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Les cultureux
Se trouver,
toute une aventure
Didier Béclard · Journaliste
Mise en ligne le 2 juin 2023
Habib est un jeune acteur d’origine maghrébine qui se partage entre un projet théâtral ambitieux et des castings où l’on ne lui propose que des rôles sans envergure. Sa famille peine à comprendre cette passion qui ne lui rapporte que des clopinettes. Jusqu’au jour où il décroche un petit rôle aux côtés de Catherine Deneuve. C’est le début de « la grande aventure » mais aussi des problèmes pour l’acteur, engagé dans la modernité alors qu’issu d’une famille traditionnelle. Avec Habib, la grande aventure, le réalisateur belge Benoît Mariage aborde avec humour la quête d'identité.
Photo © Daylight Films
Pourquoi avez-vous choisi Molenbeek comme cadre à votre film ?
Il s’agit d’un clin d’œil parce que le film allait être distribué en France. Pour moi, c’est presque un acte politique de contribuer à restaurer l’image de cette commune et de dire : « Mais, attendez, Molenbeek c’est avant tout des gens qui se battent pour ce qu’ils aiment. » Implanter cette famille là-bas, c’était montrer que Molenbeek est bien autre chose qu’une terre de jihadistes en puissance.
Jusqu’à mettre un bourgmestre d’origine maghrébine ?
C’est la licence politique du film : on n’est pas dans un film naturaliste, on est dans une fable. Et donc, par principe, on peut prendre de la distance par rapport à la réalité, puisqu’à Molenbeek, c’est une femme (Catherine Moureaux, NDLR). Le personnage archétypal, caricatural m’intéressait,. En discutant avec des personnes de la communauté maghrébine, j’ai appris qu’ils qui ont joué le jeu de l’intégration pour arriver là où ils sont, et qu’ils gardent au fond d’eux une forme de ressentiment inavouable par rapport à leur patrie d’adoption. On le sent d’ailleurs dans les relations que le bourgmetre entretient avec Habib. Le personnage est assez ambigu, parce qu’il est très communautariste dans ses revendications. Il est très fier de Habib, parce qu’il est issu de la même communauté que lui. On sent presque un esprit revanchard.
D’aillleurs, il lui dit : « Tu es l’icône de notre communauté. »
Comédie de Benoît Mariage
FR/CH/B • 2023 • 90’
Sortie en salle le 7 juin 2023
Au Churchill (Liège), au Cinéma CAMEO (Namur), à l’UGC De Brouckère (Bruxelles)
Il se réfère à la communauté belgo-marocaine, donc il n’est plus le bourgmestre de tout le monde. Ce genre de personne existe réellement. Même dans une comédie, c’est intéressant de quitter l’archétype du personnage simpliste, et de faire intervenir des personnages qui ont cette ambiguïté ou cette polarité intéressante pour le jeu aussi. Parce que quand il dit : « Mais Habib, tu sais que la gentillesse, c’est la seule chose qu’on nous autorise pour cacher notre honte. » Cette phrase est très interpellante. S’il l’énonce, c’est que lui-même a souffert, Je trouve cela très fort.
Vous avez également appris cela de la communauté belgo-marocaine ?
Non, j’avais déjà lu un ouvrage sur la honte, parce que c’est une thématique qui m’intéressait. L’argumentaire de l’auteur est de se dire qu’à un moment donné, la gentillesse est une posture qui permet l’évitement. Et l’évitement empêche la relation. C’était la face cachée, l’ombre de la gentillesse, qui reste une vertu magnifique dans le fond mais qui peut être aussi une posture, qui met à distance. Parce que si je continue à être gentil en permanence avec vous, nous n’allons jamais rentrer dans l’échange.
Est-ce aussi cela, l’intégration, de la gentillesse ?
Non, l’intégration est positive. Mais parfois la gentillesse est une posture prise par manque de confiance, parce qu’on est habité par une forme de honte. Tout comme le perfectionnisme. D’ailleurs, Habib est ridiculement perfectionniste quand il dit : « Quel oiseau pour jouer le rôle ? » Je pense que ce qui était intéressant, c’était de montrer que le perfectionnisme et la gentillesse peuvent être les postures déguisées d’une honte cachée. J’ai l’impression de parler très sérieusement, alors que l’on est bien dans le registre de la comédie. Habib est presque ridiculement perfectionniste, parce qu’il se trouve dans un état de fragilité , avec une estime de soi un peu défaillante, parce qu’il a honte de ses origines. Donc il doit toujours en faire plus pour avoir l’impression d’être à la hauteur. En soi, c’est aussi une forme d’ambiguïté dans le personnage.
« L’homme a parcouru 40 000 kilomètres pour marcher sur la Lune, mais la distance la plus compliquée à franchir, c’est celle qui nous sépare de nous-mêmes. » Benoît Mariage, réalisateur de « Habib, la grande aventure ».
© Isa Despontin
N’y a-t-il pas un contraste fort entre les rôles qu’on confie, dans le film, à Habiboù il incarne toujours le délinquant ou l’arabe de service, et ce projet hyper ambitieux de Saint-François-d’Assise ?
J’ai trouvé cela amusant parce que ce saint une icône de la chrétienté, alors que lui est musulman. Il a une projection sincère sur le personnage qui n’est pas lié à la religiosité ou à la religion. C’est un personnage qui m’interpelle dans sa puissance. C’est un chantre contemporain de la décroissance heureuse. Un chantre inscrit dans le XVe siècle, mais qui incarne une valeur dont on aurait besoin aujourd’hui : « Consommons moins et soyons heureux avec moins ! » Je crois qu’il y a aussi une identification à ce que représente Saint-François-d’Assise. Mais il n’a pas la foi. Je crois que la spiritualité titille Habib, mais c’est très vague. Là aussi, cela rejoint quelque chose de personnel. Comment jouer la foi s’il ne la ressent pas de l’intérieur ? C’est une question élémentaire pour un acteur: « Où aller chercher le moteur du jeu ? Où aller chercher la violence, quand on la doit jouer, si ce n’est dans son expérience personnelle ? » Ce qui est très drôle, c’est que Habib se rend dans un monastère pour tenter d’obtenir une réponse et essayer de trouver le moteur de jeu qui lui fait défaut. Tout comme embrasser un lépreux, mais ça, c’est la comédie, c’est qu’il se dit : « Mais comment on peut embrasser un lépreux ? » Et il n’a peut-être pas nécessairement la réponse, même si le moine lui dit : « Arrête de paniquer. Ton trésor, ce n’est pas ce que tu espères, c’est ce qui t’arrive. » C’est une phrase magnifique aussi.
Pourquoi avoir pris le biais de la comédie ?
Ce regard ironique sur la vie, c’est quelque chose que j’ai en moi. J’éprouve du plaisir, dans la comédie, à parler de choses sérieuses avec cette dérision. L’anecdote à l’origine du film, c’est l’histoire d’un jeune Marocain qui n’a pas osé dire à ses parents qu’il avait joué le rôle d’un gigolo dans un film. C’est déjà drôle. Il fait un truc incroyable et il ne peut pas le dire à ses parents. Faire quelque chose de plus naturaliste aurait été plus difficile dans la mesure où je ne connais peut-être pas assez cette communauté. Je suis donc parti de clichés, comme le mouton. Mais je l’ai dévoyé… parce que je connaissais aussi mes limites. Je pense que la comédie nous octroie une licence, pas d’approximation par rapport aux choses, mais des décalages qui sont plus simples quand on n’est pas « légitime » pour raconter ces histoires. Je pense que j’étais plus à l’aise d’effleurer les choses en partant de clichés, mais en essayant de les dévoyer. L’abattage du mouton, c’est un cliché. Les deux nanas homosexuelles qui fument un pétard et qui voient le frère qui n’ose pas, c’est déconstruire le cliché. Et ça fait beaucoup rire d’ailleurs les gens de la communauté qui, soit dit en passant, me disent : « C’est chouette, au moins tu n’as pas raconté d’histoire d’un jihadiste en puissance ou d’un dealer. »
Vous avez fait appel à un acteur français qui n’est pas du tout typé.
C’était un risque, mais Bastien Ughetto était l’acteur que j’avais en tête. Quand je dis « acteur », je ne parle pas de type caucasien ou maghrébin. Il a exactement le côté lunaire que je cherchais, une sorte de douce mélancolie dans le regard. J’avais dit à mon directeur de casting : « Tu me trouves John Turturro dans Barton Fink, mais dans la communauté maghrébine. » Et il ne me l’a pas trouvé. Pour avoir été à pas mal d’avant-premières en France, ça pose problème à peu de personnes. Mais si j’avais fait un film naturaliste « à la Dardenne », bien sûr que je n’aurais pas été dans cette direction-là. Et en plus, c’est une mise en abyme du sujet. Je pense que peu de spectateurs et spectatrices se posent la question, sauf peut-être au sujet de l’accent, parce qu’il y a quelques tirades en arabe. Mais Bastien Ughetto a appris l’arabe. En fait, c’est presque un argument intéressant pour la défense du film, puisque c’est une mise en abyme du sujet. Est-ce qu’un acteur peut tout jouer ? Je le pense. Il ne faut pas être transsexuel pour écrire une histoire d’un transgenre. Il ne faut pas monter à cheval pour écrire un western. Je pense que toute personne peut raconter n’importe quelle l’histoire, tant qu’il le fait – avec talent, c’est aléatoire – avec un vrai engagement. Mon entourage trouve que c’est un film personnel, parce que je parle aussi de ce transfuge. Je ne suis pas issu d’un milieu artistique, plutôt de la bourgeoisie classique de province. D’ailleurs, les meilleures personnes dans ce film, ce sont les gens de la communauté belgo-marocaine. Et les idiots, ce sont les gens qui sont plutôt de mon milieu d’adoption, le cinéma ou le théâtre. Mais je l’ai fait parce que c’était un film politique. Il y a bien eu quelques réactions d’activistes :des acteurs de cette communauté qui se sont sentis mal, voire en colère, parce que c’était un job qu’on leur prenait. Leur colère, je peux la comprendre, mais je ne me sens pas illégitime, ni dans l’usurpation. Le débat était intéressant. Un jeune gars m’a dit : « On n’obtient déjà pas beaucoup de rôles… » Ceci dit, quand Omar Sy joue Arsène Lupin, tout le monde trouve ça génial. C’est un paradoxe.
Issu d’une famille belgo-marocaine bien ancrée dans les traditions, Habib s’engage pourtant dans la modernité.
© Daylight Films
Le père de Habib le gifle. Est-ce à ce moment-là qu’il devient François d’Assises ?
Oui, c’est une ode au texte, à l’écriture. Ce texte, il devait jouer, mais il n’a jamais pour les raisons évoquées dans le film. Cette tirade lui permet de s’émanciper. C’est par la médiation des paroles de François d’Assises qu’il trouve le courage de parler à son père. Il s’agir d’un hommage indirect à Christian Bobin, l’un de mes auteurs préférés, un grand poète français du XXe siècle qui est décédé il y a quelques mois… J’aurais espéré le rencontrer parce qu’on a échangé épistolairement. Il m’a dit : « Vas-y, prends mon texte, il n’y a pas de soucis. » C’est la médiation du texte écrit par quelqu’un d’autre qui permet l’émancipation. C’est l’utilité de l’art, de la poésie. Je pense que sans la médiation de ce rôle, il ne se serait peut-être pas affranchi de son père. Françoise d’Assise s’est émancipé de son père. Il venait d’une famille bourgeoise de drapiers, de commerçants ; et il s’est mis à nu devant son père en disant : « Reprends ce que tu m’as donné. » C’est en ça qu’il est une figure emblématique d’émancipation.
Le fait de se retrouver soi-même, de savoir qui on est, passe-t-il par cette émancipation ?
On est façonné par des carcans de pensée, qu’on le veuille ou non, qui nous imprègnent très fort. Ils sont liés à l’éducation et aux milieux que l’on côtoie. Je pense que là, [attention, spoiler !] Habib peut tomber amoureux parce que cette non-voyante n’est pas musulmane. C’est un écueil, c’est une difficulté. L’émancipation de Habib par rapport à son père est fondamentale pour lui. Il peut enfin se dire : « Je prends les choses en main et je peux tomber amoureux vraiment. Mon cœur est ouvert à présent. » C’est très ténu. L’enjeu était de parvenir à émouvoir avec par un jeune homme qui ose enfin dire son prénom, qui assume son histoire et ce qu’il est. C’est une sorte de réconciliation avec lui-même. L’homme a parcouru 40 000 kilomètres pour marcher sur la Lune, mais la distance la plus compliquée à franchir, c’est celle qui nous sépare de nous-mêmes.
Le réalisateur a trouvé en Bastien Ughetto le côté lunaire et une douce mélancolie dans le regard qu’il cherchait.
© Daylight Films
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