Là-bas

Accueil - Là-bas - Un piano pour la paix

Un piano pour la paix

Alessia Manzi · Journaliste

Giacomo Sini · Photoreporter

Avec la rédaction

Mise en ligne le 19 avril 2022

À Medyka, à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne,
la musique de Davide Martello, pianiste allemand
d’origine italienne, accueille avec chaleur les réfugiés
ukrainiens. Épuisés et transis par le froid, ils sont des
milliers chaque jour à passer par cette commune
rurale de la voïvodie des Basses-Carpates.

Photo © Shutterstock

Le soir est presque tombé sur Medyka. Dans le ciel clair, un drone apparaît de temps en temps. Dans les rares moments de silence, cependant, lorsque le bourdonnement de la foule diminue, on entend le vrombissement d’un avion contrôlant l’espace aérien. Depuis que la guerre entre l’Ukraine et la Russie a éclaté, des milliers de personnes arrivent chaque jour dans ce village composé de maisons basses et de ruelles, attendant de monter dans un bus pour Przemyśl, autre petite ville polonaise devenue ces dernières semaines l’épicentre de l’hospitalité dans le pays.

« Il fait très froid », confie un bénévole à Mattia1, venu du canton du Tessin en Suisse, alors qu’il tente de se réchauffer près d’un poêle. « Tu aurais dû voir la semaine dernière, c’était encore pire ! Il gelait et il y avait de la neige », se souvient le garçon en se frottant les mains pour se réchauffer un peu. Non loin d’eux, une dame âgée tient son chien dans ses bras et attend quelqu’un. « Je suis venu ici au lieu de rester à la maison pour fumer et écouter du jazz. J’ai pensé que je serai utile ici », raconte le jeune Suisse. « Pourquoi ne pas apporter sa contribution ? »

Un point de passage
central pour quitter l'Ukraine

Parmi les stands montés par des ONG du monde entier afin d’offrir leur solidarité aux réfugiés ukrainiens, des dizaines de personnes continuent d’entrer à pied sur le territoire polonais. Quelqu’un d’autre, cependant, revient. Au poste-frontière, un homme rentre en Ukraine. Il pleure, tandis qu’une femme le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière une clôture. « Je parle plusieurs langues et je vis en Pologne depuis quatre ans », raconte Antonio, un jeune Vénézuélien qui est interprète pour une équipe de journalistes arabes. « Je ne pouvais pas rester à la maison alors que tous ces gens essaient de fuir la guerre », avoue-t-il en écartant les bras. Près de lui, une petite fille enveloppée dans son foulard rose boit un chocolat chaud et marche à côté d’une autre qui mange de la barbe à papa. Elles semblent sereines.

Après l’horreur de la guerre et les longues marches nécessaires pour quitter le pays, les Ukrainiens en exil ont besoin de réconfort.

© Shutterstock

Sur Medyka, le ciel clair est teinté des couleurs du coucher du soleil. La campagne et les collines autour du village sont peintes en rouge et orange. Les températures sont proches de zéro. Un garçon de 2 ans aux joues rouges chasse les bulles de savon qui volent à côté d’une tonnelle sous laquelle quelqu’un prépare du thé chaud. « Imagine there’s no heaven, it’s easy if you try, no hell below us »2, c’est le premier couplet d’Imagine, la célèbre chanson de John Lennon. Portant une boîte pleine de bonbons et de sucreries, un bénévole fredonne les premières paroles. Sur une place derrière les centaines de stands, à côté d’un feu de joie entretenu par des bénévoles afin de lutter contre le froid, un homme joue au piano les notes de cette chanson devenue au fil des années un hymne à la paix et à un monde sans conflits.

Le « pianiste de la paix » se produit tous les jours pendant plusieurs heures pour accueillir en musique les réfugiés qui viennent de franchir la frontière ukrainienne.

© Giacomo Sini

Martello : pianiste2

Celui qui fait danser ses doigts sur les touches, c’est Davide Martello, le « pianiste de la paix ». Il joue, peu importe le froid et les curieux qui l’entourent. Puis il remercie tout le monde et fait une pause. « Je suis né et j’ai grandi en Allemagne, mais mes parents sont siciliens, de Caltanissetta. J’étais coiffeur et j’ai décidé d’arrêter pour me consacrer à la musique, raconte Davide Martello. J’ai donné des concerts de soutien à ceux qui ont manifesté pour la paix [après les attentats de Paris en 2015, NDLR]. Bien sûr, jouer pour ceux qui fuient une guerre, c’est vraiment différent. » Davide Martello a construit lui-même son propre piano à queue mobile. Accompagné de Salem, son chat noir, et muni d’une remorque, il n’a pas réfléchi longtemps avant de l’emporter en Pologne. « C’est toujours mieux que de rester à la maison à ne rien faire, n’est-ce pas ? » questionne le pianiste.

« Je viens de jouer avec une petite fille. Sa maman était ravie. Et comment puis-je oublier cette fois où j’ai joué devant la gare de Lviv ? Il y avait beaucoup de monde », raconte Martello en regardant le ciel. « C’était tellement émouvant. À un moment donné, une dame âgée a mis une couverture sur mes épaules. Elle fredonnait l’air de Yesterday. Il neigeait. À la fin, elle m’a même offert une pomme », se souvient le jeune homme. « La musique est importante. Cela peut changer les choses. Maintenant, je vais recommencer à jouer », lance Davide Martello en courant vers son piano.

Les quelques notes jouées sur ce piano font renaître un sourire sur le visage de cette jeune Ukrainienne : une échappée musicale empreinte de réconfort.

© Shutterstock

Solidarité internationale

Une fille, emmitouflée dans sa veste rouge, s’émeut en écoutant les notes de Hallelujah de Leonard Cohen qui réchauffent instantanément l’air. « Je prie chaque jour pour que ma famille décide de me rejoindre ici », dit Sofya, incapable de retenir ses larmes. Venetta, la femme à côté d’elle, tente de la consoler. « Je suis moitié bulgare, moitié ukrainienne. Mon père a émigré de Bulgarie aux États-Unis, et je suis née là-bas », raconte cette boule d’énergie avec un sourire. « Demain, je me déguiserai en Wonder Woman. C’est un moment de légèreté pour aider les réfugiés », déclare Venetta en embrassant Sofya. « Je me suis enfuie. Je connais quatre langues, et j’ai donc pensé que je pourrais aider celles et ceux qui auraient besoin d’une interprète. » La mélodie de Hallelujah résonne encore dans l’air, une chanson que Leonard Cohen lui-même qualifie d’« affirmation de la vie avec enthousiasme ».

Les ombres de la nuit sont désormais tombées sur Medyka. Les lumières des petites lanternes s’allument pour éclairer l’obscurité. Des centaines de personnes continuent d’arriver depuis le passage piéton de la frontière. Lentement, des femmes âgées et des enfants font la queue à l’arrêt de bus. « Notre maison a été détruite par les bombes. Nous n’avons plus rien », se désole Ivan, un quadragénaire fuyant Kharkiv grâce à un permis. « Nous allons maintenant aller à Stuttgart. On espère recommencer une vie meilleure », confie sa femme Natalyia, en prenant leur petite fille dans ses bras pendant qu’elle se promène.

Il est tard. C’est une nuit étoilée et la lune brille aussi dans le ciel. Les bus continuent de repartir chargés de personnes qui, une fois arrivées à la gare de Przemyśl, pourront y dormir ou attendre un train ou un bus pour Varsovie. Ou qui sait pour quelle autre ville européenne. En un instant, l’atmosphère se remplit à nouveau des notes de la chanson Imagine de John Lennon. Ici, dans cette partie de l’Europe orientale, le son de la musique est plus fort que le bruit des bombes russes qui explosent de l’autre côté de la frontière.

Un peu de douceur musicale pour deux enfants ukrainiens qui viennent d’entrer en Pologne avec leurs parents.

© Giacomo Sini

  1. La plupart des prénoms des personnes interviewées sont des prénoms d’emprunt, celles-ci préférant garder l’anonymat.
  2. Référence au sublime Novecento : pianiste d’Alessandro Baricco.

Partager cette page sur :