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Obsession sécuritaire
vs aléas des dangers

Propos recueillis par Véronique Bergen · Écrivaine

Mise en ligne le 18 novembre 2022

Juriste, philosophe, professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel et auteur d’essais majeurs»1, Laurent de Sutter interroge, dans Éloge du danger, les enjeux d’une notion dont il analyse les liens avec les dispositifs de pouvoir, la souveraineté et l’obsession sécuritaire qui domine nos sociétés actuelles.

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Dans quel contexte la volonté de questionner le danger a-t-elle jailli ? Pouvez-vous exposer le déplacement que vous opérez, à savoir l’abandon du prisme psychologique au profit d’une approche juridique du danger ?

Le danger, comme tout ce qui relève de notre vie, est d’abord un phénomène de langage : une manière de traduire en mots une réalité qui ne s’y réduit pas. Pour penser ce mot, il faut donc en revenir à la totalité des forces qui ont contribué à la sédimentation de sa signification pour tenter d’en déployer les stratégies. Roland Barthes le disait : toute langue est fasciste, parce que toute langue nous oblige à faire ou dire certaines choses – et pas d’autres. C’est cette obligation que j’ai voulu déplier à propos du danger, en partant du très ancien droit romain de la propriété (« danger » vient du latin dominium qui signifie « mainmise, emprise sur une chose »), du développement de la souveraineté (que Thomas d’Aquin ou les docteurs de Salamanque ont précisément formulée dans le lexique du dominium) dans la pensée politique européenne, de l’invention de l’assurance à Gènes au début des temps modernes, et jusqu’aux atmosphères du « noir » dans le cinéma holly­woodien ou la musique contemporaine. Cela a passé, comme vous le soulignez à juste titre, par l’abandon de la dimension psychologique, intime ou affective du danger – dont je considère qu’elle constitue la meilleure manière de ne rien y comprendre. La raison en est fort simple : si toute langue est fasciste, alors il faut en déduire que, de ce fascisme, nous sommes nous-mêmes les porte-parole. C’est-à-dire que ce n’est jamais au niveau des individus que se prennent les décisions qui importent, mais à un niveau plus vaste ou plus englobant, que l’on pourrait appeler collectif s’il n’impliquait pas lui aussi l’idée voulant que des individus tirent les ficelles. En réalité, nous sommes tous parlés par la langue à laquelle nous contribuons aussi tous : nous en sommes les produits autant que les agents. C’est cette « structure » du danger que j’ai voulu examiner, dans le but de déplacer, du même mouvement, un certain nombre de discours ou de théories relatives à l’usage de son antonyme : la sécurité.

Laurent de Sutter, Éloge du danger. Propositions II, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2022, 140 pages.

Quelle est la teneur en menaces que recèle le danger aux yeux de l’organisation du monde et, d’un point de vue généalogique, comment l’expérience du danger est-elle régulée, contrôlée par la normativité de l’ordre ?

Je crois qu’il est possible de soutenir la thèse voulant que l’ordre dont vous parlez n’a pas d’autre raison d’être que de fournir une garantie impossible : celle, précisément, de la sécurité. Or, il n’y a qu’une seule sécurité : celle de la mort et de son immobilité. Mais en prétendant nous protéger du chaos, de la violence, des risques, etc., l’ordre (ou plutôt : les discours d’ordre) redistribue en réalité ce qu’il affirmait annuler – puisque la reconnaissance de sa souveraineté, de son dominium, est précisément reconnaissance de son danger. La transaction que propose l’ordre est donc toujours : je vous donne la sécurité par rapport aux risques qui peuvent survenir – mais c’est au prix d’une mise en danger permanente face à ce que moi, ordre, je veux vous faire subir au nom même de votre protection. Comme souvent en matière de politique et de langage, on voit se mêler là une tautologie et un paradoxe. D’une part, l’ordre n’est ordre que parce qu’il est ordre ; et d’autre part, cet ordre est la forclusion du fait qu’il est tout le contraire d’un ordre – mais un certain codage policier du chaos.

Questionnant la souveraineté, son impossible fondation en légitimité, la violence de son imposition, vous relevez différents dispositifs inventés afin d’ordonner politiquement le danger. Pouvez-vous exposer les mutations entre le droit romain (la question du dominium, de la propriété) et le régime moderne qui lisse le danger dans le risque, l’assuranciel ?

Pour comprendre ce long glissement, il faut revenir sur une distinction essentielle : celle qui existe entre « possible » et « probable », sur laquelle Isabelle Stengers a beaucoup insisté. L’histoire politique de la sécurité repose toute entière sur la confusion des deux – sur le fait que la probabilité, toujours calculable, semble avoir entièrement recouvert la possibilité, dont, par hypothèse, on ne sait rien. Ce que nous appelons « sécurité » est en réalité l’évacuation de toute possibilité dans le calcul toujours plus fin, toujours plus complexe, de risques – c’est-à-dire d’événements dont on sait qu’ils pourraient se produire mais dont on préférerait qu’ils ne se produisent pas. Le danger, parce qu’il relève du possible, appartient, lui, au domaine de ce dont on ne sait rien – à ce qui est surprise, inattendu, hors calcul, hors-norme et hors cadre. Il y a, si vous voulez, une dimension excessive du danger, une manière, pour lui, de déborder toutes les attentes que l’on pourrait nourrir à son égard ou à son encontre. Mais aussi : toutes les protections que l’on voudrait prendre pour s’en protéger – puisque le danger est précisément ce dont on ne savait même pas qu’il fallait se protéger contre. Les premières assurances, nées dans le contexte de ce qu’on nommait, à l’époque « fortune de mer », soit la nécessaire protection des cargaisons des bateaux soumis au caprice des mers, reconnaissaient au départ cette dimension de pur aléa ; aujourd’hui, toutefois, elle est oubliée au profit d’une logique de la prévision, qui est aussi une prescience et un préjugé. Nous prétendons, par l’assurance, nous immuniser par rapport à ce qui arrive – par rapport à la possibilité que ce qui arrive puisse, comme le propriétaire romain, disposer d’une mainmise sur nous. Pourtant, c’est bien par la mainmise qu’arrivent les plus grands événements d’une vie. Il suffit de penser à la rencontre amoureuse : il n’existe sans doute pas de plus grand danger que ça, parce que pas de plus grande mainmise, de plus grande reconnaissance de souveraineté.

De quoi l’obsession sécuritaire actuelle est-elle le nom ? Comment s’inscrit-elle dans un panoptique, un système de contrôle généralisé ? Il me semble que votre essai pourrait être sous-titré « Pour en finir avec la peur, avec la servitude volontaire » ?

Oui, vous avez raison. La peur et les attentes sont les deux faces d’un même problème. De même que les attentes nous conduisent à la déception, la peur nous livre pieds et poings liés à ceux qui prétendent posséder les moyens d’en anéantir les causes. Les théoriciens de la politique de la Renaissance le savaient très bien – à commencer par Machiavel ou Thomas Hobbes, qui ont tous deux lourdement insisté sur les usages politiques possibles de la peur. Cependant, il y a une différence entre se soumettre à ceux qui prétendent nous garantir un monde sans peur, et accepter la mainmise du danger pouvant remettre en cause jusqu’à notre propre existence.

Pour le philosophe Laurent de Sutter, ce qui angoisse ou suscite la peur est l’enjeu d’un vaste processus politique.

© Géraldine Jacques

Dans la théorie romaine de la mainmise, la question de ce qui peut arriver aux biens situés sous le dominium du propriétaire demeurait ouverte, car on n’a de mainmise assurée que ce sur quoi on peut en effet mettre la main ; dans la pensée politique de l’assurance, cette question est au contraire fermée. Le répertoire de ce qui peut advenir est devenu un répertoire limitatif et classé – un répertoire à l’intérieur duquel on ne trouve que des items dépourvus de toute importance réelle, puisqu’ils ne mettent au fond rien en jeu. Il n’y a aucun danger, par exemple, à sauter à l’élastique d’un pont, à tenter de « dépasser ses limites » dans une salle de sport ou à se livrer à telle ou telle pratique sexuelle « à risque ». Il n’y a aucun danger non plus à jouer à la roulette russe : il n’y a que du risque. Dans tous ces cas, on joue à se faire peur – à faire comme si, en effet, on se laissait aller à ce qui vient, alors qu’en réalité tout est contrôlé. Qu’on puisse y perdre la vie ne change rien à l’affaire : cela appartient encore au calcul. Peut-être suis-je naïf ou romantique, mais je demeure persuadé pour ma part que ce qui définit la vie est ce que celle-ci n’inclut pas – pas encore. C’est ce qu’on ne sait pas, ce qui ne rentre dans aucun de nos cadres de pensée ou aucun de nos mots, ce dont la possibilité n’a fait et ne peut faire l’objet d’aucun calcul. Cela arrive – et, avec cette arrivée, commencent les questions et la nécessité de penser.

  1. Théorie du kamikaze, L’Âge de l’anesthésie, Après la loi, Indignation totale, Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William Burroughs, Hors-la-loi. Théorie de l’anarchie juridique, Pour en finir avec soi-même…