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Que recouvre la nudité ?

 Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi 

Mise en ligne le 8 octobre 2024

De l’attrait à la répulsion, la vision du nu ne cesse de susciter des polémiques. Encore dernièrement, l’apparition de Philippe Catherine presque nu à la cérémonie d’ouverture des JO de Paris a tantôt choqué, tantôt amusé, tantôt enthousiasmé. Pourquoi tant d’histoires avec le nu ?

Photo © Brajianni/Shutterstock

On le rattache à la sexualité. Le nu attiserait les désirs coupables. Il faudrait cacher les « parties honteuses ». C’est ainsi que la religion judéo-chrétienne rattache le nu au péché originel. Dans l’iconographie de l’Église, seuls, les anges, réputés asexués, ont droit à une nudité et encore, elle se présente sous une forme impubère. Pour ceux d’ici-bas, il s’agit en revanche de marquer l’appartenance à l’ordre de l’esprit en se couvrant de vêtements. Le vêtement quand il ne fait pas rentrer dans les ordres fait à tout le moins rentrer dans l’ordre. Il nous coupe d’un corps demeuré trop proche de l’« état de nature ».

Le délit du corps

La laïcité organisée s’est certes opposée aux signes religieux dans la fonction publique. Elle s’est ainsi attaquée à la façon dont la nudité est couverte, mais guère au « pourquoi » du vêtement quand les conditions climatiques ne le justifient pas. La laïcité a notamment beaucoup débattu autour du voile, mais elle n’a guère milité en faveur d’un droit au dévoilement intégral. Qu’est ce qui explique cet effacement de la question ? La nudité semble pourtant partager avec l’humanisme des valeurs essentielles comme la liberté et l’égalité. La nudité comme droit serait une façon de vivre une forme de liberté, celle de ne pas entraver son corps de vêtements. Elle mettrait par ailleurs tout le monde a égalité, puisque les distinctions sociales véhiculées par l’habit s’estomperaient.

Faut-il voir dans l’évitement de la question du nu un reliquat de pudibonderie ? Dans notre Occident moderne, on ne trouve guère de plaidoyer en faveur de la nudité que du côté d’anarchistes comme Elisée Reclus ou d’hygiénistes passés de mode. Certes, sur le mode de l’exception, celle de campings de vacances ou d’établissements de thermes, le naturisme revient à la mode. Mais, la question du droit à la nudité n’est guère débattue dans l’espace public, pas plus que celui de pouvoir allaiter en public sans que cela ne fasse l’objet du regard réprobateur de l’une ou l’autre personne.

En Belgique, il n’y a qu’un seul endroit public où l’on puisse se mettre nu. C’est une plage à Bredene. En dehors de ce lieu, la nudité est condamnée sous prétexte d’une atteinte à la pudeur et tombe sous l’article 385 du code pénal. En cas, de non-respect de cet article, le contrevenant est exposé à une amende pouvant aller jusqu’à 500 euros. Il faut alors être affilié à la Fédération belge du naturisme pour pouvoir pratiquer le naturisme dans des endroits coupés du regard des gens.

Cette frilosité par rapport au nu est très culturelle, le naturisme est par exemple beaucoup plus implanté en Allemagne. La culture du corps libre (Freie Körper Kultur) y est assez commune. On la retrouve sur des plages, dans des parcs municipaux et de nombreux thermes. En Belgique, sur les douze thermes qui proposent un espace naturiste, un seul est situé en Wallonie. Curieusement, la culture du nu est plus courante au nord alors qu’il y fait plus froid. Qu’est-ce qui justifie alors le malaise wallon face à la nudité ? La nudité publique est-elle de facto un outrage aux mœurs ? Pourquoi est-elle considérée comme telle en Belgique et non en Allemagne ? « Plaisante justice qu’une rivière borne ! » comme le dirait Pascal.

En Allemagne, la culture du corps libre est bien plus répandue qu’en Belgique. Le rapport au nu ainsi qu’à la nudité dépendent des contextes culturels.

© Color Maker/Shutterstock

La nudité réduite au nu

Il apparait que chez les peuples restés nus, la nudité se présente moins comme l’objet d’une représentation cristallisant les phantasmes que comme un mode d’être naturel. On n’y enregistre pas plus de délinquants sexuels que dans nos sociétés. C’est ainsi en quelque sorte une forme de dogme de considérer que la nudité nous écarterait du « droit chemin ». À croire la morale bien-pensante, le nu relève de la séduction. Certes, le nu érotique existe bel et bien. Mais résume-t-il ce qu’est la nudité ?  Dire que le nu érotique ou pornographique exprime la nudité, c’est comme dire que la lingerie érotique résume l’essence des vêtements.

Dans notre vision héritée du judéo-christianisme, on associe le nu à la relation sexuelle que l’on considère comme relevant de l’intimité et comme devant être strictement encadrée. Le nu relèverait alors de l’intime, du privé. On parle ainsi des parties intimes. On en reste alors à une appréhension de la nudité exclusivement basée sur la représentation et l’imaginaire qu’elle suscite.

Si l’on s’attache au nu comme représentation, il apparait que le nu dans la sphère publique ne s’affiche guère que dans ces lieux exceptionnels, ces espaces autres (hétérotopies), que sont les musées. La représentation du nu y est normée en fonction de canons historiquement situés. À ces nus de musée qui s’affichent au regard de tous, s’oppose la nudité de tout un chacun.

La nudité serait plus acceptable dans certains contextes et sous certaines formes. Dans les églises, les anges, réputés asexués, y ont droit, bien que sous une forme impubère. Et dans les musées, l’art prévaut sur la pondibonderie.

© Pyty/Shutterstock

Bien que restreinte à la sphère privée, la nudité du commun n’en reste pas moins normée par la société. La façon de concevoir le genre, la corpulence, la pilosité, le marquage par des piercings ou des tatouages varie ainsi au gré du temps. La vision que l’on se fait du nu traduit aussi la classe sociale : le teint est à cet égard prépondérant. Le hâle montre encore dans certains milieux populaires que l’on peut se payer des vacances alors qu’auparavant il portait plutôt préjudice : il dénotait alors du fait qu’on travaillait dehors et qu’on relevait de la classe paysanne et non de la bourgeoisie ou de la noblesse. Aujourd’hui, la signification du teint tend à être moins univoque, mais d’autres critères prennent le relais.

Les normes qui régulent la façon dont le nu est perçu peuvent être vectrices de mal-être et doivent certainement être relativisées pour que chacun puisse avoir une vision positive de son corps indépendamment des tendances dominantes. Mais, en ouvrant le nu à une pluralité de représentations, on ne le délivre pas encore d’une appréhension représentationnelle, il importe alors de considérer un deuxième aspect de la question, celui de la nudité comme expérience.

Du corps aux décors

Le puritanisme partage avec la pornographie une conception du nu comme représentation. Mais le nu n’est pas que représentation. Le naturiste ne s’occupe guère de comment son corps apparait aux autres. Son corps n’est plus quelque chose qu’il a, mais quelque chose qu’il est. Dans les représentations du nu et les débats autour de la nudité, il y a comme un oubli du « corps propre ». Par cette notion, le philosophe Merleau-Ponty renvoie au fait que l’on ne possède pas seulement un corps objectif, on « est » ce corps et on s’exprime comme subjectivité à travers lui.

Trop souvent les débats restent pris dans le champ du nu comme représentation. Il s’agit de considérer le nu qui se donne à voir. En tant qu’il contrevient à l’ordre établi de nos sociétés, il est condamné ou instrumentalisé pour forcer nos pouvoirs à voir ce qu’ils refoulent. Il y a ainsi une récupération du nu dans les mouvements de militance. On ne compte plus les manifestations nues pour attirer l’attention sur la mobilité (la cyclonudista par exemple), sur le droit des femmes (les actions des Femen ou les poses de l’actrice iranienne Golshifteh Farahani), sur le climat (les photos de la mannequin naturiste belge Marisa Papen en Islande, etc.).

Pourquoi rouler à vélo nu ? « Parce que comme la planète, nous nous sentons nus et fragiles devant le trafic automobile » répondent les participant.e.s à la Cyclonudista.

© Miguel Discart & Kiri Karma

Dans ces représentations, le nu donne à voir autre chose que lui-même. Mais, comme on l’a suggéré, le nu ne donne pas seulement à voir, il se vit. La nudité en tant qu’elle s’éprouve de façon multisensorielle nous ouvre à une autre métaphysique que celle portée par le dualisme de la représentation (un sujet qui s’oppose à un objet). Cette métaphysique alternative est celle du bain. Celui-ci se décline sous de multiples formes. À côté du bain traditionnel, signalons le bain de soleil, le bain de lune ou le bain de forêt. Dans tous les cas, il s’agit de faire corps avec les éléments. Dans l’expérience de la nudité, le sujet n’est une identité qui se détache de l’environnement, mais une identité qui y prend part, qui fait corps avec le décor.

La question du nu, au-delà des représentations, nous ouvre à une nouvelle conception de notre « être au monde » : se sentir faire corps avec les éléments. C’est à ce titre que le naturisme peut revendiquer un caractère social. Elisée Reclus raconte ainsi dans son Histoire d’un ruisseau que les individus composant une compagnie de soldats qu’il considérait comme une masse indifférenciée ont perdu, en nageant nus les uns avec les autres dans une rivière, leur uniforme effacement militaire pour partager un moment convivial dans lequel les singularités de chacun se sont réveillées. En bref, ils communiaient ensemble car, ils se sentaient être dans un même bain. L’expérience du nu a ainsi quelque chose de social. C’est aussi ce qu’on constate dans la pratique traditionnelle du sauna en Finlande ou de la banya en Russie. Quand l’habit tombe, les barrières sociales tombent aussi.

La représentation d’un monde hiérarchisé s’estompe dans le plaisir de faire corps avec le milieu présent. Paradoxalement, la nudité qui ne cesse de stimuler les représentations, pour peu qu’on la pratique, permet de dépasser les représentations. Le naturisme est d’ailleurs recommandé pour toutes les personnes qui ont du mal à accepter les suites d’une modification de leur corps après une opération de chirurgie plastique par exemple. Il leur permet de sortir du nu comme représentation et de vivre avec leur corps sans que celui-ci ne vienne les hanter.

Faire tomber les vêtements, c’est aussi faire tomber les barrières sociales.

© R. Classen/Shutterstock

Il faut ici toutefois distinguer le naturisme du nudisme. Le naturisme implique une certaine discipline de vie, on veut faire corps avec les éléments. La pratique de la nudité s’accompagne d’un respect de l’autre et de l’environnement.  Le nudisme est, quant à lui, simplement le fait d’être nu. Le naturisme revient aujourd’hui à la mode. Il se décline sous différentes formes. Aux formes épurées, familiales ou anarchistes des premières heures, s’opposent des formes de débauches construites sur le modèle de la représentation. Entre les deux, il y a de multiples façons de vivre le naturisme, de le métisser. En fait, le nu recouvre surtout ce qu’on y met. Le corps nu est tout autant un objet qu’un sujet. Mais plutôt qu’articuler cette ambiguïté qui nous est constitutive, on tend à refouler unilatéralement toute nudité.

Le tout ou les parties

De même que la nudité ne renvoie pas toujours à la sexualité, la sexualité ne renvoie pas nécessairement à la nudité. Au XIXe siècle, l’usage des paravents était encore tout à fait répandu dans les couples bourgeois. La femme se dérobait au regard de son mari pour retirer sa robe et revêtir sa tenue de nuit. Certains hommes empreints de puritanisme ignoraient comment leur femme était faite. Ils se contentaient de la « trousser ». Le péché de chair était largement suffisant pour qu’on ne lui ajoute celui d’une concupiscence attisée par un corps s’offrant au regard.

Mais la vision du nu dans le rapport sexuel veut-il dire pour autant qu’on objectifie le corps dévêtu et que, partant, l’on réduise l’autre à un objet ? La vision de corps nus et sexualisés déconnecté de leur présence effective ne permet guère d’éprouver la subjectivité de l’autre. Cette expérience extrême répandue par la pornographie numérique n’a toutefois rien d’un absolu. L’expérience de la nudité, dans le cadre sexuel, comme ailleurs, déborde le cadre visuel. C’est ce que montrent bien les massages tantriques par exemple. En soi, il s’agit à travers le tantrisme de dépasser la représentation de la sexualité et de la vivre comme expérience. En ce sens, le tantrisme est une forme de nudité comme expérience et non une nudité comme représentation. L’autre n’est jamais seulement un objet, mais toujours aussi un sujet. Le massage tantrique loin de réifier l’autre est en fait un moyen de le faire être dans et par-delà les manifestations de sa nudité.

Dans le tantrisme, la nudité participe de la réappropriation de son propre corps.

© Alexander Lipko/Shutterstock

En fait, la question du nu reste imbriquée dans une appréhension visuelle, dans une sorte de métaphysique de la vision. Dans celle-ci, l’accent est mis sur certaines parties au détriment du tout. Contre cela, il importe de réhabiliter une expérience globale de la nudité en revalorisant la multiplicité des sens qui y donnent accès. L’enjeu n’est pas seulement de libéraliser la nudité et certaines pratiques comme l’allaitement publique que l’on tend à proscrire dans la foulée d’une suspicion généralisée d’outrage à la pudeur. Il s’agit aussi de repenser notre « être au monde » en permettant à tous de vivre l’expérience de l’inscription d’un corps dans un décor, grâce à la création sur l’ensemble du territoire d’espaces publics dédiés à la nudité.

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