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Sébastien Bolher
« Comment l’humanité est devenue psychopathe »

Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste

Avec la rédaction

Mise en ligne le 13 avril 2022

« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles. » Placée dans le contexte environnemental, cette citation empruntée à l’écrivain suisse Max Frisch évoque notre inaction face à la destruction de la planète. Pire que le silence est la complicité. Car, oui, nous sommes complices. L’humanité dans son ensemble est même coupable de psychopathie. C’est la thèse défendue par Sébastien Bolher, docteur en neurobiologie et rédacteur en chef de la revue Cerveau & Psycho.

Photo © AFP

Dans votre précédent ouvrage, Le bug humain1, vous disiez que nos neurones, chargés d’assurer notre survie, ne sont jamais rassasiés : ils réclament toujours plus de nourriture, de sexe, de pouvoir, et ont toujours plus d’avidité à consommer. Le principe de croissance est gravé dans notre ADN. Dans votre nouveau livre, Human Psycho, vous revenez avec un constat effrayant : l’humanité serait psychopathe. Comme le monde animal, dites-vous, l’ensemble des êtres humains forme un super-organisme. En quoi consiste-t-il et de quoi souffre-t-il pour s’attaquer ainsi à son environnement ?

Je tiens vraiment à préciser d’entrée de jeu que les humains en tant qu’individus ne sont pas psychopathes. La population compte à peu près 1 % de psychopathes et tous ne sont pas des tueurs. Ce qui me frappe, c’est de voir que nous sommes tous sensibilisés au sort de notre planète, nous avons connaissance des projections climatiques du GIEC, nous savons ce qui est en train d’arriver, et malgré tout, nous continuons collectivement à traiter la faune et la flore comme des proies. L’équivalent d’un terrain de football est rasé chaque seconde en Amazonie, 10 millions de litres de pétrole qui sont extraits chaque minute du sol, 20 000 tonnes de CO2 sont relâchés chaque minute dans l’atmosphère. Nous allons tout détruire si l’on ne réagit pas très vite. Quelle espèce fonctionne de cette façon ? Pris individuellement, les humains sont naturellement doués d’empathie, sensibles au sort de l’environnement. Mais collectivement, les 8 milliards de personnes se comportent comme de véritables serial killers avec notre planète. C’est ça, le point de départ de mon enquête.

Sébastien Bolher, Human Psycho. Comment l’humanité est devenue l’espèce la plus dangereuse de la planète, Paris, Bouquins, 2022, 279 pages.

Quand est-ce que l’espèce humaine a commencé à pren­dre le dessus sur les autres espèces ?

Dès que l’être humain s’est trouvé sur la surface de la Terre, c’est-à-dire il y a 2,5 millions d’années, il s’est mis à agir de cette façon. Les Homo habilis ont été les premiers humains à tailler des outils. C’est à ce moment-là que l’humanité a émergé, à travers l’outil. Les petits êtres bipèdes au cerveau en développement ont compris qu’ils pouvaient façonner des pierres de manière à obtenir différents effets. Cela a marqué le début de l’instrumentalisation de la nature. Après les pierres sont venus les semences, puis les animaux, puis les OGM. L’homme s’est mis à transformer les choses, que ce soit de la matière inanimée ou des gènes, afin d’en tirer un avantage.

La sédentarisation a marqué un tournant important ?

Ce fut un grand virage dans l’histoire de l’humanité. On peut dire que l’homme a vraiment divorcé avec la nature. À l’époque des chasseurs-cueilleurs, on cueillait des baies dans les forêts, on allait chasser des animaux, on vivait dans les grottes ; il y avait une interpénétration. Les animaux étaient même déifiés, c’était le temps de l’animisme. Puis les humains se sont mis à faire pousser des graines dans des champs, à retourner la terre ; ils ont inventé la roue, la charrue ; ils ont mis les animaux dans des enclos, les ont domestiqués ; les céréales accumulées et les animaux ont commencé à servir de monnaie d’échange.

Depuis, l’être humain ne vit plus dans la nature, mais en marge de la nature, dans des villages qui ont grandi pour devenir des villes. Et il considère les animaux et les plantes comme des choses à exploiter comme on gère aujourd’hui les datas sur les ordinateurs. Ce fut là le début de la grande manipulation du vivant. Et la manipulation, c’est l’un des quatre grands traits psychologiques du psychopathe.

L’homme a domestiqué la nature et, pour justifier sa soi-disant supériorité, il a mis en place des rituels. Pour vivre en société, il a dû faire appel à une forme de cohésion sociale. Est-ce à ce moment que sont nées les religions ?

Avec la création des premières villes au néolithique, il a fallu trouver un moyen de vivre ensemble et de gérer l’agressivité inhérente à tous les groupes humains. Le taux d’homicide était très élevé avant les premières civilisations. Au paléolithique, il y avait beaucoup plus d’agressivité dans les groupes humains qu’aujourd’hui. Dans le but de diminuer la violence, de collectiviser la vie, de synchroniser les actions des individus, on a mis en place des rituels puis de grands messages tels que les tables de la Loi avec des instructions morales à suivre. Dans le même temps, on voit apparaître les textes fondateurs des grandes religions qui disposent que « l’homme a été créé à l’image de Dieu ». Les religions octroient à l’homme un statut particulier : il n’est pas comme les autres animaux, il a un droit de vie ou de mort sur eux, il peut les dominer, les utiliser et les manger. Ce statut supérieur a marqué le début du narcissisme démesuré de notre espèce.

Vous dénombrez quatre caractéristiques chez le psychopathe. Quelles sont-elles ?

Premièrement, il y a l’ego. Le psychopathe dispose de ce que l’on appelle, en psychiatrie, une vision grandiose du soi. Il se considère comme au-dessus de tous les autres, il estime avoir des droits que les autres n’ont pas. Cela se voit chez les psychopathes qu’on arrive à démasquer dans l’entreprise. Les « psychopathes en costume » se croient très brillants – alors qu’ils ne sont pas pour autant plus intelligents que les autres – et estiment qu’ils ont plus de valeur et donc droit à un salaire supérieur aux autres. Ce sentiment de supériorité, on le retrouve dans le discours d’Homo sapiens qui se place au-dessus des plantes, des animaux et qui les réduit au rang d’objets. C’est là qu’apparaît la deuxième caractéristique du psychopathe qui est la pulsion de manipulation. Les psychopathes trichent, mentent, manipulent les autres et les utilisent pour arriver à leurs fins. Ils sont aujourd’hui particulièrement représentés dans le domaine de la finance, comme Bernard Madoff2 par exemple. Cette caractéristique est un vrai handicap : un psychopathe est incapable de voir l’autre comme un sujet, avec des émotions, et de se dire qu’il ne faut pas lui nuire. Cela nous amène au troisième point, qui est central : le défaut d’empathie. Certains serial killers tuent à de nombreuses reprises, parce qu’ils sont absolument imperméables à la douleur de leurs victimes. Et là encore, si l’on regarde comment se comporte l’espèce humaine vis-à-vis de la nature, on constate qu’elle cause une souffrance monstrueuse aux écosystèmes. Une espèce disparaît à peu près toutes les vingt minutes de la surface de la Terre. On est en pleine sixième extinction, avec 60 % de perte de biodiversité en cinquante ans. C’est le comportement d’un serial killer vis-à-vis de sa victime, et l’humanité agit exactement de cette façon. Enfin, la quatrième et dernière grande caractéristique du psychopathe, c’est l’incapacité d’envisager les conséquences à long terme. Lorsqu’un psychopathe est habité par une pulsion, qu’il veut se jeter sur sa victime, le futur n’existe plus. Il voit juste cette espèce d’impulsion instantanée et il ne réfléchit pas aux conséquences. Encore une fois, on retrouve cela dans le comportement de l’humanité vis-à-vis de son environnement. Quand on exploite un champ gazier, un champ pétrolifère, une forêt ou une palmeraie, on ne pense pas à l’impact à long terme sur la Terre. L’humanité se comporte de façon irresponsable.

Vous dites que le cerveau du psychopathe n’a pas de cortex orbitofrontal. Du moins, que les connexions ne s’y font pas bien. Individuellement, nous sommes dotés du câblage cérébral nécessaire, mais pourquoi pas en collectivité ?

L’humanité n’a pas de cortex orbitofrontal. Cette partie du cerveau est située juste au-dessus de vos yeux, à l’avant du cerveau, et permet aux humains de vivre ensemble. Dans un groupe d’humains, l’empathie est l’une des bases de la coopération. Nos ancêtres n’étaient pas aussi rapides à la course qu’un jaguar ou aussi forts qu’un mammouth. C’est le fait de vivre en groupe et de prendre soin des autres qui leur a permis de survivre. C’est pour cette raison que cette partie du cerveau a été sélectionnée par notre évolution : parce que sans elle, on n’aurait pas survécu. L’humanité, ce « méga-cerveau », cette espèce de gigantesque toile d’araignée qui s’est constituée autour de la planète n’a pas besoin de vivre avec d’autres entités similaires, car elle est unique au monde. Il n’y a aucune pression de sélection, comme on dit en science de l’évolution, pour la création de ce cortex orbitofrontal. Ce constat soulève une question cruciale : comment doter notre espèce de cette structure cérébrale qui lui est nécessaire pour envisager que les autres êtres vivants, les écosystèmes et la planète doivent être respectés ?

Nous surconsommons notre planète, malgré le coût environnemental engendré.

© Shutterstock

Cette humanité psychopathe, qui l’arrêtera ? Quelles solutions proposez-vous ?

J’ai décidé d’avancer dans cette réflexion sans idéologie, simplement de façon logique, en me disant : « On dirait bien que l’humanité globale a une structure psychique psychopathique. Et après ? » En criminologie, en psychiatrie, on sait qu’on ne peut pas guérir cela. On peut prendre en charge thérapeutiquement de nombreuses pathologies mentales, mais pas la psychopathie. Alors que fait-on ? Les psychopathes, on les met en prison, selon le principe d’éloignement de l’agresseur et de la victime. Qu’est-ce que cela veut dire dans notre cas ? Cela veut dire que l’humanité et la nature devraient être séparées. C’est un peu ce qui se passe. Si l’on y réfléchit, toute l’histoire de l’humanité est celle d’une séparation toujours plus grande entre la nature et l’humain. On sait que d’ici 2040, les deux tiers de l’humanité vivront en milieu urbain. En 2100, probablement 80 %. Donc c’est une tendance de fond. Peut-être qu’elle s’avérera salutaire au bout du compte, mais à une condition : consommer moins d’énergies, tant pour les voyages que pour l’appareillage numérique. Si l’on se dit qu’on va tous vivre dans des tours climatisées, dans des univers virtuels comme le métavers, et qu’on épargnera la nature puisqu’on n’y mettrait plus les pieds, encore faudrait-il que ce ne soit pas trop énergivore, quand même. Aujourd’hui, on sait ce que cela coûte à l’environnement de faire tourner des serveurs informatiques pour créer ces univers virtuels. Il faudra donc réfléchir à des solutions différentes : ne pas tout tabler sur le numérique, mais sur un vivre ensemble dans des villes avec peut-être plus de sobriété, et donc de capacité à vivre son intériorité. C’est l’essor de disciplines comme la méditation de pleine conscience. Ça sera difficile à résoudre, comme équation. Mais il y a d’autres voies : puisque nous sommes les cellules du psychopathe, nous sommes à l’intérieur. Peut-être trouvera-t-on le moyen de traiter et de guérir chacun des quatre grands symptômes de la psychopathie.

Vous suggérez une aide extérieure, des règles comme des unités de contrôle environnementales et démographiques. Des limites qui soulèvent la ques­tion des libertés individuel­les. Quand on y porte atteinte, on sait que les réactions peu­vent être très fortes. Comment envisagez-vous cela ?

Dans un siècle, quoi qu’il arrive, il n’y aura plus de libertés individuelles telles qu’on les conçoit aujourd’hui. Les libertés auxquelles on s’accroche, c’est aller où l’on veut quand on le veut, consommer ce que l’on veut quand on le veut, acheter ce que l’on veut quand on le veut avec le plus grand pouvoir d’achat possible. Cette liberté individuelle, si on la maintient telle quelle pour le plus grand nombre, va faire exploser la consommation, la pollution, les rejets toxiques et le réchauffement. Ce sera la fin de la partie, faute de ressources, à cause des pénuries, des migrations et conflits climatiques engendrés, ce qui mènera à l’extinction de l’espèce humaine. L’autre solution revient à limiter la liberté individuelle consumériste de façon consentie et concertée. C’est être capable de se dire : « Maintenant, on arrête. On ne peut plus placer la liberté de l’individu au niveau qui est le nôtre aujourd’hui. » Comment continuer à vivre de manière épanouie ? On peut remettre plus de sens dans nos existences, arrêter de tout miser sur la jouissance, le plaisir personnel, la domination, la facilité. S’interroger sans cesse sur ce qui est soutenable à long terme. Et trouver une cohérence entre ce que l’on fait aujourd’hui et ce qui adviendra demain. Peut-être changer d’orientation dans sa vie. Déménager, vivre de façon plus locale. Renoncer à ce que l’on appelle le luxe. Cela apporte beaucoup de soulagement de se dire qu’on vit en accord avec soi et avec les autres. Si l’on reprend le traitement du psychopathe global, cela signifie mettre un terme au discours narcissique que l’humanité tient depuis des millénaires. Si l’on regarde froidement les choses, l’espèce humaine n’est pas au sommet de la hiérarchie des êtres vivants. En prenant comme critère le maintien de la vie, c’est le contraire : elle est la seule capable de détruire toute une planète et des millions d’espèces. Nous devons descendre de notre piédestal, c’est la condition indispensable pour ne plus agir de façon psychopathique avec notre environnement. Et puis nous devons cesser de manipuler tout ce qui nous tombe sous la main, parce que cela va se retourner contre nous. Renoncer à cette pulsion de manipulation, c’est changer le droit des êtres vivants ou inanimés, reconnaître le droit de la nature. C’est un changement de paradigme complet qui reprend la notion de moralité. Emmanuel Kant disait que « la morale, c’est être capable de considérer autrui comme une fin et non comme un moyen ».

Vous pensez qu’il faut aller jusqu’à tuer l’human psycho ?

Il faut mettre fin à cette machine monstrueuse née de la connectivité et de l’excès. Il faut arriver à franchir l’étape supérieure qui est, non pas d’exercer tout le pouvoir technologique qu’on est en mesure d’exercer, mais de renoncer à exercer un certain pouvoir. C’est à mon avis l’accomplissement ultime de l’humain.

  1. Stéphane Bohler, Le bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Montréal, Robert Laffont, 2019, 270 pages.
  2. Homme d’affaires américain condamné en 2009 à cent cinquante ans de prison pour escroquerie, NDLR.

Sébastien Bolher : «Comment l’humanité est devenue psychopathe»

Libres, ensemble · 5 mars 2022

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