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Marcel, ce grand
cachottier

Cinq questions à Jessica Gazon et Thibaut Nève

Propos recueillis par Amélie Dogot · Secrétaire de rédaction

Mise en ligne le 26 septembre 2022

C’est en jouant audacieusement sur l’humour et l’effet de surprise que la compagnie Gazon-Nève nous emmène faire un tour du côté de chez Proust, dans le salon du narrateur de À la recherche du temps perdu et d’Albertine, La Prisonnière. Un bon prétexte pour s’évader en déconstruisant les rapports de genre et de domination, et bousculer un public médusé au passage. Petite interview sur des œufs afin de ne pas révéler un coup de théâtre en bonne et due forme.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous attaquer au monument Marcel Proust ?

Jessica Gazon : Marcel, c’est le prétexte, et il y a aussi la ligne du mensonge et la ligne autofictionnelle. C’est un travail d’équilibriste d’en parler sans spoiler !

Thibaut Nève : Si l’on se met à l’endroit de mon personnage, Thibaut se souvient de Marcel Proust de par ses études. Dans sa mémoire, c’est le premier auteur à avoir joué avec les questions d’identité, de genre, de désir, de travestissement, tout en étant un très grand auteur.

J. G. : C’est ce que l’on raconte dans la pièce, mais en réalité, nous n’avions pas envie de faire un spectacle sur Marcel Proust. Nous cherchions le prétexte parfait et « immontable » pour pouvoir raconter ce que nous avions envie de dire. Proust un des pionniers de l’autofiction, que nous affectionnons particulièrement au sein de la compagnie. Son rapport au genre et à l’orientation sexuelle, sa manière de transposer certains personnages de sa vie au féminin ou au masculin selon ce qu’il avait envie de dévoiler a constitué pour nous une porte d’entrée parfaite.

Marcel de Jessica Gazon, Thibaut Nève et Morena Prats

> 15.10.22 au Théâtre de la Toison d’or (Ixelles)

Jouer avec vos personnages, votre rôle de comédien. ne et votre propre identité de genre s’est imposé à quel moment de la construction du spectacle ?

Th. N. : En pratiquant l’autofiction, on est parti du principe que Thibaut Nève et Jessica Gazon sont à la fois des êtres et des personnages sur un plateau. Cet écart de fiction nous permet de dire beaucoup de choses du réel, mais en étant protégé par la fiction. Quand j’interprète Thibaut Nève qui a un avis sur l’argent, sur le pouvoir, je suis bien content de ne pas être ce Thibaut Nève-là. On ne pratique pas toujours l’autofiction de façon aussi frontale. Dans cette pièce, le côté « théâtre dans le théâtre » nous permet de parler de notre métier, de nos pratiques et de ce que nous sommes, tout en étant protégés par le voile de la fiction qui permet de dire plus fort encore des choses qu’on dit tout bas.

J. G. : On triche avec nous-mêmes, et il est évident que l’on doit tordre la réalité pour que ce soit possible d’en faire du théâtre. Je suis certainement plus proche de ce que je suis dans la vie à la fin du spectacle qu’au début. De par notre naissance, on est respectivement assignés homme et femme, Thibaut et moi. On ne se situe cependant pas dans une guerre des sexes, avec les femmes d’un côté et les hommes de l’autre, mais plutôt dans l’affrontement de systèmes de pensée. Certains hommes ont beaucoup plus d’affinités avec mon point de vue au plateau, alors que certaines femmes peuvent être en empathie avec le personnage de Thibaut ou se retrouver dans ses propos. Il y a souvent une confusion entre genre et système de pensée. On peut tou.te.s participer potentiellement au maintien du discours dominant car nous appartenons tou.te.s à une société qui a internalisé la misogynie, l’homophobie, le racisme… Ce sont des biais qui nous échappent et qu’il est primordial d’interroger.

C’est en s’inspirant d’un homme de son entourage que Marcel Proust a créé le personnage d’Albertine.

© Lou Verschueren

On a fait un peu de chemin depuis #MeToo mais pourquoi est-ce encore si nécessaire aujourd’hui de faire entendre la voix des femmes et déconstruire les préjugés ?

G. : Jessica lève la voix, mais pas seulement la sienne ou celle des femmes ; elle porte aussi celle des invisibilisé. e. s. Et cette parole-là, elle doit encore être criée très fort. On en parle beaucoup, mais peu d’actions concrètes découlent de ces voix. On va encore devoir parler beaucoup pour faire bouger les lignes. Avec ce spectacle, on est dans un processus de « déprise » en accéléré. C’est intéressant de montrer une femme en situation de déprise dans une relation toxique, mais on peut transposer cela de façon plus ouverte.

Th. N. : Le fait que l’on continue à en parler naît de la rencontre entre un public, la société et le spectacle. Quand on l’a créé, on n’avait pas imaginé l’écho qu’il allait avoir. Marcel dit apparemment ce que le public a envie d’entendre. Nous, dramaturges, comédien. ne. s, sommes traversés par des choses, on crée une œuvre et tout à coup, cette œuvre rencontre un certain public. Paradoxalement, l’œuvre dit des choses qui ne sont pas spécialement agréables à entendre, mais qu’il faut entendre. Pour Jessica et moi, c’est assez formidable. On est un peu dépassés nous-mêmes par la fonction que le spectacle est en train d’épouser auprès du public. C’est réjouissant.

G. : Les réactions sont extrêmement plurielles. Il n’y a pas deux retours identiques après le spectacle. Tout le monde a une idée du spectacle.

 

Qu’est-ce que les spectatrices et spectateurs viennent justement vous dire à la sortie ?

J. G. : Peu importe leur genre ou leur âge, les réactions sont très vives car le spectacle pose question à tout le monde à des endroits différents. Nous avons opéré des choix, des partis-pris et des options radicales, et selon les points de vue situés de chacun et chacune, nous entendons tout et son contraire après le spectacle. On est heureux d’être parvenu à créer quelque chose d’assez ouvert, où chacun peut s’investir.

Th. N. : Les gens rentrent d’abord par la forme plutôt que par le fond, ils parlent de ce qui les a surpris, étonnés, pour ensuite en venir au fond. De par nos pratiques, Jessica et moi avons toujours aimé réfléchir aux limites de la représentation : quand commence le théâtre, quand s’arrête-t-il ? Mettre du théâtre dans la vie permet de dire certaines choses. On commence sur la forme et on arrive sur le fond de façon détournée mais fondamentale.

 

Vous dites que tout le monde est touché à son endroit, mais pourquoi est-ce qu’un homme comme Thibaut reste pantois, étonné, par rapport au discours de déprise ?

Th. N. : Le personnage de Jessica l’explique très bien : il ne s’agit pas seulement d’entendre, mais de vouloir écouter. C’est le trajet de mon personnage, il entend, il essaie de comprendre mais il doit pouvoir se taire et écouter. Au-delà de la question du rapport homme-femme, quand une personne sort d’un endroit d’assignation, il a besoin de reconstituer du discours. Et cela passe par un long moment de silence chez celui qui écoute, c’est un moment précieux. Et heureusement, au théâtre, on peut encore s’autoriser cela : prendre le temps de déplier une pensée.

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