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Petits arrangements
avec l’Histoire

Anne Cugnon · Documentaliste au CAL/COM

Mise en ligne le 18 août 2025

Thomas Jefferson incitait à enseigner l’histoire politique afin que les Américains puissent apprendre “comment juger par eux-mêmes de ce qui consolidera ou menacera leur liberté”. Les citoyens qui se font eux-mêmes historiens – capable d’identifier les mensonges et la désinformation et d’étudier des sources pour découvrir ce qui est véritablement arrivé dans le passé – ont un rôle clef à jouer pour maintenir notre démocratie en vie et en bonne santé. »

Parce qu’il « [nourrit] l’espoir […] que ce livre soit un outil actif à même de nous aider à faire la part des choses, aussi bien face à notre Histoire véritable que face au mythe nationaliste qu’y s’est incrusté », le dessinateur Nate Powell adapte avec talent sous forme de récit graphique l’ouvrage Lies My Teacher Told Me (Les mensonges que me racontait mon professeur), de James W. Loewen publié en 1995 aux États-Unis. Véritable phénomène de librairie outre-Atlantique, cet essai a été couronné par l’American Book Award.

Portant un regard acerbe sur l’Histoire scolaire étatsunienne et les contenus d’apprentissage lui servant de base, le sociologue et historien y a démontré que ces derniers se contentent pour la plupart d’en relater une vision fantasmée et édulcorée. Et qu’ils ne laissent que peu ou pas de place à l’analyse critique ainsi qu’aux nouvelles méthodes d’investigation scientifique qui voient le jour et amènent des découvertes étoffant et parfois complexifiant les connaissances.

Au fil de cet épais et dense récit graphique au dessin hyperréaliste en noir et blanc, ponctué d’interventions d’un James W. Loewen devenu personnage et d’autres chercheurs, Nate Powell condense cette analyse pointue, la rendant accessible et captivante. Au fil de douze chapitres sont déclinées des thématiques allant de « la fabrique du héros » au « choix de ne pas s’intéresser à la guerre du Viêt Nam » en passant par « l’invisibilité du racisme ». Chacun se termine de manière originale sur une page blanche invitant le lecteur à déposer « notes, questions et commentaires », parce que… « les questions appellent les questions ».

La lecture de cette Histoire critique des États-Unis laisse tout bonnement pantois. Certes, on pouvait se douter que le « roman national » enseigné aux élèves américains serait quelque peu pompeux, idéalisé et basé sur l’héroïsation de ses acteurs, mais il se révèle en outre pour le moins sélectif et réducteur alliant contorsion des faits, occultations pudiques et omissions coupables.

Ainsi, concernant Christophe Colomb, James W. Loewen écrit : « Un seul des douze manuels originaux constituant mon échantillon associe Colomb à l’esclavage. La plupart n’ont clairement pas l’intention d’enseigner la véritable histoire de l’explorateur. Il semble préférer “façonner un personnage” afin de pouvoir traiter la figure de Colomb comme un mythe originel : Il était bon, et nous le sommes aussi. » Nulle trace, donc, du fait que l’accostage des caravelles espagnoles dans les Caraïbes annonce l’anéantissement des Taïnos et autres peuples arawaks par le fer, la contagion et la traite des êtres humains.

« Les éditeurs utilisent le nationalisme et non la recherche pour vendre leurs livres. Les couvertures regorgent de symboles nationaux tels que le drapeau américain, la statue de la Liberté, et les ouvrages sont promus comme des outils aidant les élèves « à découvrir » nos « croyances communes » et à « apprécier notre héritage », souligne encore James W. Loewen.

Si l’exemple est ici américain, il invite à un questionnement plus large sur la manière dont l’Histoire est enseignée en Europe et ailleurs dans le monde. L’auteur le constate, « au niveau de sa transmission scolaire, l’Histoire est particulièrement soumise à la pression de finalités identitaires ou civiques qui ne concordent pas avec des finalités intellectuelles et critiques. »1 Un travers universellement partagé, donc !

L’ouvrage interroge in fine l’efficacité d’une telle méthode d’enseignement de l’Histoire, suggérant « d’enseigner moins de sujets en Histoire, mais de mieux les approfondir » notamment par le recours à l’analyse des sources en classe, la mise en commun et la discussion. Ce qui permet en outre à l’enseignant d’aider les élèves à distinguer « fait » et « opinion ». Un apprentissage plus que nécessaire en ces temps de prolifération de fake news et autres « vérités alternatives ». Une lecture très instructive et hautement recommandable !

histoire critique états-unis

James W. Loewen et Nate Powell, Une histoire critique des États-Unis, Paris, Steinkis, 2025, 272 pages.

  1. Charles Heimberg, Sosthène Meboma et Alexia Panagiotounakos, « Mythistoires et contre-vérités dans l’histoire et les mémoires : quelle histoire apprendre et enseigner ? », dans Raisons éducatives, 2020/1, n° 24, pp. 75-97.

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