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Penser l’économie
en féministe

Julie Luong · Journaliste

Mise en ligne le 7 octobre 2024

À l’échelle mondiale comme en Belgique, la pauvreté est d’abord une affaire de femmes. Les économies capitalistes reposent en effet en grande partie sur le travail de care gratuit ou peu rémunéré qu’elles fournissent. Pour lutter contre les inégalités, il faut penser l’économie en féministe.

Illustrations : Philippe Joisson

En novembre 2023, le prix Nobel d’économie a pour la première fois récompensé une femme seule en consacrant Claudia Goldin, chercheuse américaine connue pour ses travaux sur les inégalités de genre dans le monde du travail. Dans l’un de ses articles les plus célèbres, l’économiste marquait les esprits par son analyse des auditions des plus grands orchestres de musique classique aux États-Unis. En comparant ceux qui placent les candidats derrière un paravent – le jury ignorant donc si ce sont des hommes ou des femmes qui jouent – et les autres, elle a montré que les premiers recrutaient significativement plus de femmes.

Hélène Périvier, économiste à l’OFCE, centre de recherche en économie de Sciences Po, rappelle par ailleurs que « les inégalités entre femmes et hommes sont persistantes malgré les mutations de l’État social. Le taux d’activité des femmes reste inférieur à celui des hommes, avec un écart plus marqué aux âges de la formation de la famille. Les femmes sont plus affectées que les hommes par le temps partiel. Elles ont des carrières plus discontinues. La ségrégation des métiers selon le sexe est toujours forte, elle est à la fois horizontale (“métiers d’hommes” et “métiers de femmes”) et verticale (plafond de verre) »2.

Faire tourner la machine

Mais les discriminations sur le marché du travail ne sont qu’une facette de cette injustice économique. Depuis les années 1970, des féministes marxistes ont montré comment le processus de (re)production de la « force de travail » reposait sur la subordination des femmes. Dans L’arcane de la reproduction : femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital, paru en 1981, la théoricienne italienne Leopoldina Fortunati détaillait combien le travail domestique, injustement qualifié d’« improductif » et déconsidéré par les sociétés capitalistes, créait une plus-value nécessaire à l’accumulation du capital. En d’autres mots, sans le travail « reproductif » (éducation des enfants, préparation des repas, ménage, soins aux personnes dépendantes…), le capitalisme ne pourrait pas survivre. Or, ce travail demeure largement le fait des femmes au sein du foyer hétérosexuel.

Selon les derniers chiffres de l’Insee3, les femmes consacrent quotidiennement une heure et quarante minutes de plus que les hommes aux tâches domestiques. « 25 % des femmes en couple avec enfant consacrent quatre heures ou plus aux tâches domestiques, contre 10 % des hommes, détaille l’Institut national de la statistique et des études économiques. Parmi les couples sans enfant, le constat est accentué. Les hommes participent moins aux tâches courantes : 3 % y consacrent quatre heures ou plus, contre 22 % des femmes. » « Et même quand les tâches domestiques sont mieux réparties, il faut encore compter avec la charge mentale », relève Aurore Migeotte, membre et ancienne présidente du cercle étudiant Rethinking Economics de l’ULB, réseau international d’étudiants défendant une vision pluraliste de l’économie. « Anticiper, faire des calculs si telle ou telle chose ne se passe pas comme prévu, ça revient encore et toujours aux femmes », souligne-t-elle. Un travail doublement invisible, qui permet de faire tourner la machine du couple, de la famille et du capitalisme.

Travail du care, travail précaire

« Le socle du capitalisme hétéropatriarcal, c’est la dévalorisation systématique du travail reproductif quasi exclusivement assigné aux femmes », ajoutent les chercheuses belges Christine Vanden Daelen et Camille Bruneau, autrices de l’essai Nos vies valent plus que leurs crédits : face aux dettes, des réponses féministes (Le Passager clandestin, 2022). Car quand le travail reproductif n’est pas tout simplement gratuit, il est sous-rémunéré, au prétexte implicite qu’il ne requerrait pas de compétences spécifiques. Ainsi, les emplois de femmes de ménage, de nounous, d’aides pour personnes âgées sont essentiellement occupés par des femmes. Des métiers « essentiels », qui sont également les plus précaires et les moins valorisés socialement. Sans compter que les femmes, qui assurent structurellement le care depuis des siècles, sont aussi celles qui pâtissent le plus des politiques d’austérité et du démantèlement des services publics « dont elles étaient les travailleuses ou les bénéficiaires majoritaires », soulignent Christine Vanden Daelen et Camille Bruneau. Pensons aux hôpitaux et aux crèches. Les chercheuses pointent encore « leurs contributions fiscales disproportionnées, puisque, avec un revenu inférieur, ce sont elles qui payent les produits de consommation courante, les frais médicaux et scolaires ». C’est pourquoi, dans Le couple et l’argent (L’Iconoclaste, 2022), l’autrice Titiou Lecoq encourage les femmes à investir dans le crédit immobilier, la voiture et les autres biens plutôt que d’assurer strictement les dépenses quotidiennes comme elles ont tendance à le faire. En cas de séparation, elles éviteront alors de se retrouver sans rien.

Le sexe de la pauvreté

Bien sûr, la précarité est transversale et touche aussi les hommes. Mais d’un point de vue structurel, selon une expression souvent reprise du politologue Ricardo Cherenti (UMONS), « l’homme le plus pauvre de Wallonie est toujours une femme »4 : « La pauvreté a bel et bien un sexe », détaille-t-il. « Ce que les données mettent assez clairement en évidence, c’est que notre société est structurée pour fabriquer de la pauvreté et, dans cette pauvreté, pour fabriquer davantage de femmes pauvres. Il y a donc une grammaire de la pauvreté qui se décline au féminin pluriel. Mais, et il faut bien faire le tour de cette approche, cette pauvreté entraîne également dans son sillage des enfants.

Ce n’est pas tout, car cette pauvreté se décline autant au passé et au présent qu’au futur. Cela veut dire que l’enfant qui est aujourd’hui membre d’un ménage en situation de pauvreté a une probabilité assez forte de devenir lui-même pauvre et d’être affecté durant sa vie entière par le stigmate de la pauvreté. » Les inégalités de genre apparaissent donc comme les racines profondes de la reproduction sociale. Un constat qui a amené Aurore Migeotte à abandonner ses études d’économie à Solvay. « Être féministe, écologiste et faire des études d’économie telles qu’elles existent aujourd’hui, c’est tout simplement incompatible », analyse-t-elle. « L’économie néoclassique, qui prédomine dans les études, repose sur l’hypothèse d’un agent économique rationnel. Elle se considère comme une science dure, alors que c’est une idéologie. »

L’addition genrée du changement climatique

L’ancienne présidente de Rethinking Economics suit aujourd’hui un master en gestion de l’environnement. À ce propos, l’éthique du care qui infuse la pensée féministe lui apparaît comme une clé majeure pour penser notre rapport à la nature. Selon l’ONU, les changements climatiques sont d’ailleurs un facteur d’accroissement déterminant de la vulnérabilité des femmes, alors qu’elles représentent 70 % des 1,3 milliard de personnes vivant dans des conditions de pauvreté dans le monde5. « Dans de nombreuses sociétés, les normes culturelles et les responsabilités familiales empêchent les femmes d’émigrer, de chercher un refuge dans d’autres lieux ou de rechercher un emploi lorsqu’une catastrophe survient », analyse l’organisation internationale. « Une telle situation risque d’alourdir le fardeau qui pèse sur les femmes : elles devront, par exemple, parcourir des distances plus longues pour aller chercher de l’eau potable et du bois de feu. Par ailleurs, on sait que les conflits favorisent la violence familiale, l’intimidation sexuelle, la traite des personnes et les viols. »5 Et Aurore Migeotte de conclure : « Les inégalités de genre, le racisme, le racisme environnemental : tout est lié. » Penser l’économie en féministe, c’est donc surtout penser la possibilité de ne pas capitaliser à l’infini sur les inégalités.

  1. Claudia Goldin et Cecilia Rouse, « Orchestrating Impartiality : The Impact of “Blind” Auditions on Female Musicians », dans The American Economic Review, 2000, vol. 90, issue 4, pp. 715-741.
  2. Hélène Périvier, « L’État social au défi de l’égalité des femmes et des hommes », mis en ligne sur ses.ens-lyon.fr, 9 mars 2020.
  3. Isabelle Delhomme, Xavier Pétillon et Yohann Rivillon, « Premier confinement et égalité femmes-hommes : une articulation des temps de vie plus difficile pour les femmes », Insee Analyses Pays de la Loire, no 103, 8 mars 2022, mis en ligne sur insee.fr/.
  4. Ricardo Cherenti, « L’homme le plus pauvre de Wallonie est (toujours) une femme », UMONS/CeRIS, juin 2020, mis en ligne sur econospheres.be.
  5. Balgis Osman-Elasha, « Les femmes… dans le contexte des changements climatiques », mis en ligne sur un.org, s.d.

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