Libres ensemble

Accueil - Libres, ensemble - Une justice aveugle face aux biais genrés

Une justice aveugle
face aux biais genrés

Justine Bolssens · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

  Mise en ligne le 12 juin 2023

En mars 2023, la justice espagnole a accordé une compensation financière à une femme pour les tâches ménagères, la garde de ses enfants et les prestations dans l’entreprise de son ex-époux non rémunérées et effectuées durant le mariage. Qu’en est-il en Belgique ? La justice prend-elle en compte le genre et les réalités sociologiques et économiques des femmes ?

Photo © Shutterstock

Le jugement rendu par la justice espagnole n’est pas le premier en date puisque la Chine, l’Argentine ou encore la Grande-Bretagne disposent d’un corpus législatif qui permet aux juges de tenir compte des dynamiques de genre au sein du droit familial. Cependant, le jugement espagnol marque un tournant historique en condamnant l’ex-mari au versement de 200 000 €. Ce montant plus élevé que ceux précédemment prononcés pourrait réellement avoir un impact sur le quotidien des femmes et contribuer à la lutte contre les inégalités de genre.

Des compensations financières entre époux ?

En Belgique, plusieurs cas de figure existent. Dans celui d’une cohabitation de fait ou légale, il n’y a aucune obligation légale de solidarité financière entre cohabitant.e.s. En revanche, pour les couples mariés, des obligations alimentaires subsistent après la séparation et se fondent sur l’idée que le mariage repose sur un devoir de solidarité et de secours, entre autres financiers, entre les époux.

Dans un premier temps, entre la séparation et le divorce, un devoir de secours peut être octroyé à la partie qui, en raison de la séparation, a vu sa situation financière se dégrader fortement à cause de nouveaux frais de logement, par exemple. Cette mesure de solidarité diffère de la pension alimentaire après le divorce, qui peut être octroyée à l’époux ou l’épouse qui démontre se trouver dans un état de besoin tant du fait des choix posés durant la vie commune que du fait de l’impact économique de la séparation.

Toutefois, dans la pratique, il s’agit de demandes très compliquées à obtenir. En effet, même si l’article 301 §3 du Code civil prévoit explicitement que l’organisation familiale doit être prise en compte dans l’octroi d’une pension alimentaire, il s’agira pour la partie qui la sollicite de devoir revenir sur des dizaines d’années de vie commune, de devoir se justifier de choix communs dont la preuve est très difficile, voire parfois impossible, à rapporter. En outre, il s’agit de procédures longues et fastidieuses pour le créancier ou la créancière, dont le coût peut dans certains cas s’avérer disproportionné aux chances de gain.

Selon Gaëtane de Crayencour et Caroline Mommer, deux avocates spécialistes en droit de la famille, la législation actuelle fragilise financièrement les femmes, en particulier celles qui ont consacré plusieurs années à élever leurs enfants. Bien que la législation ait été modifiée en 2007 afin d’encourager la liberté de se marier et de divorcer, elle limite la capacité des femmes à être financièrement autonomes après un divorce. En effet, cette réforme d’apparence égalitaire fait « l’impasse sur la situation inégalitaire qui est celle de la majorité des couples1 » et les chiffres nous le rappellent constamment.

L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes estime que « 81 % des femmes belges effectuent quotidiennement des tâches domestiques, contre 3 % des hommes belges ». L’Institut national de la statistique et des études économiques français estime que le divorce « engendre une perte de niveau de vie de 22 % pour les femmes contre 3 % pour les hommes, en partie comblée dans les deux ans suivant la séparation ». Une autre étude belge, qui traite du coût d’un enfant dans la carrière des femmes, estime que les revenus des mères diminuent de 43 % jusqu’à huit ans après la première naissance2. Ces chiffres démontrent que les inégalités entre les femmes et les hommes sont encore une réalité aujourd’hui au sein des « familles ».

Le juge peut être actif face aux inégalités

Malheureusement, le peu d’études sur la question et le manque d’accessibilité des jugements ne nous permettent pas de vérifier si les juges tiennent compte de l’organisation familiale et de potentielles inégalités au sein du couple, bien qu’elles soient reprises dans le Code civil.

Précisons néanmoins que la compensation n’est pas « la solution » ; celle-ci consisterait davantage en une répartition équitable des tâches ménagères et en la possibilité pour les femmes d’exercer leur pleine autonomie de décision. Toutefois, le jugement espagnol démontre que la ou le juge peut prendre une place active dans la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes en tenant compte des réalités socio-économiques et des inégalités structurelles.

La motivation du jugement argentin de 2019 est inspirante à cet égard puisque le juge parle de « la dépendance économique des femmes vis-à-vis de leurs maris qui est l’un des mécanismes centraux à travers lesquels on subordonne les femmes dans la société ».

La Belgique pourrait-elle prendre en compte les biais genrés pour induire davantage d’équité dans les jugements rendus, à l’instar de l’Espagne qui a récemment tenu compte du temps presté pour son mari et sa famille par une femme au foyer ?

© Shutterstock

Et les contributions alimentaires entre parents ?

En Belgique, 1 ménage sur 10 est monoparental et les femmes représentent 83 % des chef.fe.s de ce genre de familles, beaucoup plus à risque de se retrouver sous le seuil de pauvreté3. Lorsque des parents se séparent, dans la majorité des situations, c’est l’hébergement principal chez l’un des deux parents qui sera décidé, avec une prédominance de 79 % des mères exercent ce type d’hébergement4. Dans ces cas de figure, les parents peuvent prétendre au paiement d’une contribution alimentaire, soit une somme d’argent versée mensuellement par l’autre parent pour couvrir l’entretien, l’éducation et l’hébergement des enfants.

Face à ces chiffres, le constat est clair : les mères sont davantage dans des situations leur permettant de faire appel à des contributions alimentaires. Mais malheureusement, elles sont désavantagées tant sur le plan de la détermination du montant que sur celui des non-paiements.

Commençons par la définition du montant dans lequel la ou le juge tiendra compte des revenus de chacun des parents, des besoins des enfants, des modalités d’hébergement mises en place ainsi que des montants des allocations familiales. Cette méthode de calcul de la contribution alimentaire entre parents est réputée objective, mais dans les faits, elle entraîne des inégalités entre les femmes et les hommes.

Tout d’abord, la contribution en nature, à savoir la valorisation financière du temps d’hébergement passé chez chaque parent, implique de manière très abstraite que chacun, durant sa période d’hébergement, participe financièrement de la même manière à l’éducation des enfants communs. Ce qui n’est pas réaliste.

En effet, dans l’hypothèse d’un hébergement principal chez la mère et secondaire chez le père à concurrence d’un week-end sur deux, une contribution en nature sera calculée au prorata du temps passé, impliquant dès lors que ce prorata tiendra compte d’un pourcentage de frais médicaux ordinaires, par exemple, ou d’achat de vêtements, ce qui est en réalité uniquement supporté par le parent hébergeant principalement l’enfant.

Certains tribunaux prennent toutefois cela en considération, comme la cour d’appel de Bruxelles qui, dans un arrêt en 2016, a estimé que « la contribution en nature du père ne se mesure pas nécessairement par la même fraction que le temps que l’enfant passe chez lui, dès lors que le parent qui exerce l’hébergement principal supporte de nombreux frais qui ne sont pas directement liés à l’hébergement ». Ce raisonnement est également appliqué par les cours et tribunaux montois depuis de nombreuses années.

La capacité contributive en désuétude

Dans certains cas, qui ont tendance à se multiplier dans certaines juridictions, la ou le juge ne tient plus toujours compte de la capacité contributive des parents, pourtant inscrite dans la loi. Ce qui peut pénaliser celui dont la rémunération est la plus basse – dans la plupart des cas, la femme. « Dans un jugement récent, la juge n’a pas tenu compte de cette capacité contributive alors que mon ex-conjoint possède un salaire presque trois fois plus élevé que le mien. Face à mon étonnement, mon avocate m’a avoué qu’elle était de plus en plus confrontée à ce type de jugement.

Par le passé, j’ai également eu une juge qui estimait que, vu mes études universitaires, je devrais gagner 2 500 €, alors qu’à l’époque, j’en gagnais 2 000. Elle a appliqué cette capacité contributive ne correspondant pas à la réalité, ce qui est là encore pénalisant », déplore une plaignante.

Une charge mentale sous-estimée

Ensuite, une autre situation fréquente est celle du non-respect des modalités d’hébergement secondaire qui implique une prise en charge plus importante par le parent hébergeant principalement. La prise en charge ne reflète alors plus les données sur lesquelles la ou le juge s’est fondée dans le cadre du calcul de la contribution alimentaire.

Il incombera donc à la créancière ou au créancier de retourner devant le tribunal afin de faire actualiser la situation dans le but de la faire correspondre à la réalité, ce qui peut engendrer des coûts importants. Un autre élément souvent oublié est la charge mentale et administrative imposée au parent créancier, surtout en ce qui concerne les frais extraordinaires, à savoir ceux qui ne sont pas compris dans la contribution alimentaire mensuelle, car considérés comme plus ponctuels, tels que les activités extrascolaires ou les frais d’orthodontie.

Bien que ces frais soient partagés entre les parents selon leurs capacités contributives respectives, l’arrêté royal du 22 avril 2019 prévoit plusieurs conditions afin que ces frais puissent être exigés à l’autre parent. Il faut tout d’abord qu’ils aient fait l’objet d’un accord préalable de l’autre parent (à quelques exceptions près). Ensuite, le parent créancier doit, tous les trimestres, adresser à l’autre parent un décompte ainsi que toutes les preuves de paiement et de remboursement de la mutuelle, ce qui peut s’avérer être une tâche très lourde.

Le SECAL, une aide limitée

Au-delà du calcul, le non-paiement de cette contribution semble être un enjeu incluant une dimension de genre. Il est difficile de contraindre un parent à payer une contribution alimentaire sans passer par la justice, ce qui entraîne des frais, parfois considérables. Lorsqu’un parent est contraint de payer une contribution alimentaire, il faut encore qu’elle ou il s’exécute, et ce n’est malheureusement souvent pas le cas. Le Service des créances alimentaires (SECAL) a été créé en 2003 pour récupérer les arriérés de contributions alimentaires. Une mère qui ne recevrait pas la contribution due par le père de ses enfants peut donc en demander le paiement au SECAL, à charge pour ce dernier de se retourner ensuite contre le père. Deux plafonds limitent toutefois l’efficacité de ce système : les revenus du créancier ne peuvent pas être trop élevés et le montant de l’avance sur contribution alimentaire est plafonné à 175 €.

Tout cela constitue des obstacles qui sont préjudiciables pour les femmes et les familles monoparentales. Cette somme d’argent, qui peut représenter une part importante du budget des familles, n’est donc pas neutre du point de vue du genre. « Si le montant de la contribution alimentaire est insuffisant, ou qu’elle n’est pas payée de manière régulière, l’égalité entre les femmes et les hommes est mise en péril5. »

Ces exemples démontrent que les systèmes légaux et judiciaires actuels ne permettent que très rarement de contrer les inégalités de genre et nous devons bien admettre que le constat est malheureusement identique dans d’autres sphères : en droit du travail, dans la lutte contre les violences faites aux femmes, etc. Les prises de conscience se multiplient, mais le chemin à parcourir reste long.

Des pistes de réflexion

Plusieurs universités en Australie, en Irlande ou encore en Angleterre ont travaillé sur la réécriture de décisions de justice en adoptant une perspective féministe qui remet en question la « neutralité » de la législation et des juges. Leur approche tend à souligner les rapports de force sous-jacents à la création puis à l’application du droit en contextualisant les parties afin de se baser sur l’expérience des femmes et non d’une personne raisonnable abstraite avec pour objectif de promouvoir une égalité substantielle du droit. Les bilans de leurs travaux démontrent que ces « juges » féministes arrivent à des conclusions parfois différentes de celles des juges majoritairement masculins.

Toutes ces recherches insistent sur les choix philosophiques, moraux et techniques dissimulés sous la logique juridique, qui reflètent souvent une perspective conservatrice et patriarcale. Appliquées en Belgique, elles permettraient très certainement d’éclairer des constats encore trop présents d’inégalités.

Pour conclure, la justice a la mission démocratique d’assurer l’équité et l’égalité de toutes et tous. Dans une société où les inégalités basées sur le genre sont objectivées, la justice a ainsi de facto pour objectif de les prendre en considération et de les réduire. Les juges ont la responsabilité de lutter contre ces inégalités en tenant compte des stéréotypes de genre et des biais inconscients qui peuvent influencer leurs décisions. Ils et elles devraient être davantage conscientisé.e.s et formé.e.s à ces facteurs discriminants afin de les atténuer, au même titre que la situation familiale dans la contextualisation de chaque cas. En 2023, aucune sphère de la société ne peut plus faire l’impasse sur les réalités sociologiques des femmes et les dynamiques de genre.

1 « Réforme du divorce : envisager les effets pervers pour les femmes », communiqué de presse de Vie féminine et de Femmes prévoyantes socialistes, 7 décembre 2006.

2 Sébastien Fontenay et Ilan Tojerow, « Coût de l’enfant pour la carrière des femmes et comment le congé paternité peut aider », ULB/DULBEA, octobre 2020.

3 Noémie Emmanuel, « Monoparentalité et mal-logement : une histoire de femmes », 7 février 2022.

4 Gaëtane de Crayencour et Caroline Mommer, « La fin d’un mariage : une lecture du Code civil à travers le prisme du genre », dans Code commenté : droits des femmes, Louvain-la-Neuve, Larcier, mars 2020.

5 Jennifer Sevrin, « Des contributions alimentaires justes pour tous les parents séparés », 14 juin 2021.

Partager cette page sur :