Là-bas

Accueil - Là-bas - Palestine : les footballeuses contre-attaquent

Palestine :
les footballeuses
contre-attaquent

Dario Antonelli · Journaliste et Giacomo Sini · Photorepoter

Mise en ligne le 28 septembre 2023

Soulevant des enjeux qui dépassent le seul contexte sportif, le football féminin en Palestine confronte les joueuses à une domination masculine qui reste omniprésente et à une occupation israélienne toujours tangible.

Photo © Giacomo Sini

Un vent froid souffle sur Ramallah ce soir. Nous sommes à la mi-mai mais le beau temps tarde à s’installer. À l’entrée du terrain de football de l’école des Amis, un vendeur ambulant propose du café chaud pendant que les footballeuses s’échauffent en courant sur le gazon artificiel. « Il est difficile pour une jeune femme de jouer au football dans une société sexiste », explique Leen Khoury, 16 ans, attaquante au sein de l’équipe féminine du Sareyyet Ramallah, en revenant vers le banc de touche. Jessica Salameh, 22 ans, capitaine portant le numéro 23, lui fait écho : « C’est vrai, et nous vivons aussi l’occupation ici. » Aujourd’hui, elles jouent un match amical avec l’équipe masculine de la Football Stars Academy de Ramallah.

Un double carcan

Le football demeure un sport principalement masculin. Bien que le développement du football féminin dans le monde entier au cours des dernières décennies ait permis aux femmes de gagner de la visibilité dans ce sport et dans l’espace public, il reste encore un long chemin à parcourir. Bien sûr, la discrimination fondée sur le sexe constitue un obstacle partout sur la planète, mais dans chaque région, elle se présente sous des formes différentes. La réalité des jeunes femmes jouant au football en Palestine offre une perspective intéressante en raison du substrat socioculturel régional.

De la cour de l’Université Dar al-Kalima de Bethléem, après un passage étroit et une floraison de roses s’ouvre le gymnase où s’entraînent les filles d’un autre club, le Diyar Bethléem. « Aujourd’hui, nous aurons une séance d’entraînement mixte, les plus jeunes de moins de 16 ans avec les filles de l’équipe première », explique Marian Bandak, 33 ans, responsable du football au Diyar. Les dernières filles arrivent à leur tour et l’échauffement commence. « Nous préparons ainsi les plus jeunes à passer à un niveau supérieur », poursuit Farah Zacharia, 35 ans, qui entraîne les équipes féminines.

Crochets et préjugés

D’abord première équipe féminine de football universitaire constituée en 2003 grâce à la motivation et à la ténacité de Honey Thaljieh, alors étudiante en affaires internationales, le Diyar Bethléem est devenu en 2009 le premier club féminin de football en Palestine. Dans l’intention de rendre les sports plus accessibles aux femmes, l’organisation communautaire non gouvernementale Sareyyet Ramallah-First Ramallah Group – qui fonde son action sur les valeurs et les principes humanitaires, ainsi que sur le principe d’égalité sans distinction de sexe, de religion et de race – a quant à elle créé une équipe de football féminine en 2008.

Les deux clubs sont les fers de lance du football féminin palestinien, non sans une certaine rivalité présente entre les deux. Mais pour ces jeunes femmes, les enjeux se situent à d’autres niveaux. De nombreuses athlètes ayant grandi dans les rangs de leurs équipes respectives portent ensuite le maillot de l’équipe nationale.

Bien que le développement du football féminin dans le monde ait permis aux femmes de gagner de la visibilité dans ce sport et dans l’espace public, il reste encore un long chemin à parcourir.

© Giacomo Sini

C’est le cas de Loreen Tanas, 24 ans, qui reprend aujourd’hui l’entraînement au Diyar après une pause de six mois. Alors qu’elle vient de terminer son service au restaurant où elle travaille, elle monte les escaliers en courant et ouvre la porte de l’appartement où elle vit avec sa famille, sur l’une des principales artères de Bethléem. « Depuis que je suis toute petite, je joue au ballon avec les autres enfants de la rue », raconte Loreen, assise sur le canapé à côté de son père qui tient sa petite-fille dans ses bras. « J’ai rejoint une équipe de handball, et en 2012, Marian m’a remarquée et m’a invitée à jouer au football au Diyar. » Loreen a ensuite intégré l’équipe nationale palestinienne, dont elle était également capitaine avec le numéro 10. « Au début », révèle Loreen, « j’ai dû faire face à beaucoup de préjugés parce que le football est considéré comme un sport pour garçons. Nous, les filles, ne pouvions pas porter de short, par exemple. »

L’eldorado européen

Durant son explication, Ibrahim, son père, la regarde et acquiesce : « En tant que parents, dit-il, nous avons toujours soutenu son choix. » Loreen reprend la parole : « C’est un problème de mentalité ici en Palestine. Je m’accepte telle que je suis, mais dans de nombreux cas, la pression de la société masculine fait perdre aux filles leur confiance en elles. » En 2015, Loreen a fait ses débuts dans l’équipe nationale : « Les tournois internationaux ont renforcé notre caractère, la confrontation avec l’expérience des footballeuses d’autres pays nous a rendues encore plus déterminées à poursuivre nos rêves. » Loreen ne joue pas uniquement au Diyar et l’équipe nationale, elle travaille et étudie également. « Je vais bientôt obtenir mon diplôme en éducation physique, afin de pouvoir continuer à travailler dans le sport, et pas seulement en tant que footballeuse. J’aimerais aller en Europe, peut-être en Espagne. »

Dans le gymnase fermé, les ballons rebondissent après avoir heurté le mur et la barre transversale. L’une après l’autre, les filles du Diyar multiplient les jeux de passe pour défier la gardienne, certaines tirent des boulets de canon, mais il y a aussi celles qui osent l’affronter de près. Aucun ballon n’entre dans les filets. « Pas de but ! » crie triomphalement la gardienne Cynthia Botto, 21 ans, à terre après avoir arrêté le dernier tir de Loreen. Après avoir récupéré le ballon, l’attaquante l’envoie dans les filets d’une touche, en souriant.

Le ballon rond à tout prix

Marian suit l’entraînement depuis les tribunes, vêtue d’un maillot de Barcelone. « En tant que manager, je dois aussi organiser des voyages à l’étranger. C’est compliqué avec les visas, les déplacements pour prendre l’avion depuis la Jordanie. » Mais elle pense que cela en vaut la peine : « La semaine prochaine, les filles s’envolent vers l’Allemagne, pour un échange organisé par la ville de Cologne. » Aujourd’hui, Marian a un jeune fils, mais le football a toujours occupé une grande place dans sa vie. « Quand je jouais, je faisais passer le football avant tout » dit-elle en riant, tout en continuant à regarder le terrain. « Je sautais des examens pour jouer ! Nous l’avons toutes fait, notre génération a dû se faire une place. Nous pleurions quand nous manquions un entraînement. Maintenant, les plus jeunes sont dans une situation différente. »

Les joueuses du Diyar Bethléem ont dû faire face à des préjugés parce que le football est considéré comme un sport de garçons. Elles ne pouvaient pas porter de short au début.

© Giacomo Sini

Juste avant le match, les filles du Sareyyet Ramallah se rassemblent sur la ligne de touche pour écouter les instructions de l’entraîneuse, ancienne capitaine de l’équipe nationale. Claudie Salameh, 33 ans, donne les dernières instructions avec de grands gestes, pleine d’énergie.

Natal Bahbah, 16 ans, est arrivée au Sareyyet en septembre. Elle jouait auparavant à Beit Hanina, à Jérusalem-Est. Pour assister aux entraînements, elle se rend en taxi trois fois par semaine à Ramallah depuis le quartier arabe où elle vit avec sa famille à Jérusalem. « C’est au moins une heure et demie à l’aller et autant au retour, à moins qu’Israël ne ferme les points de contrôle et qu’il n’y ait pas d’entraînement. Le matin, je vais à l’école » dit Natal en buvant une gorgée d’eau. « Chaque fois, je dois franchir le mur, passer les points de contrôle de Qalandia ou de Hizma. Faire du sport, c’est normal, mais pas ici. »

Leen a une partie de sa famille à Ramallah, où elle étudie, mais elle vit aussi à Jérusalem-Est. Natal et elle sont amies, elles étaient dans la même équipe avant d’intégrer le Sareyyet. Et, comme toujours, elles rentreront ensemble ce soir. « Beaucoup d’entre nous participent souvent à des tournois internationaux, soit avec notre club pour la Norway Cup, soit avec l’équipe nationale. »

« La Palestine, un pays ? »

En avril, Leen et Natal se sont envolées pour le Viêtnam avec le reste de l’équipe nationale pour les qualifications de la Coupe d’Asie féminine des moins de 17 ans de l’AFC, qui se déroulera en 2024 en Indonésie. « Là-bas », raconte Leen, « ils nous ont demandé si nous venions du Pakistan, car ils ne pensaient pas que la Palestine était un pays ! C’est aussi le résultat de l’image déformée d’Israël. Et pour nous, voyager est toujours très compliqué. »

Le match commence. « C’est le seul terrain réglementaire où nous pouvons nous entraîner à Ramallah », dit Taima Osama, 16 ans, sans quitter la pelouse des yeux. « Toutes les équipes viennent ici et il arrive que nous devions aller ailleurs. » Assise sur le banc, portant le maillot numéro 10, elle est selon Ammar Jalayta, l’entraîneur de l’équipe nationale, l’une des meilleures joueuses. En respirant profondément, elle reprend son récit : « De temps en temps, nous nous entraînons au stade Faisal al-Husseini à al-Ram, qui est juste à côté du mur. Il arrive que les militaires israéliens tirent des grenades lacrymogènes sur le terrain, juste pour nous empêcher de nous entraîner, parfois les voisins nous lancent des bouteilles. Je pourrais vous en raconter beaucoup, de ces histoires. » Une version corroborée par la Fédération palestinienne de football, affiliée à la FIFA, qui rapporte que dans ce même stade d’al-Ram, le 30 mars, un match officiel a été interrompu par des jets de gaz lacrymogène par les forces israéliennes.

Au coup de sifflet final, le match amical s’est terminé par un but à zéro pour les garçons de la Football Stars Academy. Au-delà du score, Claudie félicite les filles, qui ont bien joué durant toute la partie. Pendant que les autres montent dans le minibus de l’équipe, Leen et Natal prennent place dans leur taxi.

Dans la file d’attente du poste de contrôle de Qalandia, les deux filles mangent le repas qu’elles ont apporté de la maison et plaisantent. Un garçon s’approche de la voiture, il vend de la barbe à papa emballée, mais sa voix est couverte par la sirène d’une ambulance qui tente vainement de se faufiler dans l’embouteillage. « Nous avons l’habitude d’attendre », commente Leen avec une pointe d’amertume. Au poste de contrôle, la barrière s’ouvre enfin. Dans le taxi qui les ramène chez elles, Leen écoute de la musique et Natal ferme les yeux.

Partager cette page sur :