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Remèdes pédagogiques
contre l’« infodémie »

Camila Arnal · Doctorante au Center for Social and Cultural Psychology de l’ULB

Mise en ligne le 16 février 2023

Nous vivons à une époque où règne l’« infodémie », une épidémie de fausses informations et de théories du complot, qui s’est accentuée pendant la pandémie de Covid-19. Ainsi, nous observons de plus en plus de personnes se plaignant des fake news, et, paradoxalement, ne faisant pas confiance à la presse. Lutter contre la désinformation et promouvoir l’esprit critique en classe sont des enjeux cruciaux. Pour ce faire, trois méthodes pédagogiques sortent du lot.

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Bien que la massification des médias sociaux ait apporté des choses positives, comme l’horizontalité du débat public, les utilisateurs ont du mal à vérifier des informations qui circulent de cette manière.
De plus, les algorithmes servent de chambres d’écho, car ils sont programmés pour montrer aux gens des opinions et des informations similaires aux leurs. De cette manière, ils parviennent à renforcer les opinions individuelles et à polariser les collectifs.

La dérégulation du marché de l’information n’est pas seulement une question qui doit être abordée par les politiciens, les journalistes, les enseignants ou les chercheurs, mais par tout le monde. Nous n’assistons à rien de moins qu’une menace pour la démocratie, base de la survie de la société. Dans ce contexte, aujourd’hui plus que jamais, l’éducation joue un rôle indispensable pour favoriser l’autodéfense intellectuelle et la formation de citoyens capables de raisonnement critique.

Pensée critique, quésaco ?

L’esprit critique est une compétence fondamentale pour comprendre et donner un sens au monde qui nous entoure. Elle peut être définie de différentes manières, dont l’une est la réflexion, la pensée raisonnable et dirigée sur ce qu’il faut croire ou faire. Cependant, l’esprit critique est plus qu’un ensemble de compétences cognitives telles que la capacité d’analyse, l’inférence, l’évaluation, le raisonnement déductif et inductif ; c’est un composite de compétences et de dispositions cognitives ainsi que de connaissances (le test Watson-Glaser1, par exemple, prend en compte tous ces éléments pour l’évaluer). Les dispositions sont des tendances comportementales, comme le fait de prendre le temps de réfléchir, l’ouverture et l’équité, la curiosité, la flexibilité, le désir d’être bien informé, la volonté d’avoir des points de vue différents et d’envisager des perspectives plus larges.

Pour exercer son esprit critique, il est nécessaire d’effectuer une série d’actions telles que filtrer, jauger la fiabilité d’une source, contraster ; mais il est également essentiel de reconstruire notre capacité à faire confiance. Bien que, paradoxalement, la pensée critique soit souvent associée à un scepticisme excessif, la confiance est fondamentale pour penser et agir de manière critique.

La littératie, condition sine qua non

Rassemblant lecture, écriture et compréhension de la lecture, la littératie est importante pour le développement de la pensée critique. Selon José Morais de l’Unité de recherche en neurosciences cognitives de l’ULB, les personnes ayant un faible niveau de littératie disposent de moins d’outils pour s’interroger et utiliser leur esprit critique, ce qui peut entraver leur participation et leur représentation dans la démocratie, entre autres inconvénients2. Cela les rend susceptibles d’être des proies faciles pour la manipulation et des victimes de la désinformation. Ce problème touche de larges pans de la population mondiale. En 2015, il y avait 781 millions d’adultes illettrés dans le monde, selon l’Institut de statistique de l’UNESCO. En Belgique, bien que la scolarité soit obligatoire, d’après le Comité de pilotage permanent sur l’alphabétisation des adultes, en 2019, un adulte sur dix rencontrait des difficultés à lire et à écrire. En outre, selon le test PISA de cette même année, la majorité des jeunes de 15 ans (90 %) n’étaient pas en mesure de faire preuve d’une compréhension profonde et donc d’une pensée critique sur la base de textes écrits. Cette situation est alarmante dans un monde où la désinformation et les théories du complot abondent.

Des méthodes pédagogiques comme moyens de lutte

Il existe une variété de méthodes pédagogiques pour encourager l’autodéfense intellectuelle. Le professeur Philip C. Abrami et ses collègues du Centre d’études sur l’apprentissage et la performance de l’Université Concordia (Montréal) identifient, dans une méta-analyse3, plusieurs caractéristiques des interventions éducatives réussies pour développer la pensée critique, parmi lesquelles l’utilisation du dialogue et de l’échange entre les élèves, l’utilisation de problèmes concrets et la réflexion métacognitive explicite. Trois méthodes pédagogiques particulièrement pertinentes et prometteuses sortent ainsi du lot.

Confronter une personne à une petite dose de fausses informations peut déclencher des réactions de protection, encourageant la réflexion critique sur le contenu.

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La rhétorique, un outil antique

La rhétorique peut jouer un rôle pédagogique pertinent dans la formation des citoyens, qui doivent surtout éviter d’être victimes de la post-vérité qui circule dans la sphère publique, notamment à travers les réseaux sociaux. Bien qu’il n’y ait aucun doute sur les énormes contributions que la massification de l’utilisation des réseaux sociaux a apportées à l’horizontalisation du dialogue entre le pouvoir et les citoyens, il n’y a également aucun doute sur l’utilisation perverse qui peut en être faite. Les post-vérités ont trouvé un champ d’action florissant sur les réseaux sociaux, car ils n’exigent pas de leurs utilisateurs qu’ils soient véridiques ou qu’ils appliquent des codes d’éthique, comme cela a toujours été le cas dans les médias traditionnels.

Les exercices rhétoriques de l’École de Bruxelles peuvent être utilisés pour combattre les effets néfastes de la post-vérité.

Emmanuelle Danblon et son équipe proposent une méthodologie dans laquelle les exercices de rhétorique des Anciens sont revisités et adaptés aux situations actuelles4. Dans une première phase, les participants apprennent différentes techniques rhétoriques ou progymnasmata. L’objectif est que les élèves apprennent à créer des arguments, à adopter différents points de vue et à utiliser la persuasion. Ensuite, ils effectuent une phase d’exercices où les élèves mettent en pratique les techniques rhétoriques en produisant différents discours. Les capacités cognitives et discursives des participants sont entraînées en mobilisant le logos (capacité de raisonnement), l’ethos (subjectivité ou idéologie) et le pathos (émotions). L’exercice de controverse judiciaire « L’homme a-t-il marché sur la Lune ? » illustre bien cette méthode dont l’efficacité a été testée par des évaluations qualitatives.

Une communauté de recherche philosophique

La méthode Community of philosophical inquiry (CoPI) de Catherine McCall est fondée sur la discussion de groupe pour développer la pensée critique. Cette technique développée en 2013 s’inspire des méthodes de questionnement socratique. Par cette technique, elle cherche à encourager la pensée critique de manière générale et implicite, sans introduire de notions théoriques. La pratique de McCall est basée sur l’hypothèse que la connaissance peut être construite à partir des interventions et des réflexions des apprenants. Les modérateurs adoptent la position d’observateurs et de coordinateurs de la discussion. Ils créent un environnement sûr pour la libre expression et l’échange d’idées en adoptant une position bienveillante, en écoutant les élèves sans les juger. L’intervention commence par la lecture d’un texte. Puis, individuellement, les élèves écrivent leurs réflexions personnelles. Ensuite, le débat est lancé par le partage des différentes réflexions, par la confrontation des idées au moyen de la discussion. Cette méthode améliore l’esprit critique des participants : il a été testé et mesuré au moyen d’une méthodologie qualitative basée sur l’analyse des interactions, du contenu des réponses et du niveau de réflexion impliqué dans la construction des arguments.

L’inoculation attitudinale en psychologie sociale

En médecine, l’inoculation consiste à présenter à l’organisme une petite dose d’un virus, afin qu’il puisse mieux se défendre s’il est confronté à une dose plus importante de ce virus à l’avenir. L’inoculation des attitudes fonctionne de la même manière que l’inoculation des vaccins : les participants sont confrontés à une petite dose de fausses informations suffisante pour leur permettre de créer les anticorps nécessaires pour se défendre par l’esprit critique. Confronter une personne à une petite dose de fausses informations peut déclencher des réactions de protection, encourageant la réflexion critique sur le contenu.

L’inoculation d’attitudes est une voie prometteuse pour améliorer les capacités d’autodéfense intellectuelle. Son efficacité a été testée par des méthodes quantitatives. Deux éléments sont essentiels au succès du renforcement de la pensée critique par cette technique : l’avertissement d’une menace et la contradiction préventive ou le pre-bunking des arguments, c’est-à-dire le fait de présenter des informations vraies qui seront contredites par les informations fausses présentées plus tard.

Un certain nombre de jeux en ligne très novateurs visent à contrer la désinformation par l’inoculation. Récemment, une équipe de recherche basée à Cambridge a lancé le jeu gratuit, Go Viral, qui offre un moyen d’exercer et d’entraîner les gens à développer leur esprit critique. Il s’agit d’une initiative ludique et technologique, particulièrement adaptée à un public d’adolescents et un bon exemple de l’utilisation pratique de la technique d’inoculation en psychologie sociale.

Bien que la lutte contre la désinformation soit une tâche compliquée, il existe différentes méthodes pédagogiques qui peuvent être utilisées et qui présentent des caractéristiques prometteuses pour des résultats fructueux. L’utilisation de la rhétorique, le questionnement socratique et l’inoculation d’attitudes peuvent tous contribuer à combattre la désinformation. Cependant, des recherches supplémentaires sont nécessaires pour déterminer quelles méthodes pédagogiques sont les plus bénéfiques et les plus appropriées pour développer le raisonnement civique et l’esprit critique.

  1. Goodwin Watson et Edwin Glaser, Watson-Glaser critical thinking appraisal. Manual, Psychological Corporation, 1980.
  2. José Morais, « Literacy and democracy », dans Language, Cognition and Neuroscience, vol. 3, no 33, 2018, pp. 351-372.
  3. Philip C. Abrami et al., « Strategies for teaching students to think critically : A meta-analysis », dans Review of Educational Research, vol. 2, no 85, 2015, pp. 275-314.
  4. Emmanuelle Danblon, « Régimes de rationalité, post-vérité et conspirationnisme : a-t-on perdu le goût du vrai ? », dans Argumentation et analyse du discours, no 25, 2020.

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