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Suivez l’anti-guide !

Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 1er juillet 2024

Promouvoir l’inclusion et l’accessibilité dans les milieux culturels et artistiques, c’est le pari de l’Anti-guide : pour un secteur culturel plus accessible et plus inclusif lancé par les associations liégeoises Voix de Femmes et Barricade. Conçu comme une boîte à outils, il propose un ensemble de ressources pratiques et théoriques à celles et ceux qui souhaitent modifier leur regard.

Photo © Heracles Kritikos/Shutterstock

Fondée au tout début des années 1990, l’ASBL Voix de Femmes, basée à Liège, s’inscrit à l’intersection « des arts, des cultures et des féminismes ». Promouvant la visibilité des artistes femmes et des minorités de genre à travers une multitude d’activités artistiques et culturelles, l’association revendique également la culture comme « puissant vecteur d’émancipation et de progrès social ». Avec un constat : les femmes, les minorités de genre et plus généralement les publics victimes de discrimination sont toujours sous-représentés dans le milieu de la culture, limitant la possibilité de concevoir des représentations et des narratifs inédits. Rien de nouveau sous le soleil, donc, mis à part la création d’un « anti-guide ». Quèsaco ?

Boîte à outils dans laquelle piocher pistes de réflexion, témoignages et ressources, l’Anti-guide a été réalisé en partenariat avec des personnes ou des collectifs concernés par des discriminations validistes, racistes, anti-LGBTQI+, sexistes et classistes. Encourageant un secteur culturel et artistique plus inclusif et accessible, il est pensé comme « une première boussole et comme un outil évolutif à partager » avec les structures souhaitant intégrer d’« autres regards » dans leur programmation et leur public.

Se composant de trois volets pouvant chacun être lus de manière autonome, le premier est conçu comme un « plan de navigation », invitant à examiner l’ensemble des étapes nécessaires à la réalisation d’un événement afin de transmettre « des réflexions, des conseils et des recommandations concrètes sur base de retours d’expériences dans l’optique de concrétiser un événement culturel et artistique pluridisciplinaire ». Le deuxième volet conduit le lectorat à la rencontre des « co-équipages », qui à travers la retranscription d’entretiens et de tables rondes « restituent les paroles directes de personnes et/ou collectifs directement concernés par les discriminations ». Enfin, le troisième volet, « Escales », fournit l’ensemble des ressources (académiques, podcasts, comptes Instagram…) proposées par les personnes impliquées lors de ces rencontres.

Dans les coulisses

Fruit d’un long chemin, la graine a commencé à germer lors de l’édition 2021 du projet fondateur de l’association, le Festival Voix de Femmes. Émilie Rouchon et Flo Vandenberghe, toutes deux à la tête de Voix de Femmes, vont voir une pièce de théâtre à Lyon, à l’occasion d’une prospection pour un spectacle. « Nous avons assisté à une pièce bilingue langue des signes française et français parlé. On n’avait jamais vu ça. Cela permet à un autre public d’assister à la pièce. » Elles engagent une première réflexion avec des personnes s’identifiant comme sourdes et malentendantes, présentes lors de la représentation, en vue de développer leur catalogue mais surtout de cerner leurs besoins. « Il y avait tout un travail à réaliser concernant l’accessibilité, pour les accompagner, leur donner confiance afin qu’elles se sentent légitimes à venir au spectacle », précise Émilie Rouchon, codirectrice de l’ASBL Voix de Femmes.

En parallèle, Voix de Femmes décroche l’appel à projets « Tant qu’il le faudra ! » de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, avec le soutien de la politique fédérale de l’égalité des genres. L’association propose de mener une recherche-action, qui relève parfois davantage de la « méthodologie un peu sauvage », admet Émilie Rouchon, mais qui consiste surtout « à réunir des personnes et à conduire des entretiens et des focus groups sur ces questions de l’accessibilité avec les personnes concernées », qu’elles ont pu rémunérer pour leur expertise grâce à cet appel à projets.

Pas de recette toute faite

Une démarche qu’Émilie Rouchon qualifie de « parfois très maladroite » : « On vient avec nos gros sabots, on a nos préjugés, on se heurte à la réalité des personnes concernées qui nous disent : “Ce n’est pas du tout ça dont on a besoin !” » Loin d’elle l’idée d’une fausse modestie, mais bien la volonté de se montrer transparente : « Nous avons forcément un regard partiel et ne prétendons ni à l’exhaustivité ni à proposer une recette toute faite. » L’Anti-guide raconte aussi « le chemin, les galères » de Voix de Femmes et ses partenaires, invitant « à penser en situation et surtout à se poser des questions et à tenter de voir nos angles morts ». Visant à « cultiver le doute », l’Anti-guide se nomme précisément ainsi car l’équipage souhaite épouser « une forme d’honnêteté par rapport à ce que pourrait être la prétention d’un guide ».

Séance de lecture bilingue français et langue des signes des Moomins de Tove Jansson lors du cadre du Festival Voix de Femmes.

© Julien Hayard

Communiquer

Pour ce faire, Voix de Femmes a identifié un point essentiel dans la construction d’une programmation accessible et inclusive : le besoin d’obtenir des informations quant aux modalités d’accueil de l’événement. « Certaines personnes ne participent pas nécessairement à la vie culturelle car elles ne savent pas si le lieu sera équipé ni comment elles seront accueillies. Les personnes que nous avons rencontrées souhaitent des informations. Y compris des informations par la négative. Qu’on leur dise : “Non, il n’y aura pas de rampe, il y aura des marches.” » Une meilleure communication permet donc aux publics et aux organisations d’anticiper les conditions matérielles de l’événement. Émilie Rouchon poursuit : « Mais alors de quelle hauteur, la marche ? Dix ou trente centimètres, ce n’est pas la même chose. Il faut que les personnes sachent exactement ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. »

Les besoins des un.e.s et des autres ne sont a priori pas toujours compatibles. Là encore, un seul mot d’ordre : une bonne communication au préalable. Anouk Renaud est chargée de publications pour Barricade, lieu culturel autogéré liégeois qui a participé à l’édition et à la mise en pages de l’Anti-guide : « Des personnes se situant dans le spectre de l’autisme nous ont expliqué que les sons forts ou les lumières ne constituent pas un problème si c’est dit et visibilisé en amont de l’événement. Ils et elles peuvent s’adapter en portant des lunettes de soleil ou des bouchons d’oreille, par exemple. »

Croiser les regards

Anouk Renaud poursuit : « Quand tout va bien, on ne se pose pas toutes ces questions. On ne se dit pas que c’est le genre de choses qu’il faut placer dans sa communication. La non-accessibilité devient la norme, en tant que norme, elle n’est pas remise en question. Elle est silenciée. Cela reste un privilège, de ne pas voir. Donc rien que d’essayer de visibiliser, c’est déjà quelque chose. » S’il paraît donc impossible de cocher toutes les cases, à savoir l’inclusion de tous.te.s à tout moment et en tout lieu, le travail autour de l’Anti-guide a au moins permis à Voix de Femmes, Barricade et leurs partenaires de donner à voir et à entendre « d’autres représentations, d’autres corps, d’autres histoires, d’autres narrations », comme l’explique Anouk Renaud.

En proposant des cartes blanches à des personnalités ou à des collectifs, en construisant un dialogue avec les personnes concernées et en jouant le jeu d’examiner leurs propres biais, Voix de Femmes et Barricade font « un petit pas supplémentaire » vers une meilleure inclusivité. Même si, comme Anouk Renaud l’admet : « C’est un chemin long, plein d’allers-retours, et toujours imparfait. »

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