Amélie Dogot · Secrétaire de rédaction
Mis en ligne le 11 août 2022
Neuf lettres
pour une déclaration
© Kazerne Dossin
La Déclaration universelle des droits de l’homme concerne-t-elle vraiment tous les êtres humains ?
À l’issue d’une des périodes les plus noires de notre histoire contemporaine naquirent les droits de l’homme, mûrement réfléchis et couchés sur le papier. Leur intitulé, déjà, pose question. La caserne Dossin, lieu de mémoire emblématique situé à Malines, interroge et décortique l’universalité des droits fondamentaux à travers une exposition transgénérationnelle qui réussit le pari de parler à tout le monde. Et qui pousse aussi et surtout à poursuivre le combat sans relâche.
Plus de 25 000 personnes – juives, tziganes et sintis – ont été déportées vers Auschwitz-Birkenau depuis la caserne Dossin au cours de la Seconde Guerre mondiale. La plupart ne sont jamais revenues. Dans ce terrible lieu de mémoire, la caserne reconvertie en mémorial et augmentée depuis 2012 d’un musée et d’un centre de recherche sur la Shoah analyse les mécanismes derrière la violation des droits de l’homme, hier et aujourd’hui. « À partir de l’histoire [du lieu], nous cherchons constamment des moyens de renforcer le vivre ensemble aujourd’hui », explique d’emblée Thomas Baum, directeur et co-commissaire de l’exposition. « Dans le cadre de cette nouvelle exposition originale consacrée à la Déclaration universelle des droits de l’homme, nous mettons en lumière son histoire, son ambition et son avenir. Source d’inspiration (et parfois de contestation), elle concerne tout un chacun, sans distinction. »
U comme universel
Le constat est posé : le terme « universel », très englobant, inclut tout l’univers. Mais quel sens prend-il quand il est associé aux droits humains ? Dès l’entrée d’un tunnel qui évoque à notre esprit la période noire que constituèrent la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale, mais dont la voûte étoilée laisse en même temps place au questionnement humain face à l’immensité de l’univers, avant même de tomber sur le grand « U » de bois, première lettre d’un parcours qui égrainera le terme « universal », on comprend que personne ne sera laissé sur le carreau pendant la visite de cette exposition trilingue.
Alain l’Alien vient de se poser sur terre et a évidemment des tas de questions sur les droits humains. Qui a établi ces droits humains et pourquoi ? Sont-ils vraiment pour tout le monde ? Même pour les extraterrestres ? Et qu’est-ce que les enfants d’aujourd’hui sont censés faire avec ces droits humains ? C’est lui qui guidera de façon ludique les plus jeunes visiteurs et visiteuses tout au long du parcours interactif et sensoriel, les invitant à se transformer en ambassadeurs et en ambassadrices. Les ados à partir de 13 ans sont invités pour leur part à rechercher le symbole du poing levé : leur parcours promet d’être une invitation à la réflexion et au militantisme. La première lettre est d’ailleurs l’occasion de découvrir le portrait de défenseuses et défenseurs des droits humains aux profils et aux origines très variés. « Jeunes, vieux, de Belgique ou de très loin… Ils ont une chose en commun : ce sont tous des activistes dont les jeunes peuvent s’inspirer. » On reconnaît d’emblée Greta Thumberg, Nafissatou Thiam et Malala Yousafzai ; elles et les autres seront tou.te.s présenté.e.s en passeports au fur et à mesure. Après le « U », on descend d’un étage à la recherche du…
N comme nécessaire
« Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’horreur des camps de concentration tout juste découverts provoque une onde de choc dans le monde. Cette indignation renforce l’appel lancé par de nombreux pays et organisations réclamant que les droits humains soient explicitement inscrits à l’ordre du jour lors de la création des Nations unies. » Un court-métrage documentaire sur la bestialité et l’horreur nazie, et quelques diapositives choisies pour ne pas être trop choquantes et rassemblées dans un Séréobox à l’attention des plus jeunes montrent à voir ce qui a suscité à l’époque une prise de conscience collective : il fallait un garde-fou pour qu’une telle barbarie ne se reproduise plus jamais. Il nous est rappelé que le droit pénal n’existe pas encore, à l’époque, et que les principes de Nuremberg jettent les bases nécessaires à la répression des crimes contre la paix, des crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Autour de cette notion de nécessité, les enfants sont invités à se demander pourquoi la Déclaration universelle des droits de l’homme n’a été rédigée qu’après la Seconde Guerre mondiale, et les ados font la connaissance de l’activiste politique juif Joseph Meyer Proskauer. On se remet en marche et apparaît déjà le…
I comme inspiration
Tout restait donc à créer en matière de protection de la dignité humaine en temps de paix. Aux abords de la lettre « I », l’expo nous replonge dans le discours remarquable du 6 janvier 1941 du président américain Franklin Roosevelt dans lequel il présente quatre libertés – la liberté d’expression, la liberté de religion, la liberté de vivre à l’abri du besoin et la liberté de vivre à l’abri de la peur – qui seront une grande source d’inspiration et dicteront l’esprit de la future Déclaration universelle des droits de l’homme. L’expo met l’accent sur la coopération universelle qui a rendu possible la signature du document fondateur des Nations unies le 26 juin 1945, puis sur l’espoir, tout aussi universel, suscité par la création de la Commission des droits de l’homme, chargée de préparer un accord international. Le parcours des activistes marque une pause pour présenter le Canadien Joseph Peters Humphrey, l’un des neuf membres du comité de rédaction de la DUDH dont il dirige la première version. Alain l’Alien envoie quant à lui en mission les plus jeunes, mis au défi de relier chacun des membres du drafting committee à son pays d’origine.
Le 10 décembre 1948, la DUDH est adoptée à Paris par les 58 États membres de l’Assemblée générale des Nations Unies. Représentant les États-Unis et seule femme au sein du comité de rédaction, Eleanor Roosevelt écrira quelques jours plus tard : « Pourquoi un document qui, de l’aveu général, n’a pas le pouvoir de contraindre les gens dans le monde aurait-il une quelconque valeur ? La réponse à cette question est que la plupart des grandes déclarations n’étaient au départ que des affirmations de principe. Il s’agissait de documents nationaux et les peuples des nations concernées étaient d’accord pour tenter d’accepter ces principes et d’en faire des réalités. Dans le cas présent, c’est une grande variété de peuples qui ont accepté ces principes et ont décidé d’entamer un travail de longue haleine : faire des droits et des libertés de chaque être humain une réalité. Il ne faut jamais sous-estimer la valeur des mots, car d’une manière ou d’une autre, ils donnent naissance à des faits, et c’est là que réside l’espoir de notre déclaration universelle. »
Grâce aux enregistrements d’époque, on peut voir et entendre Eleanor Roosevelt, élue à l’unanimité présidente du comité de rédaction de la DUDH.
© Kazerne Dossin
V comme vraiment pour tous et par tous ?
Le panneau sur la « discussion universelle » le rappelle à bon escient, la tension internationale est croissante entre 1946 et 1948 : « Le comité de rédaction est en quête d’un ʺpontʺ universel pour aborder la question des droits humains, le dialogue est fondé sur les valeurs universelles et la raison, et non sur la politique du pouvoir et le conflit. Avant même d’être proclamés, les droits humains deviennent l’objet d’un jeu politique. » Les petits États, les peuples colonisés et les perdants de la Seconde Guerre mondiale ne se sentent pas entendus… Le « V » du parcours n’est pas celui de la victoire : renversé, il est précédé d’une chaise vide, symbole de tou.te.s les absent.e.s : pays colonisés, femmes, minorités et enfants. Alain l’Alien propose aux plus jeunes de s’asseoir sur une rangée de chaises et il les invite à s’interroger : « Souvent, tu dois respecter des droits et des obligations qui ont été définis sans que tu puisses donner ton avis. Qu’est-ce que cela te fait ? » Mettant en lumière les exclu.e.s, le parcours des activistes propose quant à lui un moment de réflexion, face à un miroir, poussant les ados à définir ce qui est important pour eux et à s’engager.
Ici se déploie sur un pan de mur l’une des parties de l’expo que nous avons préférées, pour son aspect à la fois ludique et instructif : les trente articles de la DUDH sont passés au crible de la lecture critique et de la recontextualisation, offrant, derrière un clapet, le revers de chacun d’entre eux. Ainsi apprend-on par exemple que, dans le premier article, « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », all men a été remplacé par all human beings grâce à l’intervention de la déléguée indienne Hansa Mehta. Ou encore, à propos de l’article 3, « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité », que l’Union soviétique a appelé à l’époque à se prononcer contre la peine de mort mais que cela n’a pas été retenu, et que les questions d’IVG et d’euthanasie ont-elles aussi été laissées de côté.
E comme ensemble
Aussi perfectibles qu’ils soient avec le recul, les trente articles de la DUDH sont votés d’abord séparément, puis dans leur ensemble par 48 pays, signant là la première affirmation internationale de l’universalité des droits humains. Une véritable révolution !
Le texte de la Déclaration est l’aboutissement d’années de travail collectif impliquant des centaines de personnes et de pays.
© Jeroen Van Looy
Du côté des enfants et des ados, la chanteuse Pink est présentée comme activiste et une mission – impossible – est confiée aux jeunes : celles de classer les droits par importance. L’occasion est donnée d’aborder les questions d’indivisibilité et d’inaliénabilité. Tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes à ce stade, mais l’on sait à quel point il y a encore du travail à accomplir. La DUDH n’est pas contraignante et malgré les traités, chartes, constitutions et lois qui s’en sont inspirés, garantir le respect des droits humains reste un défi majeur. L’expo le pointe de façon percutante : sur air de Somewhere over the rainbow, une nouvelle vidéo « coup de poing » nous montre à un rythme effréné les violations des droits humains dans le monde depuis 1948. La douche est froide, le choc universel, et le désespoir pourrait faire rage. Bien à propos, la section des « héros universels » pointe les principales ONG internationales qui œuvrent à la défense des droits à travers le monde. Ainsi se termine la première partie de l’expo. On remonte sans attendre au rez-de-chaussée pour entamer la deuxième partie, là où l’universel rencontre l’individuel.
R comme recht (droit) et religion
Où Eleanor Rossevelt et tou.te.s celles et ceux qui ont contribué à la rédaction de la DUDH ont-ils puisé leur inspiration ? Nous sommes invités à trouver les éléments de réponse dans cette partie qui rassemble divers objets (d’art) issus de législations et de religions antiques.
Le Code de Hammurabi, avec ses lois gravées en écriture cunéiforme, est l’un des plus anciens textes juridiques au monde. Il côtoie la fameuse Magna Carta, qui en 1215 fournit une protection à l’Église et aux citoyens contre l’ingérence de l’État, et la célèbre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Sur des pièces de monnaie romaine, les mots libertas, aequitas, iustitia, securitas, pax et salus rappellent les origines de nombreux principes.
Comme on peut le voir par exemple avec les dix commandements de Moïse, les lois naturelles de la déesse égyptienne Maät, les premiers enseignements de Confucius, le respect de la nature inhérent à l’hindouisme et au jaïnisme ou encore le concept d’Ubuntu cher à Nelson Mandela et à Desmond Tutu, les règles et des coutumes religieuses ancestrales présentent de nombreux points communs avec les différents articles de la Déclaration.
Les enfants et ados sont conviés à rechercher dans ces œuvres le lien entre droits humains et religion, et c’est au tour de Malala Yousafzai, jeune militante symbole de la lutte pour l’éducation des filles et contre les talibans pakistanais, d’être présentée dans le cadre du parcours des activistes.
On regrette cependant à ce stade – et ce sera le seul bémol de notre visite libre – que l’exclusion voire la persécution des femmes, des LGBTQI+ et des non-croyants ainsi que les désaccords fondamentaux qui semblent de plus en plus dresser les militants laïques des droits humains contre les personnes et les groupes agissant au nom de la religion ne soient pas mentionnés dans l’exposition. La pensée n’est, elle, pas oubliée, et la section Universal Thinking est l’occasion d’aborder quelques principes de la philosophie du droit et de soulever les grandes questions existentielles liées au vivre ensemble.
S comme sacrilège
Les droits humains protègent et sacralisent la dignité humaine. On peut donc considérer comme une « action qui manque de respect ou injurie ce que d’autres tiennent pour sacré » tout ce qui porte atteinte à une de nos droits. Parce que tout n’est pas noir ou blanc au pays de la dignité, et parce que ce qui relève du sacrilège pour l’un.e peut être nécessaire à garantir le droit d’un.e autre, on nous invite maintenant à faire l’expérience de la balance des droits et à voter en glissant dans des urnes transparentes de petits galets blancs. Ce quiz qui nous invite d’abord à répondre le plus rapidement possible pour ensuite nous faire réfléchir, et peut-être changer d’avis, constitue un très bel exercice de pensée critique. Nous nous plaisons à y prendre part et à observer les amas de galets révélant des résultats mitigés ou parfois plus tranchés. À la question « La dignité commence-t-elle déjà dans l’utérus ? », le oui l’emporte ici. En retournant le panneau, une nouvelle question est posée : « Quelles sont les conséquences de votre réponse sur la pratique de l’avortement ? » La question de la dignité individuelle par rapport à la dignité collective renvoie aux conséquences sur les personnes en soins intensifs pendant la période la plus critique de la pandémie de Covid-19, et la question de climat sain comme droit humain renvoie aux conséquences sur un père de famille obligé de travailler dans une mine de charbon polluante pour nourrir sa famille. Du côté du parcours des activistes, c’est évidemment la jeune Greta Thunberg qui se fait tirer le portrait. On aime aussi ici le lien qui est fait entre la soif de dignité et la biologie du cerveau, des transparents montrant les zones activées en cas de maltraitance, de privation et lorsque s’expérimentent l’autonomie et l’inconditionnalité. Pas de doute, on est ici au cœur de l’interactivité. Nous voilà fin prêtes pour le…
A comme action et ambassadeur
La troisième et dernière partie de l’exposition pose un constat triste mais réaliste : l’injustice est universelle et pas un seul jour ne passe sans que les médias ne relatent des violations des droits humains. Un appel à l’action est lancé : « Les droits humains sont l’œuvre de l’être humain. Leur formulation, tout comme leur sauvegarde, demande des efforts et de l’engagement. »
Malgré les dilemmes, les exemples de réussite comme la lutte menée contre la peine de mort par Amesty International, la condamnation de la Belgique face à l’ASBL Affaire climat faisant de la protection contre le réchauffement climatique un droit humain ou encore le combat de Layla et Arif Yunus pour les prisonniers politiques en Azerbaïdjan sont mis en avant pour se muer en autant de sources d’inspiration. Du côté des jeunes, c’est Michaela Mycoft, jeune sud-africaine en fauteuil roulant qui se bat pour les droits des personnes en situation de handicap, qui joue le rôle d’ambassadrice. Les enfants sont incités à s’interroger : « Comment peux-tu défendre tes droits ? » La réponse est autour d’eux : par la protestation, évidemment !
L comme later (l’avenir)
Après la découverte du passeport de la sportive belge Nafissatou Thiam qui s’est dressée contre la pression des sponsors, les jeunes sont invités à déterminer les éléments de défense – argent, foule, réseau, temps, connaissance et talent de narrateur/trice – qui leur permettront de faire entendre leur voix s’ils décident de poursuivre la piste du combat en faveur des droits humains. Ont-ils envie de reprendre le flambeau ? Décideront-ils de suivre la voie d’un.e des six activistes qui leur ont été présenté.e.s durant ce parcours ? Ou suivront-ils leur propre voie ? C’est évidemment sur la jeune génération que se portent les espoirs d’avenir en matière de respect des droits humains, pour une universalité pleine et entière.
Selon le philosophe chinois Lo Chung Shu,
« l’universalité de la dignité humaine va de pair
avec l’universalité de la nature humaine ».
© Jeroen Van Looy
« Universal Human Rights »
> 11.12.22
À la Caserne Dossin (Malines)
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