Libres ensemble
Moi en mieux ? Non merci !
Lucie Barridez · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM
Mise en ligne le 17 avril 2023
L’injonction au dépassement de soi est aujourd’hui telle que les cas de burn-out et de dépression ne cessent d’augmenter. Pourtant, les techniques de développement personnel, censées nous assurer l’accès au bonheur et à la plénitude, sont de plus en plus nombreuses. Et si, plutôt que de faire partie de la solution, elles appartenaient en vérité au problème ?
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Coaching, bullet journal, miracle morning, méditation, les techniques ne manquent pas aujourd’hui pour apprendre à se réaliser et à maximiser tout son potentiel. C’est comme si chacun d’entre nous était porteur d’une force créatrice qu’il s’agirait de révéler et de perfectionner encore et encore. Mais surtout, nous vivons désormais avec la conviction que nous pouvons devenir celui ou celle que nous voulons être, pourvu que nous nous en donnions les moyens. Tout comme le self-made-man qui a réalisé ses rêves les plus fous, il nous semble que nous pouvons concrétiser les nôtres à condition de travailler sur nous-mêmes, sur la gestion de notre temps et sur nos relations avec autrui.
Si cette ouverture à tous les possibles peut être une source de grande joie, elle génère en même temps une bonne dose de stress, et c’est là tout le paradoxe. En effet, l’entière responsabilité de notre succès pèse sur nos frêles épaules. De fait, les cas de burn-out et de dépression se multiplient de manière fulgurante dans nos sociétés occidentales. En Belgique, selon l’INAMI, ceux-ci auraient augmenté de près de la moitié chez les travailleurs. Sans parler bien sûr de l’augmentation de ces troubles parmi les plus jeunes.
La faute au néolibéralisme
Les causes du burn-out sont multiples, mais, selon le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval, celles-ci sont à chercher dans la manière dont nous sommes tous façonnés par le néolibéralisme. Cette affirmation quelque peu farfelue nous incite tout à fait normalement à nous demander en quoi une doctrine économique et politique au nom pompeux influencerait notre état psychologique.
Pour le comprendre, il faut d’abord passer par une petite explication de ce que ces auteurs entendent par néolibéralisme. Il s’agit pour eux d’un « mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence »1. Ils mettent ainsi en avant l’idée selon laquelle, pour permettre la survie du système capitaliste, il a été indispensable de généraliser le principe de concurrence à l’ensemble des domaines humains et plus seulement à l’économie.
Cette généralisation pousse désormais chacun d’entre nous à se conduire comme une entreprise soumise à la concurrence. Ainsi, comme elle, nous sommes invités à investir en nous-mêmes et à accroître notre capital humain de façon à nous démarquer sur le marché. C’est une aubaine pour l’économie capitaliste, car les collaborateurs sont d’autant plus motivés à travailler lorsqu’ils sont mis en compétition les uns avec les autres.
Mais cela va plus loin, puisque l’idée de s’investir énormément dans son travail fait maintenant partie intégrante de la jouissance de l’individu, qui, entrepreneur de lui-même, travaille pour son propre compte, et c’est pour atteindre son bonheur personnel qu’il cherche toujours à être le meilleur.
Se dépasser, encore et toujours
Pour permettre à l’individu de devenir une véritable machine de guerre qui accomplit sans cesse ses performances, il faut l’armer d’un plan stratégique et de toute une batterie d’outils. Dans un langage philosophique, Pierre Dardot et Christian Laval nomment cela les « ascèses de la performance ». C’est-à-dire un ensemble de techniques par lesquelles l’individu est amené à vouloir sans cesse se dépasser.
Avant de maximiser son potentiel, il doit d’abord connaître ce qui, en lui, mérite un investissement. Il lui faut donc apprendre à s’introspecter afin d’identifier ses aspirations ainsi que les compétences dont il dispose pour les atteindre. Dans cette optique, les techniques de méditation et de pleine conscience sont alors de bons moyens pour découvrir sa vérité intérieure. Mais ensuite, l’individu doit veiller à transformer cette vérité en une vocation qui de préférence prendra la forme d’une carrière. C’est à cela que servent en partie les coachs professionnels qui nous aident à découvrir quel chemin de carrière nous pouvons emprunter pour réaliser notre plein potentiel et atteindre l’épanouissement. Ensuite, il revient entièrement à l’individu de tout faire pour optimiser son temps et ses activités afin d’entretenir son capital et de le faire grandir.
C’est là qu’interviennent les outils modernes de planification comme les bullet journals, ces carnets dans lesquels nous pouvons inscrire les différents objectifs que nous fixons pour notre prochaine journée ou même année, notre emploi du temps et ses points forts, ainsi que notre précieuse to-do list. Au-delà du simple agenda, cet outil est censé nous motiver à en faire toujours plus par le biais d’une forme de renforcement positif. Ainsi, chaque fois que nous cochons une case de notre to-do list ou que nous notons la raison de notre satisfaction à la fin de la journée, nous voilà déjà enclins à vouloir dépasser de nouveaux objectifs.
Pour permettre à l’individu de devenir une véritable machine de guerre, il faut l’armer d’un plan stratégique et de tout un arsenal d’outils.
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Un état d’insatisfaction permanent
À première vue, il n’y a évidemment rien de mauvais à vouloir se fixer des objectifs et à chercher à s’améliorer. Mais là où le bât blesse, c’est lorsque le dépassement de soi devient une fin en soi, c’est-à-dire lorsque nous ne nous contentons plus jamais de ce que nous avons accompli. Pour Christian Laval et Pierre Dardot, cette injonction au dépassement nous confronte toujours à une forme d’impuissance qui peut vite se révéler insoutenable. En effet, nous nous retrouvons avec une liste d’objectifs qui ne cesse de s’agrandir à mesure que nous les réalisons, puisque nous pouvons toujours faire plus. Mais, plus important encore, cette nouvelle façon de manager notre vie amplifie considérablement notre responsabilité à l’égard de nous-mêmes. Comme tout est possible, à condition de donner le meilleur de nous-mêmes, nous sommes d’autant plus coupables de ne pas réussir, étant donné les nombreuses méthodes existant pour optimiser notre potentiel. La dépression et le burn-out apparaissent alors comme des réponses inévitables face à ce « culte de la performance »2.
Imaginez, c’est comme si votre supérieur vous répétait que vous n’en faites jamais assez, que, cette fois encore, ce que vous avez produit n’est pas assez bon, que vous ne donnez pas entière satisfaction… sauf que là, c’est votre voix intérieure qui vous le dit sans cesse. Et pour couronner le tout, lorsque vous tombez effectivement en burn-out ou en dépression, ce sont ces mêmes techniques de développement personnel qui vous sont conseillées pour vous aider à vous en sortir. Même au trente-sixième dessous, vous devez donc à nouveau supporter le poids de votre mal-être pour vous reprendre en main.
L’oisiveté comme contre-conduite
Comment pouvons-nous faire alors pour nous débarrasser de cette injonction au dépassement de soi ? Renverser le néolibéralisme ? C’est ambitieux et peu efficace pour déjouer rapidement cette menace constante de la dépression. En revanche, nous pouvons individuellement laisser place à l’oisiveté. Ce concept, dont le philosophe Bertrand Russell fait l’éloge, nous invite à diminuer méthodiquement notre temps de travail afin de nous tourner vers des occupations de pur loisir3. Il s’agirait donc de se reconnecter à des activités qui nous font du bien et dans lesquelles nous ne réalisons aucun effort de performance, comme prendre le temps d’apprécier un bon livre, cuisiner avec un ami, apprendre la broderie et, pourquoi pas, faire du yoga !
L’important est que nous ne les pratiquions pas pour nous perfectionner, mais uniquement pour nous détendre, et ce, sans culpabiliser. Grâce à cette forme d’oisiveté bénéfique, selon Russell, « le bonheur et la joie de vivre prennent la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude ». Alors, une bonne fois pour toutes, cessons de culpabiliser lorsque nous ne sommes pas performants, renonçons à vouloir devenir la meilleure version de nous-mêmes et surtout, laissons l’oisiveté s’immiscer un peu plus dans notre quotidien !
- Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010, p. 6.
- Ibid., p. 446.
- Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, Paris, Allia, 2002.
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