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TikTok :
pourquoi les politiques
y tiennent tant ?

Ben Buetusiwa · Stagiaire

Mise en ligne le 12 avril 2023

Depuis sa création, le réseau social chinois cumulant plus d’un milliard d’utilisateurs s’est imposé comme une plateforme de référence. Connu pour son contenu ludique, TikTok devient également l’un des théâtres de la scène politique qui ne cesse de se dématérialiser. Mais dans quel but ?

Illustration © Roman Samborskyi/Shutterstock

Le 10 mars dernier, le Conseil national de sécurité, emboîtant le pas à la Commission européenne, décidait d’interdire temporairement l’installation de TikTok sur les ordinateurs et téléphones des ministres, parlementaires et fonctionnaires belges. En cause : des dangers en matière de sécurité électronique que représenterait l’usage de la plateforme numérique. En effet, l’application récolterait des informations, à l’insu de ses utilisateurs, qu’elle serait tenue par la législation chinoise de partager avec les services de renseignement.

À la suite de cette annonce, deux tendances se sont dégagées dans le monde politique. D’une part, celles et ceux rendant publique leur résolution d’interrompre l’utilisation de l’application, à l’instar de Valérie Glatigny (MR) et Sven Gatz (Open VLD). D’autre part, les politiques qui désiraient continuer de communiquer via le réseau social en se servant d’un second téléphone uniquement consacré à cette activité. Le second groupe comprend notamment dans ses rangs Elio Di Rupo (PS), Valérie De Bue (MR) ou encore Bénédicte Linard (Ecolo). Les chefs de parti, à l’exception de ceux des partis Ecolo et Les Engagés, maintiennent également leur présence sur la plateforme. Il est dès lors intéressant de s’interroger sur les raisons qui les ont poussés dans un premier temps à rejoindre l’application et qui les conduisent, toujours aujourd’hui, à y prolonger leur aventure.

Un géant à l’ascension fulgurante

TikTok, désormais incontournable pour la génération Z mais plutôt obscure pour les précédentes, est une application chinoise de partage de vidéos et de réseautage social lancée en 2016 par l’entreprise ByteDance. Un an plus tard, celle-ci s’offre Musical.ly, une plateforme similaire comptant plus de 160 millions d’utilisateurs, et la fusionne à TikTok. Cet achat sonne le début d’une ascension fulgurante, puisque six ans après, la plateforme compte plus de 1,6 milliard d’utilisateurs à travers le monde pour un temps de visionnage moyen par personne de 95 minutes par jour. Elle est depuis 2020 l’application la plus téléchargée, devançant Instagram, WhatsApp ou Snapchat. En un an, elle a vu son nombre de téléchargements annuels augmenter de 16 millions. L’application d’édition de contenus vidéo exclusivement destinés à TikTok, CapCut, ayant vu son nombre de téléchargements annuels s’accroître astronomiquement : plus de 122 millions d’utilisateurs entre 2021 et 2022.

En Belgique, le nombre d’usagers de TikTok âgés de plus de 18 ans s’élève à 3,5 millions1. Tenant compte de son taux de pénétration plus important chez les tranches d’âge les plus basses, on atteindrait la somme de 4,5 millions d’utilisateurs. D’abord investie massivement par les moins de 18 ans, la plateforme séduit de plus en plus les jeunes adultes entre 18 et 35 ans. Les 18-24 ans constituent la tranche d’âge la plus surreprésentée sur l’application : 37,1 % contre 8 % dans la population totale. Le réseau social regorge donc de jeunes électeurs potentiels, pas toujours politisés, à aller séduire pour les personnalités politiques.

D’abord prisée par moins de 18 ans, l’application TikTok séduit de plus en plus les adultes jusqu’à 35 ans. Un électorat potentiel auquel les politiques n’ont pas envie de renoncer.

© Nattakorn Maneera/Shutterstock

D’autant plus que l’application jouit d’un taux d’engagement assez homogène et significativement supérieur à ceux de ses concurrents : 11,72 % contre 3 % sur Instagram pour les influenceurs belges. Cela résultant du caractère viral des contenus partagés et du format : des vidéos verticales de trois minutes au maximum (mais ne dépassant que rarement la minute). Les trends ou tendances – une série de contenus similaires qui font l’objet d’une mode passagère – sont repris par des milliers voire des millions d’utilisateurs et se répandent comme une traînée de poudre sur les écrans. Le réseau social favorisant le sentiment d’appartenance à un groupe, il renforce la cohésion et l’uniformisation au sein de celui-ci.

Une tribune qui fait l’écho

Pour les femmes et hommes politiques, se lancer sur l’application, et sur les réseaux sociaux en général, répond au besoin d’aller à la rencontre des citoyens et potentiels électeurs là où ils se trouvent, en fonction de la segmentation et des canaux de diffusion spécifiques. Afin de toucher un large éventail d’individus, ils doivent alors assurer une présence la plus diverse possible en ligne. « C’est normal qu’un politique se rende sur un marché à la rencontre des gens [comme] sur TikTok pour être au contact des jeunes », appuie Anaïs Mangon, conseillère en communication d’Elio Di Rupo (PS).

Au détriment des médias traditionnels, les réseaux sociaux sont devenus une source d’information essentielle pour les jeunes de la génération Z.

© Disobey Art/Shutterstock

« On constate en plus que les jeunes s’informent de moins en moins via les médias traditionnels à la faveur des réseaux sociaux », renchérit-elle. Et ils ne sont pas les seuls : d’après l’étude annuelle de l’Institut Reuters2, les réseaux sociaux sont les uniques sources d’information ayant progressé en Belgique en 2021. Cette légère hausse, 42 % des sondés contre 40 % en début d’année, s’explique par la chute des supports traditionnels. Les médias conventionnels sont engagés dans un processus de digitalisation de leurs contenus. Selon Nicolas Baygert, docteur en Sciences de l’information et de la communication ainsi qu’enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, la présence des politiques de premier plan sur les plateformes les plus populaires est aujourd’hui une quasi-obligation3.

Les vidéos en face caméra destinées exclusivement aux réseaux sociaux sont des moyens d’expression que privilégient de plus en plus de personnalités politiques. Elles permettent d’établir un contact direct avec les citoyens, en minimisant ou en éludant totalement le rôle d’intermédiaire et de filtre de l’information des médias traditionnels. Ces pratiques sont particulièrement visibles sur le compte du président du PTB, Raoul Hedebouw. Elles sont d’autant plus efficaces qu’il est porteur d’un discours à contre-courant. Son homologue du MR, Georges-Louis Bouchez, aborde également la même approche. Tous deux rencontrant un succès sur la plateforme.

Un outil d’information interactif ?

Les cabinets ministériels peuvent s’en servir afin de promouvoir les actions et initiatives de leur administration. Le compte de la ministre Valérie De Bue (MR) chargée du tourisme en Wallonie l’illustre parfaitement. Il est majoritairement axé sur la présentation du patrimoine de sa région. Ludivine Dedonder (PS), ministre de la Défense, explique recourir à l’application pour y communiquer « de façon moins conventionnelle » sur ses « actions de terrain [et] la promotion de la Défense ». D’une manière générale, cette utilité est constamment avancée par les communicants et politiques pour justifier le recours à ces plateformes. L’autre intérêt régulièrement exposé est l’instauration d’un dialogue avec le public du réseau. La ministre socialiste Dedonder indique souhaiter maintenir « un contact permanent avec [sa] communauté » sur « un lieu d’échange formidable » permettant « d’entretenir un lien avec ceux qui vous suivent ». Elle prend le temps sur son compte de répondre à des commentaires autour de sa fonction ou de son action politique. Si les fonctionnalités de l’application, privilégiant le partage de contenus succincts, ne favorisent pas le développement d’un échange élaboré et constructif, force est de constater que TikTok peut permettre d’établir un premier contact avec des personnes dépolitisées découvrant l’univers politique. Encore faut-il proposer des publications attisant la curiosité et encourageant le dialogue.

Un jeu d’équilibriste

Un travail d’équilibriste s’impose dès lors aux communicants. Réussir à acquérir de la visibilité nécessite de s’adapter aux codes de la plateforme et de surfer sur les tendances. La référence en la matière est le ministre-président de la Région wallonne, Elio Di Rupo. Fort de ses 157 000 abonnés, il s’est totalement imprégné du caractère ludique de l’application. Ses équipes n’hésitent pas à mettre en scène ses déplacements par des montages dynamiques et des ajouts d’accompagnements musicaux en rapport avec les tendances du moment. Il en résulte une augmentation du capital sympathie du politicien, arrêté fréquemment dans les rues de sa ville par des jeunes pour prendre des selfies. « Les réseaux sociaux sont ainsi faits : pour pouvoir être percutant, il faut créer un lien privilégié avec son audience », soutient Anaïs Mangnon.

En revanche, un risque majeur se pose : celui de voir la dérision propre à la plateforme déteindre sur l’image du politique. Une éventualité qui n’inquiète pas la conseillère en communication du chef du gouvernement wallon, parfois identifié par certains jeunes comme « le ministre de TikTok ». « C’est dit sur le ton de l’humour. Et c’est chouette de voir que les jeunes s’intéressent à lui et au contenu que l’on publie. À travers nos publications, on essaie d’informer les gens sur la fonction de ministre-président, le rôle de la Région wallonne, l’action du gouvernement », conclut-elle.

La proximité avec les jeunes, fruit d’une présence assidue sur TikTok, augmente indéniablement le capitale sympathie des politiques.

© AB

Une mutation générationnelle controversée

Si l’application offre des opportunités en matière de communication et de capacité à atteindre un jeune public, son utilisation est encore minoritaire dans la sphère politique. Selon une étude menée par le quotidien L’Écho en 2021 sur la présence de 492 élus des gouvernements et parlements sur TikTok, moins de 7 % détenaient un compte actif4. Elle est davantage l’initiative d’une nouvelle génération de communicants formés à l’approche numérique. Le lancement d’Elio Di Rupo sur le réseau social l’illustre parfaitement. Il fait suite à un renouvellement de l’équipe de communication, comme le révèle Nicolas Dieudonné, conseiller et responsable réseaux sociaux du ministre-président à cette époque. La tendance est à l’avènement du « politique influenceur », ainsi que l’exprime Nicolas Baygert. Les us et coutumes en matière de communication sont fortement évolutifs et nécessitent de ses acteurs une adaptation constante.

Mais finalement, qu’en pensent les jeunes, les principaux concernés, en somme ? Leurs avis sont pour le moins mitigés. « C’est réconfortant de voir qu’ils essaient de se lier à nous. Ce n’est pas parfait, mais c’est un pas dans la bonne direction », explique Mathilde, 23 ans. Alexis, 18 ans, se montre encore plus enthousiaste : « Moi, ils me font bien rire. Je partage régulièrement les publications avec mes proches. C’est normal de s’adapter à notre temps. Puis, tant qu’ils font leur travail… » Clémentine, 22 ans, ne partage pas le même avis : « En tant que jeune, je me sens insultée que l’on doive passer par ça pour me parler. Au lieu de changer la forme, ils devraient plutôt se pencher sur les problèmes dont on parle et pour lesquels ils ne nous écoutent pas. » Anaïs, 25 ans, abonde dans son sens : « Après tout, c’est de la communication, rien de plus ! »

Une extrême droite en embuscade

Pourtant, dans un contexte général de rejet de la politique par les plus jeunes, la recherche de moyen de remobiliser cette frange de la population constitue un enjeu crucial. Loin d’être irréprochables, les réseaux sociaux offrent de nouvelles perspectives.

Les mouvements d’extrême droite l’ont très bien compris. Exclus dans certains pays par un cordon sanitaire médiatique ou disposant d’un accès limité aux canaux traditionnels, ils se tournent massivement vers les réseaux sociaux. Leur but : séduire une audience jeune, apolitique et pas forcément consciente des casseroles que traînent ces mouvements. Pour y parvenir, ils mettent systématiquement en avant des profils de jeunes influenceurs auxquels les publics visés pourraient s’identifier et s’attacher. Parmi eux, Lucas Dylan, ThoniaFR et Estelle Redpill cumulent 164 000 abonnés sur la plateforme. La dernière comptait à elle seule 120 000 abonnés avant la suspension de son précédent compte principal.

Un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur et a donné naissance à un microcosme numérique d’extrême droite sur TikTok, mais pas uniquement. Durant la présidentielle française de 2022, les soutiens d’Éric Zemmour ont réussi à influencer la campagne en imposant leurs thèmes malgré les maigres 7 % obtenus par leur candidat. Les réseaux sociaux y ont joué un rôle important, notamment Twitter, devenu chef d’orchestre rythmant la valse des sujets à traiter dans de nombreuses rédactions. Même si le politique d’extrême droite a pu compter sur une large couverture médiatique, l’impact de cette forte mobilisation en ligne, quoique difficilement évaluable, est à tenir en compte.

Supprimer TikTok ou pas ? La question de la protection des données à caractère personnel pèse sur la balance.

© Shokiro K/Shutterstock

On assiste à une migration des activités sociales d’un espace public matériel vers des équivalents numériques. Ce glissement soulève de nouvelles problématiques, notamment en matière de récolte et conservation des données. Et si cette volte-face, soudaine et inscrite dans un contexte géopolitique sous tension, n’était-elle pas l’arbre qui cache la forêt ? En 2018 déjà, Mark Zuckerberg, directeur général de Facebook, était auditionné devant le Sénat américain. La commission bipartite enquêtait sur le rôle joué par le réseau social dans le scandale Cambridge Analytica : l’exploitation des données personnelles de 87 millions d’utilisateurs à des fins électoralistes. Des inquiétudes qui ne sont donc pas récentes et qui, à l’avenir, exigeront de tous la plus grande vigilance.

  1. Xavier Degraux, « Qui sont les utilisateurs et les influenceurs de TikTok en Belgique ? (étude 2023) », s.d.
  2. Nic Newman, Richard Fletcher, Craig T. Robertson, Kirsten Eddy, et Rasmus Kleis Nielsen, « Digital News Report 2022 », Reuters Institute for the Study of Journalism, juin 2022.
  3. Propos recueilli par Alexandra Klinnik, « La communication politique s’invite sur TikTok », mis en ligne le 31 octobre 2020.
  4. Hélène Seynaeve, « TikTok : l’avènement du politique influenceur en Belgique ? », dans L’Écho, 10 septembre 2021.

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