoyens incombe à l’évidence au premier magistrat de la République, dans l’exercice de ses fonctions. Il faut que le pape et certains responsables religieux cessent de se déclarer victimes d’exclusion dès que l’on rappelle l’évidence : ce qui n’est que de certains ne peut être imposé à tous. Cela est vrai pour les références de la République française, comme pour celles de toute l’Europe. Où est la dimension négative dans tout cela ?

De la laïcité plurielle

Troisième invention polémique : la « laïcité plurielle ». Que signifie ce pluriel que l’on croit pouvoir opposer à la laïcité, alors que dans sa définition stricte celle-ci permet l’expression libre du pluralisme des options spirituelles, religieuses ou non religieuses, dans le respect strict de l’égalité ? Cessons de confondre la libre expression de ce pluralisme dans l’espace public, et un pouvoir officiel conféré aux croyances religieuses sur cet espace. La laïcité n’a pas à se conquérir à partir des religions et de leurs rapports de force éventuels, mais à s’affirmer, simplement, comme promotion active de ce qui unit les hommes en deçà ou au-delà de leurs appartenances et de leurs options spirituelles respectives. Une telle laïcité n’est ni dure ni molle, ni ouverte ni fermée, ni négative ni positive.

Illustration : © Cost

Elle ne requiert pas plus d’« accommodements raisonnables » que les principes de liberté et de respect de la personne, d’égalité et de justice. Elle correspond à l’affranchissement de la sphère publique par rapport à toute tutelle religieuse ; entre un tel affranchissement et une réattribution d’emprises publiques à la religion, il n’y a pas de troisième voie. L’alternative est donc bien : affirmation ou négation de la laïcité, sans adjectif. La concorde de tous les êtres humains, libres, sans différence ni privilège, fondée sur la référence au seul bien commun, est la finalité constitutive de la laïcité. Au regard du risque des enfermements identitaires et des nouveaux fanatismes, quel beau principe !

De l'intégrisme laïque

Ah un oubli de taille dans ce florilège du vocabulaire ! La notion d’« intégrisme laïque ». Une expression contradictoire et insidieuse. Le propre de l’intégrisme religieux est d’imposer une foi dans sa pureté première supposée et d’en refuser toute approche réflexive. Il est également de refuser l’indépendance de la sphère privée par rapport à la sphère publique, en prétendant que le code religieux vaut pour toute chose, ce qui est une forme de totalitarisme. Or la laïcité diffère en tout d’une telle attitude. D’une part, elle n’est pas un acte de foi mais une construction rationnelle des principes du vivre ensemble. D’autre part elle ne se réfère à aucun texte sacré qu’il s’agirait de restituer dans sa pureté première. Enfin, elle garantit l’indépendance de la sphère privée en rappelant que chacun doit être libre de choisir son option spirituelle, athée, agnostique ou religieuse. En fait, chez les adversaires de la laïcité, la notion malveillante d’intégrisme laïque sert à caractériser tout refus de trahir la laïcité en la redéfinissant à l’aide d’adjectifs qui lui suggèrent de reconnaître à nouveau des privilèges publics aux religions, c’est-à-dire de se nier elle-même.

Et aujourd'hui?

Une parole d’or que celle d’Henri Peña Ruiz, en réponse aux détracteurs de la laïcité qui, en adjectivant le concept, tentent de le démonétiser. Cette même volonté de clarté a amené le Centre d’Action Laïque à modifier en 2016 l’article 4 de ses statuts pour offrir une nouvelle définition de la laïcité. Aujourd’hui, les adversaires de la laïcité n’ont pas désarmé, bien au contraire. Plus que jamais, la pédagogie et la vigilance sont dès lors nécessaires.

Hervé Parmentier · Secrétaire général adjoint

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