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Moldavie et Géorgie :
prochaines étapes
de la guerre ?

Florent Parmentier · Secrétaire général du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), enseignant à Sciences Po et chercheur associé à HEC

Mise en ligne le 13 juin 2023

Depuis plus d’un an, la guerre en Ukraine rebat les cartes stratégiques du continent. Les Européens ont fait preuve d’une unité inédite en matière de politique étrangère, condamnant l’agression russe et fournissant des armes à l’Ukraine. Le reste du monde, en revanche, s’est montré beaucoup plus circonspect et distant de ce conflit. Comment l’onde de choc a-t-elle affecté les pays voisins, en particulier la Moldavie et la Géorgie ?

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Florent Parmentier et Josette Durrieu, La Moldavie à la croisée des mondes, Paris, Non Lieu, 2019, 176 pages.

Le conflit n’a pas manqué d’avoir des conséquences majeures pour les États voisins de la Russie : la Biélorussie a été toujours davantage intégrée au sein du système russe, les États centre-asiatiques sont traversés par nombre d’ambiguïtés, le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a repris. Ces différents éléments mériteraient, en soi, de longs développements pour en comprendre les ressorts et les aboutissements possibles.

Dans ce contexte, pour des raisons variées, la Moldavie et la Géorgie ont connu de fortes répercussions de la guerre en Ukraine, sur le plan humanitaire et stratégique, pour les pays concernés comme pour l’UE. Ces deux pays, avec l’Ukraine, étaient les plus avancés sur la voie d’un rapprochement avec l’Union européenne dans le cadre de la politique du Partenariat oriental. Leur anxiété n’a fait que grandir à l’occasion d’une guerre qui a confirmé nombre de leurs craintes, ce qui ne veut pas dire pour autant que le conflit militaire va s’y étendre immédiatement. Ce n’est ni impossible ni nécessaire à ce stade.

Des terres d’accueil limitrophes

La question des réfugiés a donc constitué la première manifestation concrète de la guerre, et de manière différente dans les deux cas. Dès les premiers jours du conflit, la Moldavie a vu passer sur son sol nombre de réfugiés en provenance des régions du Sud et de l’Est de l’Ukraine. On estime que près d’un demi-million de personnes sont passées à travers le territoire moldave, la plupart du temps en s’orientant ensuite rapidement vers des États membres de l’Union européenne. Or l’accueil des réfugiés suppose la mise en place de politiques publiques efficaces – en matière de gestion des flux, de l’approvisionnement en nourriture et en eau, etc. Aujourd’hui, on estime que la Moldavie accueille encore 80 000 personnes, qui resteront plus ou moins longtemps sur place.

Par contraste, en Géorgie, ce sont les réfugiés en provenance de Russie qui ont été les plus nombreux (près de 100 000), à la suite de la mobilisation partielle décidée par Vladimir Poutine en septembre 2008. La situation peut surprendre, dès lors qu’on se souvient que la Russie et la Géorgie ont connu une brève guerre en août 2008. Ces réfugiés russes sont nombreux mais bien formés, notamment dans le secteur informatique ; on peut leur attribuer une partie de la croissance géorgienne en 2022, mais aussi de l’inflation. L’opinion publique est donc divisée sur la politique à adopter vis-à-vis de ces nouveaux venus. Le gouvernement géorgien demeure très prudent quant à son positionnement face à la Russie.

Des répercussions stratégiques considérables

La guerre remet en cause plusieurs croyances fortement établies, dans deux pays qui ont connu une intervention de l’armée russe par le passé, aboutissant à l’apparition d’entités séparatistes sur leur sol (la Transnistrie en Moldavie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie).

Aussi, la force de l’armée russe a été grandement relativisée, au vu du constat des multiples reculades et des dissensions régnant entre les différentes parties de l’armée et des groupes militaires privés (notamment Wagner). À partir de cet échec militaire, des discussions ont commencé en Moldavie autour de la volonté de se rapprocher de l’OTAN, projet que la Géorgie avait en tête dès le sommet de Bucarest en 2008. Cependant, il faut observer que l’opinion publique moldave y est encore majoritairement hostile, que le pays connaît de fait un territoire séparatiste sur son sol et que la Constitution empêche une adhésion pure et simple à une alliance militaire ; ce qui n’empêche pas, selon le gouvernement en place, d’améliorer ses relations avec l’OTAN.

Dans ce contexte, la stabilité des régimes politiques a été remise en cause par la guerre, avec des menaces hybrides concernant le domaine cyber, l’économie, l’information, le politique ou le social. Toutefois, ces différentes tentatives de déstabilisation peuvent aboutir à des résultats paradoxaux : ainsi, l’arme énergétique (livraison de gaz et approvisionnement en électricité) maniée depuis des années par Moscou vis-à-vis de Chisinau a conduit à une diversification énergétique de la Moldavie. Chisinau est également en passe de sortir de la Communauté des États indépendants : en mai 2023, le président du Parlement Igor Grosu a annoncé son souhait de quitter l’Assemblée interparlementaire de cette institution.

Les systèmes politiques ont été mis à rude épreuve : en Géorgie, les autorités en place ont tenté, en vain, de faire passer en mars dernier une loi sur les « agents de l’étranger » qui aurait restreint les libertés publiques. La mobilisation populaire a eu raison de cette initiative du gouvernement. Le 10 mai 2023, la surprise est venue du fait que la Géorgie et la Russie ont repris leurs liaisons aériennes, à l’initiative de Moscou, et que les Géorgiens n’ont désormais plus besoin de visa pour se rendre en Russie.

Dans le même temps, la Moldavie est apparue plus critique vis-à-vis de la Russie : en février 2023, la présidente moldave Maia Sandu a dénoncé une tentative de coup d’État de la part de la Russie, sur la base d’informations envoyées par Volodymyr Zelensky. Elle a fait le choix de changer de Premier ministre, remplaçant le profil de réformiste de Natalia Gavrilița par le profil plus sécuritaire de Dorin Recean. Les tensions entre les deux pays sont croissantes, dans un contexte géopolitique et économique difficile.

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Les Moldaves sont majoritairement en faveur de l’intégration de leur pays à l’Union européenne. Ils l’ont fait savoir le 21 mai 2023 lors d’un défilé auquel participait la ministre de l’Intérieur Ana Revenco.

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Et demain ?

L’architecture de sécurité qui sortira de la guerre se fera-t-elle contre ou avec la Russie ? Cette interrogation constitue évidemment le grand défi des Européens pour les prochaines années. Comment réussir là où nous avons échoué en trente ans, à savoir réintégrer la Russie dans le concert des nations européennes ? La guerre en Ukraine de 2022 pose avec une acuité nouvelle cette question. Pour y répondre proprement, nous sommes face à deux inconnues de taille : nous ignorons la date de la fin de la guerre en Ukraine et la manière dont chaque acteur sortira du conflit. L’architecture de sécurité fluctuera grandement selon ces deux variables.

À ce stade, il est néanmoins permis d’imaginer des scénarios sur l’évolution du conflit et de ses conséquences. Celui de l’effondrement de l’Ukraine ne s’est pas réalisé, grâce au courage des soldats ukrainiens, appuyés par de larges livraisons d’armes. Celui du retrait pur et simple de la Russie du territoire ukrainien non plus : la Russie occupe toujours une part significative du pays, et a installé des systèmes de défense depuis. Reste à voir si la contre-offensive ukrainienne annoncée portera ses fruits, et pourra atteindre cet objectif de libération du territoire. Cela sera scruté avec intérêt, tant à Tbilissi qu’à Chisinau. La guerre pourrait être durable ou se terminer de la même façon que celle de Corée, sans qu’une paix soit réellement négociée.

Dans un livre récemment publié, l’historienne moldave Stella Ghervas, en faisant une histoire longue de la paix en Europe, montre combien il est nécessaire de donner une voix aux Européens sur les marges orientales et sud-orientales, dans la mesure où sans eux, la paix ne se fera jamais de manière durable1. En somme, la politique d’endiguement n’est donc qu’un moyen et non une fin en soi.

  1. Stella Ghervas, Conquering Peace : from the Enlightenment to the European Union, Cambridge, Harvard University Press, 2021.

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