À table !

Pour nourrir votre esprit

Accueil - Exclus Web - À table - Portraits de chercheurs en quête de liberté

Portraits de chercheurs
en quête de liberté

Cinq questions à Pascale Laborier

Propos recueillis par Vinciane Colson · Journaliste « Libres, ensemble »

Avec la rédaction

Mise en ligne le 27 février 2023

Ils n’ont plus de poste académique, plus de passeport ; ils ont perdu des proches, leur maison et parfois tous leurs biens : ils sont chercheurs et scientifiques en exil. Dans le cadre du projet Restrica (Regards sur les exils scientifiques contraints d’hier et d’aujourd’hui), le photographe Pierre-Jérôme Adjedj a réalisé les portraits de ces femmes et de ses hommes qui ont dû tout quitter pour pouvoir poursuivre leurs recherches. Pascale Laborier, professeure à l’Université de Paris Nanterre, est commissaire de l’exposition itinérante qui rend les chercheurs visibles « dans un monde dont ils s’effacent à bas bruit ».

Que voit-on dans cette exposition ?

Sont exposés des portraits de chercheurs dits en danger et également de personnes accueillant ces chercheurs. Les photos sont agrémentées de textes  et d’écrans vidéo diffusant des documentaires et des films de présentation. Derrière le projet initial, on trouve le photographe français résidant à Berlin Pierre-Jérôme Adjedj et moi-même. Nous voulions mettre un visage sur des personnes qui sont souvent invisibles lorsqu’ils arrivent en France, et surtout ne pas les traiter comme des sujets « exotiques », des personnes en danger. Nous voulions restituer leur histoire, et pour ce faire, le photographe a mis au point un dispositif particulier. Il s’agit d’un miroir sur roulettes permettant de fixer le portrait entouré de quatre éléments distinctifs : le lieu d’origine, le lieu de vie actuel, la recherche scientifique et un élément personnel. Le miroir mobile permet de mélanger ces différents éléments dans la prise instantanée dans la photo, il ne s’agit donc pas d’un photomontage. Nous avons essayé de réaliser des portraits à plusieurs facettes – ils sont transparents donc on les voit différemment en fonction de la lumière – qui racontent différents bouts d’histoires, différents moments de la vie des chercheurs qui ne sont donc pas figés dans la situation de « réfugiés ». Ils ont eu une vie avant, ils sont dans le présent et ils ont un avenir.

Exposition > 16.03.23 à l’ULB
Dans le cadre du programme « Paroles menacées: chercheurs et chercheuses en danger »
Campus du Solbosh, hall du bâtiment K
Entrée libre

Teniez-vous particulièrement à ne pas coller l’étiquette de réfugiés sur ces chercheurs ?

Nous avons réalisé 51 portraits, l’exposition en montre un extrait. Le catalogue en rassemble une quarantaine car certains n’ont pas pu être publiés pour des raisons de sécurité. Nous avons rendu anonymes et découpé certaines photos pour que les gens ne soient pas reconnaissables. Les personnes qui travaillent aux points de contact des universités ont également posé dans le cadre de cette exposition. Le photographe et moi-même nous sommes pliés à l’exercice. Pour inviter un chercheur dans une université, il faut que quelqu’un s’intéresse à ses recherches et fasse le lien entre le chercheur et l’institution. Quand on regarde l’exposition, on peut confondre certains de ces accueillants avec des réfugiés. Des collègues turcs ont signé une pétition pour la paix et ont perdu leur poste du jour au lendemain. Nous les avions invités à participer à des échanges universitaires juste avant qu’ils soient renvoyés. Cela nous montre que l’on peut à la fois être victime d’une exclusion brutale et appartenir au même monde académique. Nous nous sommes tous soumis au même dispositif scénographique et artistique pour montrer que nous sommes du même monde, et nous avons pu expliquer pourquoi c’est important pour nous d’accueillir nos collègues dans ces situations.

Quelle est l’importance de la notion de « refuge scientifique » quand on est chercheur ?

On tente de l’expliquer avec différentes temporalités dans l’exposition. Elle commence avec deux portraits sur l’histoire de l’exil. L’idée est de montrer que tout n’a pas commencé en 2015 avec ce que l’on appelle « la crise de l’accueil » avec l’afflux de réfugiés et l’accueil de chercheurs syriens. On trouve une tradition d’accueil tout au long du XXe siècle. Lors de la Seconde Guerre mondiale, quand la Belgique a été envahie par l’Allemagne, les chercheurs belges se sont réfugiés à Paris, à la Sorbonne, ou à Londres. Et réciproquement, la Belgique, tout comme la France, accueille depuis longtemps des chercheurs. Ces derniers se trouvent dans des situations assez peu connues du grand public. Ils peuvent être les cibles particulières d’attaques de dictatures, comme cela a été le cas en Turquie et en Amérique latine. Cette année, nous allons commémorer les 50 ans de la dictature en Uruguay et au Chili. Des universitaires, comme des artistes, des intellectuels, des syndicalistes, des militants politiques ont été spécifiquement ciblés par cette dictature. Il peut aussi y avoir des conflits armés et des guerres civiles poussant à l’exil des populations entières, ce fut le cas des Syriens, et dans ce cadre-là, il peut y avoir des attaques spécifiques différentes envers des intellectuels et des personnes du monde de l’art. À Palmyre, des sites archéologiques ont été attaqués et en août 2015, un archéologue a été décapité et la vidéo a tourné sur les réseaux sociaux. Ces attaques ciblent ainsi la mémoire et le fonds patrimonial. En Asie du Sud-Est, lors de la guerre du Vietnam et d’Indochine, parmi les boat people, des intellectuels ont été ciblés. Le premier portrait de l’exposition est celui d’un réfugié uruguayen qui est retourné dans son pays afin de construire la démocratie et de réformer la recherche. Le deuxième portrait est celui de la fille d’un réfugié chilien, arrivé en France à Bordeaux et qui y a construit sa famille, rendant difficile un retour au pays. On ne sait jamais ce que l’accueil aujourd’hui donnera sur le temps long. Est aussi exposée la photo d’un jeune sociologue kurde qui est venu en bateau et à la nage entre la Turquie et la Grèce, avec pour tout bagage une simple pochette contenant son téléphone. En exil, des scientifiques se retrouvent chauffeurs de taxi. Même si on a l’impression de parler de migrants privilégiés, parce que qualifiés, ils se retrouvent souvent dans des situations dramatiques. En plus, il est très difficile de pénétrer dans le marché de l’emploi académique, d’obtenir un poste à l’université en raison des attentes liées aux qualifications et à la langue. Le refuge scientifique permet de maintenir un lien avec un environnement académique, ce qui est très important compte tenu de la vitesse à laquelle un CV se dévalorise, faute de publications et de charge d’enseignement.

Certains sujets de recherche ne perdent-ils pas leur sens à cause de l’exil ?

Certains cas sont très évidents : un archéologue ou un numismate (chercheur spécialisé dans l’étude des monnaies et de médailles anciennes ou contemporaines, NDLR) n’ont plus accès au matériel sur lequel ils travaillaient s’ils sont forcés de quitter leur pays. D’autres cas le sont moins ; une section de l’exposition est ainsi consacrée à la question des savoirs en exil. Un de nos collègues des Comores est venu il y a très longtemps faire une thèse à l’Université de Dijon sur la synthèse des polymères dans le champ d’application du cancer. Il est rentré dans son pays, il a contribué activement à la construction de la démocratie et la nouvelle université, et il s’est présenté aux élections académiques et politiques. L’Université des Comores ne s’intéressait à ce qu’il avait fait en France, mais plutôt à la synthèse de l’ylang-ylang (le pays est le premier producteur mondial de cette essence, NDLR) et il a donc travaillé sur ce sujet. À cause de son engagement politique, il a dû fuir son pays pendant la nuit. De retour en France, la recherche sur le cancer avait évolué et personne ne s’intéresse à l’ylang-ylang donc il a dû recommencer une nouvelle recherche. Beaucoup de savoirs ne sont pas aussi facilement transportables qu’un crayon ou un ordinateur. Les centres d’intérêt ne sont pas les mêmes en fonction des pays. Quand on accueille des collègues pour une période transitoire, on ne doit pas oublier, si le but est de les aider à retourner un jour dans leur pays, que leur recherche doit leur permettre de réintégrer le marché de l’emploi local. L’exposition met en avant le portrait d’une collègue afghane qui travaillait sur la littérature française : le sujet est assez rare en Afghanistan, mais très courant en France, évidemment. Elle travaille maintenant sur la littérature afghane, mais le jour où elle retournera dans son pays, elle sera à nouveau confrontée au problème d’une recherche trop commune. Il faut se projeter dans le temps court, l’accueil d’urgence, sans condition ; sur le moyen terme, il faut donner les moyens d’une reconstruction psychologique et académique ; et sur le long terme, il ne faut pas négliger ce que les chercheurs vont devenir après.

Poser, pour ces chercheurs et leurs proches, c’est aussi donner une voix à ceux qui sont restés au pays ?

Dans la dernière section de l’exposition, nous avons posé aux chercheurs la question suivante : pourquoi posez-vous pour la liberté ? Ils sont unanimes : en partageant leur vécu, ils veulent faire connaître le sort de leurs collègues. Un des portraits est celui d’un chercheur qui ne voulait pas être reconnu. Il a donc mis son bras devant ses yeux. Mais à la dernière minute, il l’a abaissé. Il s’est dit, finalement : « À quoi bon me cacher ? Je suis en France alors que d’autres se battent toujours dans leur pays ». Cela donne un moment très émouvant dans la photo, rendu possible par le temps long de la pose, entre le réflexe de protection et l’action rendue possible par le fait de ne plus avoir peur.

Paroles menacées : chercheuses et chercheurs en danger

Libres, ensemble · 11 février 2023

Partager cette page sur :