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Sur le pied de guerre
Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du CAL
Avec la rédaction
Mise en ligne le 14 octobre 2024
Que pourrait signifier de prendre en garde un sens du juste dans le sens de l’insensé guerrier et dans le sens de l’indéterminable de la paix ? »
Pourquoi la guerre est-elle si omniprésente dans l’histoire humaine ? Peut-on en comprendre l’essence et envisager une paix durable ? En s’appuyant sur une analyse multidisciplinaire, Éric Clémens, écrivain et philosophe belge, explore les rapports complexes entre guerre, société et techniques. Il propose une nouvelle édition revue, corrigée et augmentée de son ouvrage Penser la guerre ? paru pour la première fois en 2017. Il faut garder le fil, tant le propos est ardu et la langue soutenue – parfois peut-être un peu trop – mais le sujet est incontestablement et bien tristement dans l’air du temps.
Dès le départ, l’auteur établit un présupposé : la guerre est inhérente à la condition humaine, alimentée par l’évolution des techniques, et, aujourd’hui, exacerbée par les technosciences. Il interroge l’influence de la sédentarisation sur l’intensification des conflits, avançant que les chasseurs-cueilleurs étaient moins enclins à la guerre, étant eux-mêmes des proies potentielles. À travers l’étude de sociétés primitives, il met en lumière la distance instaurée entre guerriers et civils, une stratégie pour préserver l’homogénéité sociale.
Éric Clémens questionne ensuite pourquoi certaines guerres deviennent « acharnées » ou « illimitées », allant jusqu’au génocide. Il convoque Freud, pour qui l’instinct de mort explique le désir de destruction de l’autre, et passe en revue les réflexions de grands penseurs comme Héraclite, Hegel, Kant ou Nietzsche. Ces philosophes, chacun à leur manière, envisagent la guerre soit comme une nécessité politique ou spirituelle, soit comme un catalyseur de progrès vers la paix. Nietzsche, par exemple, voit la guerre comme une étape vers le dépassement de soi et l’accession au statut de surhomme.
L’essai s’intéresse aussi au rôle que joue la modernité dans la guerre. L’auteur décrit l’Occident comme le lieu d’une tension permanente entre violence et raison, une tension alimentée par la déritualisation du sacré et l’affirmation des souverainetés. Il critique également l’impact du néolibéralisme et du capitalisme, qu’il perçoit comme des formes débridées de liberté, menant à la désincorporation sociale, à l’augmentation des inégalités et à la montée du populisme.
Un autre fil conducteur de l’ouvrage est la notion d’« illimitation » de la liberté, qu’Éric Clémens voit comme incapable d’exprimer sa puissance créatrice. Ce manque d’expression conduit, selon lui, à une autodestruction, où guerre et jouissance se mêlent dans un tourbillon d’angoisse, de violence et de culpabilité. L’auteur souligne ainsi le lien entre les pulsions de vie et de mort, théorisées par Freud, et la dynamique guerrière, particulièrement dans les sociétés modernes.
Le philosophe termine en abordant la paix, qu’il envisage comme une « égaliberté » fondée sur l’égalité et l’expression de chaque individualité, éloignée des mythes de la croissance infinie et de l’accumulation des ressources. Pour lui, la paix doit se construire sur une démocratie horizontale et une juste répartition des ressources, bien que toute paix, comme toute guerre, engendre des conséquences inévitables et souvent douloureuses, autant pour les vainqueurs que pour les vaincus.
En conclusion, Éric Clémens ne cache pas son pessimisme face à la possibilité d’une paix juste et durable. Si aucune guerre ne peut être considérée comme juste, la paix elle-même entraîne des inégalités et des frustrations qui sont autant de germes pour de futurs conflits.
Éric Clémens, Penser la guerre ? (édition revue, corrigée et augmentée), Bruxelles, Éditions du CEP, 2024, 153 pages.
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