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Marina Chafroff,
sans tête et sans reproches
Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste « Libres, ensemble »
Avec la rédaction
Mise en ligne le 15 février 2023
Il n’est jamais trop tard pour réparer une injustice mémorielle ! Grandes oubliées d’une histoire longtemps écrite par des hommes, les femmes restées dans l’ombre se rappellent aujourd’hui à notre mémoire grâce au travail de leurs congénères. L’écrivaine Myriam Leroy et l’historienne Chantal Kesteloot redonnent vie à une véritable héroïne, figure trop peu connue de la Résistance belge.
Photo © Amélie Dogot
La « femme sans tête » qui repose au cimetière d’Ixelles, une mère de famille d’origine russe, fut décapitée sur ordre d’Hitler en 1942 après s’être sacrifiée pour sauver soixante otages belges. Elle aurait pu marquer l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais elle est tombée dans l’oubli. Comment avez-vous rencontré Marina Chafroff ?
Myriam Leroy : La rencontre est le fruit du hasard, lors d’une balade dans l’enceinte du cimetière d’Ixelles avec une amie pendant le second confinement. Cela peut sembler un drôle de lieu de promenade, mais la police n’entrait pas à l’époque dans les cimetières, et donc on ne risquait pas d’être verbalisées parce que nous ne portions pas notre masque. Nous voulions parler de choses très importantes comme nos histoires de cœur, il nous fallait nous démasquer. Quelques secondes après mon entrée, mon regard a été attiré par ce qu’on appelle le « reposoir des martyrs de la Seconde Guerre mondiale ». Cela ressemblait à des dents de pierre dans une bouche de gazon, avec la haie qui faisait office de gencives. Les petites stèles identiques portaient des prénoms d’hommes morts par fusillade. C’était inscrit sous leurs noms : « Lucien, fusillé », « Maurice, fusillé », « Gaston, fusillé ». Et dans cet océan de fusillés, une seule femme décapitée : Marina Chafroff. J’ai pris une photo de la tombe. Rentrée chez moi, j’ai commencé à me renseigner sur son destin et je me suis dit qu’il était absolument incroyable qu’on n’en sache pas davantage.
Myriam Leroy, Le mystère de la femme sans tête, Paris, Éditions du Seuil, 2023, 288 pages.
Les Russes en savent un peu plus que nous ; ils ont un peu plus pris soin de la mémoire de Marina, mais les Belges, pratiquement pas. Elle n’avait alors pas de page Wikipédia en français à son nom, juste une page de blog en espagnol1. Je l’ai traduite et j’ai découvert la version officielle : Marina Chafroff, âgée de 33 ans, était la mère de deux petits garçons de 3 et 8 ans. Un jour, elle est sortie de chez elle, un couteau à la main, elle a marché jusqu’au mess des fonctionnaires allemands à Bruxelles et elle en a poignardé un avant de prendre la fuite. Les Allemands ont imposé des sanctions, notamment la fermeture des lieux de plaisir comme les débits de boisson, les théâtres et les cinémas, en attendant que le coupable se rende. Une semaine après, Marina Chafroff s’est rendue, tout en égratignant un autre Allemand au passage – parce que foutue pour foutue, autant rentabiliser ! Quelques semaines plus tard, elle a été décapitée à la hache à Cologne malgré des demandes de grâce qui avaient été introduites par sa mère, et même par la reine Élisabeth qui est intervenue en sa faveur. La jeune femme avait décidé que c’en était fini pour elle ici-bas et qu’il fallait qu’elle meure. Voilà le point de départ de l’histoire. Dans mon roman, j’ai voulu creuser les raisons de sa tombée dans l’oubli : 300 pages pour essayer de comprendre et exposer différentes hypothèses.
Marina Chafroff gît dans la pelouse d’honneur du Cimetière d’Ixelles au milieu d’hommes, pour la plupart fusillés pour faits de résistance.
© Amélie Dogot
Sait-on si son geste était un geste de désespoir ou d’espoir ? Avait-il une dimension politique ?
Myriam Leroy : Les hommes qui étaient jusqu’à il y a peu chargés d’écrire l’Histoire lui ont nié toute charge politique. Il existe de nombreuses versions. On a dit que c’était le fruit d’une pulsion suicidaire. On a dit aussi que c’était un crime passionnel. On a même dit, dans une autre version, que ce n’est pas elle, mais sans doute son mari, qui a poignardé le premier nazi. Quoi qu’il en soit, c’est quand même elle qui s’est rendue. Qu’il résulte d’une pulsion suicidaire, d’un crime passionnel ou non, ce geste-là est profondément politique.
La description de l’histoire de cette femme jusqu’à sa fin tragique est-elle fondée sur votre analyse documentée ou s’agit-il du fruit de votre imagination ?
Myriam Leroy : Un peu des deux. J’ai bâti Marina sur la base de mes propres mesures – pas physiques parce qu’elle ne me ressemblait pas du tout –; je lui ai prêté mes affects et mes révoltes. J’ai essayé de tisser des liens et de jeter des ponts entre 1942 et 2022 car je pense qu’il y a plein de points communs, plus que ce que l’on imagine en fait, entre les femmes de toutes les époques. Notamment le fait que l’on soit toutes maltraitées parce que nous sommes des femmes. Marina, dans la Belgique des années 1940, était maltraitée par la société en général. Je pense que c’était une femme ordinaire, devenue une héroïne un peu par la force des choses et par la force de l’accumulation. C’est mon hypothèse. Ce que je sais d’elle, c’est ce que m’en a dit l’un de ses fils toujours en vie. J’ai également lu les lettres qu’elle a écrites à ses enfants, à son mari, à sa mère, des descriptions qu’on faisait d’elle. L’aumônier qui l’a accompagnée jusqu’à l’orée de la mort a beaucoup parlé d’elle, tout comme sa mère. À partir de là, je me suis fait ma propre idée.
Au temps où la Résistance tolérait tout juste les femmes, Marina Chafroff apparaît comme une héroïne solitaire. Les recherches n’ont abouti sur aucun élément attestant son appartenance à un réseau. En tant qu’historienne, est-ce que vous connaissiez cette femme ?
Chantal Kesteloot : Effectivement, j’en avais entendu parler. D’abord par l’historien José Gotovitch qui l’a évoquée dans sa thèse et ensuite dans le cadre du projet de plateforme virtuelle entièrement consacrée à la Belgique durant la Seconde Guerre mondiale, BelgiumWWII2. À quelques semaines de la Journée internationale des droits des femmes 2022, nous voulions rendre hommage à des femmes et j’ai mis en exergue une série de résistantes. J’en cherchais une qui avait quelque chose de particulier et mon choix s’est porté sur la première femme décapitée venant de Belgique. C’est de cette manière que j’ai poursuivi les recherches sur Marina Charroff. Je confirme qu’on ne sait pas grand-chose sur elle. Elle n’appartient pas à un mouvement et cela explique aussi une partie du silence, évidemment : aucun groupe, après la guerre, n’a porté sa mémoire. Son corps a été rapatrié en 1947, donc, ce qui est tardif. Elle gît dans la pelouse d’honneur du cimetière d’Ixelles.
Morte et enterrée, Marina Chafroff n’a plus fait parler d’elle pendant des décennies. Inhérent au devoir de mémoire, le devoir d’histoire nourrit celles et ceux qui la sorte de l’oubli.
© Archives de l’État
Comment expliquer que les femmes soient reléguées à l’arrière-plan ?
Chantal Kesteloot : Les femmes résistantes sont grosso modo des oubliées, même si elles ne sont pas complètement absentes ; on estime environ à 20 % la proportion des femmes en résistance. Il faut se rappeler aussi les mécanismes et les codes de l’époque. Les séries de statuts de reconnaissance vont privilégier la résistance armée, sans doute celle où les femmes se sont le moins distinguées. Elles se sont plus démarquées dans la résistance civile ou dans la presse clandestine. Elles ont été invisibilisées alors que l’on sait aujourd’hui que leur engagement était bel et bien réel. Il faut aller au-delà des évidences, au-delà des sources classiques auxquelles on a eu accès. Et donc effectivement, on se trouve face au besoin de travailler de manière alternative. C’est ce qu’a fait Myriam Leroy, avec de nombreuses sources puisqu’elle a effectué un véritable travail d’investigation. Elle est trop modeste en disant qu’elle a brodé parce qu’il y a trop de vide. Au contraire, elle a rempli beaucoup de cases en exhumant une série de documents de façon non conventionnelle. Je crois qu’aujourd’hui, de plus en plus, on essaie de travailler autrement pour tenter de retrouver ces femmes qui sont tombées dans l’oubli. Et je dirais que c’est d’autant plus fou qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale, on a beaucoup héroïsé. On pense toutes et tous à Gabrielle Petit, à Edith Cavell… Ce sont des héroïnes qui ont forgé les mentalités. De la Seconde Guerre mondiale, aucune figure héroïque ne ressort, pas même masculine. Notre réflexion sur l’histoire de la résistance des femmes est vraie à plus forte raison qu’on n’a pas non plus de Jean Moulin à la belge. Les figures issues de la collaboration sont célèbres : tout le monde connaît Léon Degrelle, mais qui connaît Walthère Dewé qui dirigea pourtant deux grands réseaux de renseignements clandestins au cours des deux guerres mondiales ? L’invisibilité de l’histoire de la résistance est d’autant plus forte quand on s’intéresse à des catégories marginales, qu’il s’agisse de femmes ou d’étrangers.
- Ramón Puig de la Bellacasa Alberola, « Marina Chafroff, una mujer que se indignó en la Europa de hace 70 años », 31 janvier 2012.
- Chantal Ketseloot, « Chafroff Marina », Plateforme BelgiumWWII, 6 mars 2022.
Le mystère de la femme sans tête : ces résistantes oubliées de l’Histoire
Libres, ensemble · 14 janvier 2023
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