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Les dieux
dans les casseroles,
mais à quel prix !

Jean Leclercq · Professeur de philosophie à l’UCLouvain

Mise en ligne le 26 juin 2024

Les religions aiment investir la vie des vivants. Et le plus souvent intégralement. D’où l’intégrisme et le fondamentalisme, jamais éloignés de leur immixtion dans les corps et les esprits, afin d’organiser la « reliance » des actes de la quotidienneté avec un au-delà auquel il convient de faire croire. On ne sait que trop combien la religion est en soi politique, au point d’oublier qu’elle est aussi socio-économique ; d’où son expertise en matière commerciale.

Illustrations : Cost

Récemment, deux articles de presse ont attiré mon attention. Dans le premier, une chronique du prêtre catholique Éric de Beukelaer, ce dernier se désolait de voir que ce n’était plus que par le « le biais du négoce de la nourriture » que les médias publics portaient intérêt au « calendrier chrétien ». Si le prêtre faisait le constat que « nous ne vivons plus en chrétienté » et qu’« il est normal que les journalistes respectent une certaine neutralité religieuse », il déplorait que « la religion dominante [soit] le culte de la consommation » et que « l’homme vivant une authentique intériorité » soit oublié. D’où son analyse catastrophiste : « En matière de spiritualité, l’Occident est de la sorte devenu barbare » et le « triomphe du capitalisme a pour corollaire qu’une majorité de nos contemporains reste analphabète en ce qui concerne la vie intérieure. »1

Un phénomène commercial

L’autre article expliquait qu’« en cette année 2024, la plateforme HalalBooking célèbre son dixième anniversaire et a dépassé le cap du million de clients ayant adhéré au HalalBooking Loyalty Club ». Les chiffres sont sans appel : « En 2014, lors de son lancement, HalalBooking référençait un peu plus de 100 hôtels, tous situés en Turquie. Les ventes de cette année-là n’atteignaient que 2 millions de dollars. Aujourd’hui, HalalBooking compte environ 500 000 hôtels dans le monde et, en 2023, ses clients ont réservé des séjours dans 91 pays différents à travers le monde. »2

On le voit bien, en cette matière, la perception positive du phénomène commercial reste évidemment liée à celui qui remporte le magot. Et c’est toujours la loi du plus fort qui l’emporte, comme Adam Smith (1723-1790) l’avait bien compris, lui qui louait la concurrence des religions et estimait qu’elle était indispensable au bien-être du croyant. Or comme les religions sont une composante influente de la vie sociale et qu’elles veulent l’informer, il est acquis qu’elles procèdent par un ensemble de normes et de régulations qu’elles produisent sur ce qu’elles investissent. Il en est ainsi pour l’alimentaire et tout ce qui en découle car elles aiment nous dire comment et quand on mange, ce que l’on ne peut pas manger, comment on pratique l’abstinence et le jeûne, mais aussi comment on tue et consomme l’animal.

Ainsi, le Halal Test de l’entreprise Capital Biotech, commercialisé depuis 2014, cartonne et est devenu un dispositif inhérent à la pratique religieuse. La stratégie est bien connue : convaincre pour faire croire, faire adhérer et faire payer ! C’est de cette manière que le prosélytisme, l’évangélisation, en somme les formes de la charité croyante, percolent partout, surtout dans les lieux et les espaces les plus intimes. En tout cas, ceux dont on penserait qu’une certaine idée de la conscience ou du for intérieur ne devrait justement subir aucune effraction, voire aucune violation.

La nourriture comme marqueur

Ainsi la nourriture devient-elle vite un marqueur de l’identité religieuse et une ingénieuse porte d’entrée pour les prescrits alimentaires les plus fous, parfois sous couvert de précautions sanitaires, hygiénistes ou écologiques ! Cela se fait via de (prétendues) esthétiques du corps, des politiques de préservation de la santé ou des pratiques à prétention psychologisante. Religion, bonheur, santé, alimentation naturelle ou bio font alors cause commune dans leurs subtiles prises de possession des corps et des intelligences qui ne sont jamais à l’abri de basculer dans la crédulité.

Pourtant, c’est ainsi que les croyances se montrent, deviennent des marqueurs pour penser l’identité et créer les dissemblances : eux et nous, ce n’est jamais très compliqué. Nous, les « purs » et eux, les « impurs » ; nous qui sacrifions, bénissons et mangeons et vous, les païens, qui engouffrez et ingérez, sans jamais rendre grâce au dieu créateur et sans jamais prendre la mesure que ce qui est ingéré n’est pas humain. C’est le schématisme habituel qui fonde tout prescrit alimentaire et le relie au sacré.

Or que la pratique soit un symbole ou une symbolique (comme la pratique du shabbat en milieu juif athée) est une chose, mais le problème survient quand c’est l’identité qui se substitue à la pratique et qui fait de celle-ci une marque du fondamentalisme ou de l’intégrisme. D’autant que les religions opèrent toujours avec des classifications précises qui séparent et organisent.

On relira les prescriptions du Lévitique et la façon dont le livre biblique classe, répertorie, puis pratique les exclusions et fameuses injonctions « vous aurez en abomination ». Ou encore, on relira les Actes des Apôtres et les nombreuses lettres de Paul aux diverses communautés chrétiennes où les controverses sont multiples, comme celle de la consommation des viandes sacrifiées et consacrées aux idoles. Certes, il est vrai que le christianisme a profondément déconstruit le lien entre l’interdit alimentaire (pur/impur) et le salutaire, mais tout en ouvrant une autre boîte de Pandore, celle de la conscience ! Vaste chapitre qu’on ne peut aborder ici.

Toutefois, Jésus, raconte Marc, « déclarait purs tous les aliments » (Marc, VII, 19) et Paul rappelle que « ce n’est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu : si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus ; si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins » (I Corinthiens, VIII, 8). De même, le christianisme actuel n’a pas conservé tous ses interdits alimentaires. L’abstinence de viande le vendredi a été supprimée et uniquement maintenue durant le temps du carême. Plus d’obligation non plus d’être à jeun avant la communion. Il faut le dire, les catholiques évoluent et le magistère romain est capable de libérer ses croyants, en tout cas sur ces points-là.

La fabrique des interdits

Cependant, il n’est pas certain qu’il en soit de même pour le judaïsme ou pour l’islamles contraintes ont parfois tendance à augmenter, tant les élites religieuses de la domination multiplient la fabrication des interdits, notamment via Internet. Dans le Coran, Dieu/Allah déclare ce qui est illicite, afin de fonctionner au gré du schéma halal/haram, en liant le sacré et (selon lui) le licite, si bien que la dynamique fondatrice de la dialectique « sacré/profane » veut qu’ici le respect de ce qui doit être sacré est coordonné à la pratique de l’interdit. C’est donc la négativité d’un acte qui ouvre le champ du sacré ! Et le licite est ce sur quoi il y a un non-dit, en tout cas une réalité sans prohibition formelle.

À cet égard, ce principe peut être illustré par la halalisation du marché dont Florence Bergeaud-Blackler a montré ses entrelacs avec la mondialisation et la radicalisation. En effet, on l’oublie souvent, la pratique trouve ses origines dans des dispositifs de droits spécifiques mis en place par l’administration coloniale britannique ! En réalité, les marchés de produits de création industrielle « halal » ne sont pas nés dans les pays musulmans, car le halal est d’abord une « invention diasporique », favorisée par le libre-échange et l’émigration des musulmans vers des pays non musulmans.

Et le commun, dans tout ça ?

Il y aurait certes beaucoup à dire sur ces liens étroits entre les religions et les nombreuses dépendances commerciales (même d’ordre spirituel) qu’elles engendrent. Mais fondamentalement, il me semble que, outre le fait que ces prescriptions créent des hiérarchies sociales, c’est la question du commun qui est ici interrogée, puisque l’effectivité concrète de l’organisation du « démo-cratique » est remise en question par des visions et des compréhensions du monde qui génèrent des catégories morales et sociales fonctionnant sur un principe « sacerdo-cratique » qui n’est pas sans effets sur la liberté humaine.

Dès lors, ce qu’il convient d’interroger est la possibilité, pour les humains, d’un « enfer-me-ment » dans des communautés d’appartenance identitaires, surtout lorsque certains prescrits tracent des territoires du sacré aux contours menaçants. Il convient alors à chacun de se demander si le commun du partageable peut être brisé par des spécificités religieuses et idéologiques qui élèveraient de nouvelles barrières entre les individus et conféreraient à certains des pouvoirs dont les fondements de l’autorité restent malgré tout hasardeux.

En matière alimentaire, les exemples sont légion. Que dire, pour prolonger le cas du halal et de sa normativité propre, de la part que le législateur laisse au « certificateur » qui fonctionne avec une orthodoxie et orthopraxie relevant d’un ailleurs religieux, au point qu’il pourrait y avoir une forme de discrimination dans l’accès à la fonction, tant celui qui l’exerce et doit authentifier ne peut chercher son autorité que dans cet « ailleurs » de la sphère démocratique ?

Déjà les Grecs expliquaient que les « dieux sont aussi dans la cuisine », afin de signifier qu’ils sont partout, mais également que la convivialité peut lourdement s’en ressentir, dans la mesure où ce qui devrait réunir et rassembler pourrait hélas générer litiges et conflits, séparations et exclusions. Surtout quand évidemment le normatif envahit l’essence même de la vie en commun dans ce qu’elle a de plus jouissif : ici, pas d’alcool ; là, un lever et un coucher du soleil prescrivant eux-mêmes les formes de la convivialité.

En définitive, si les religions aiment s’emparer du quotidien des humains, au point d’en organiser le commerce et d’inventer leur faire-valoir et « faire-croire » dans des normes spécifiques, il faut veiller à tenir les dieux bien à distance des cuisines pour éviter le « suprême abus » dont parle Bataille dans L’expérience intérieure : celui qui lui demanderait « un dernier sacrifice » ! Celui de « la raison, [de] l’intelligibilité, le sol même sur lequel il se tient ».

  1. Éric de Beukelaar, « Les barbares de la spiritualité », dans La Libre Belgique, 25 avril 2024.
  2. Vincent Schmidt, « Alimentation halal, pas d’alcool, piscine sans vis-à-vis… : l’incroyable essor du tourisme halal !  », dans La Dernière Heure, 14 avril 2024.

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