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« L’inhabitabilité de la Terre n’existe pas ! »

Pierre Ozer · Professeur à l’Université de Liège1

Mise en ligne le 1er décembre 2023

Ce n’est plus un secret : de nombreuses parties du globe deviennent invivables – et donc inhabitables. Aux Maldives, le projet de recherche international CHILDRN2, vise à renforcer les capacités d’enseignement et de recherche sur le changement climatique dans l’archipel en s’efforçant de donner aux autochtones les moyens de s’attaquer au problème urgent du changement climatique dans les domaines de la diplomatie climatique, du leadership et de la résilience.

Photo © Shutterstock

Déficits pluviométriques récurrents, inondations répétées, pluies extrêmes, vents violents, températures insoutenables (souvent liées à un taux d’humidité redoutable), tempêtes et cyclones, incendies répétitifs, érosion ravinante, dégradation des terres, désertification, érosion des littoraux, etc. Tous ces processus climatiques – bien souvent combinés – dont la fréquence et la magnitude ne cessent de s’intensifier, entraînent des déplacements accrus de populations, parfois massifs, sur des périodes courtes. Ils provoquent également de facto une dégradation des conditions de vie des habitants concernés et créent des tensions qui peuvent – de plus en plus fréquemment – aboutir à des conflits. 

Un paradis déchu

Aux Maldives, les cocotiers, les poissons colorés comme dans Nemo, les récifs coralliens et les plages de sable blanc font rêver les jeunes mariés. Mais si les magnifiques photographies instagrammables exhibées en masse par les touristes sur les réseaux sociaux sont abusives, les témoignages poignants des étudiants et collègues maldiviens racontent une tout autre histoire. Fathimath, 20 ans : « Enfant, je me baignais sur une plage de sable blanc. Maintenant, je n’y ai plus accès ; une digue de protection en béton ou faite de gros blocs nous sépare de la mer et la plage n’existe plus. » Quant à Shadiyah, 39 ans, elle s’inquiète à juste titre : « L’élévation du niveau de la mer et les modifications pluviométriques font en sorte que nos nappes aquifères sont contaminées par les eaux salines. Certains arbres fruitiers meurent sur pied et l’agriculture devient simplement impossible. Nous devenons totalement dépendants des importations pour notre alimentation et en cas de problème – climatique ou autre – en Inde ou au Sri Lanka, nos principaux fournisseurs, nous serions en grande difficulté. En fait, notre sécurité alimentaire ne tient qu’à un fil. » Par ailleurs, comme en témoigne un professeur de l’Université nationale des Maldives à dix ans de la retraite, « les vagues de chaleur ont largement contribué au blanchissement (entendez “à la mortalité”) des coraux. Au cours des vingt dernières années, plus de 90 % des coraux dans les récifs peu profonds sont morts. Cela, combiné à la disparition progressive des mangroves, provoque un effondrement des ressources halieutiques et nous met – dans ce cas aussi – en grave difficulté par rapport à la disponibilité des produits de la mer. J’ai pu voir de mes yeux ces changements radicaux à l’échelle de ma propre vie ». 

Un vacancier arrivé par avion (pour six nuitées en moyenne) dégage pour son séjour autant de CO2 qu’un Maldivien sur une année… 

© Blue Orange Studio/Shutterstock 

Éco-anxiété au quotidien

Quelles que soient les personnes avec lesquelles nous parlons aux Maldives, le premier sentiment qu’elles expriment est l’anxiété. Anxiété par rapport au moment où elles devront quitter définitivement leur atoll (car elles ne se demandent pas si elles devront le quitter, mais quand). Anxiété par rapport aux changements inéluctables si rapides. Anxiété aussi par rapport à la disparition des traditions culturelles engendrée par le fait de quitter la terre léguée par ses ancêtres, de perdre son dialecte, de s’éloigner inexorablement de ses traditions culinaires. Anxiété finalement de voir sa nation engloutie par l’océan à cause du changement climatique alors que les moins de 400 000 Maldiviens rejettent à peine 0,004 % des émissions globales. Souvent, lors des négociations internationales sur le climat, les Maldiviens se sentent de fait écoutés, mais pas entendus. Comment leur donner tort ? Tout mettre en œuvre pour ne pas aller au-delà d’un réchauffement de +1,5 °C d’ici à 2100 par rapport à l’époque préindustrielle, c’est ce qui avait été décidé collectivement dans l’Accord de Paris sur le climat lors de la COP21 en 2015. Si cette limite a été déterminée, c’est notamment dans l’objectif d’éviter que les petits États insulaires ne disparaissent. Or, ce +1,5 °C devrait être dépassé dans les dix ans qui viennent… selon le meilleur des scénarios. 

Fils de cordonnier

Notons que, comme les cordonniers, les Maldiviens sont « les plus mal chaussés », puisque le premier employeur du pays n’est autre que le secteur touristique. Or, un vacancier arrivé par avion (pour une période de six nuitées en moyenne) dégage pour son séjour autant de CO2 qu’un Maldivien sur une année… Et comme en 2023, le nombre de touristes devrait avoisiner les deux millions (un doublement en une décennie), les seules allées et venues de ces personnes représentent donc près de cinq fois les émissions de CO2 de l’entièreté des Maldives. Et cela ne semble pas vouloir s’arrêter là : les autorités maldiviennes – conseillées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale – tablent sur une exploitation accrue du potentiel touristique du pays, qui passera d’ici 2025 par un projet d’expansion de l’aéroport international de Malé, dont la capacité sera alors portée à trois millions d’entrées, et par une augmentation des lieux d’hébergement de 50 %, notamment grâce à l’ouverture de nouveaux resorts totalement artificiels, sur des îles fabriquées de toutes pièces mises à disposition en leasing, en plus des 170 existants. 

Le drame est là. Les Maldives sont dans une impasse, localement et internationalement. Résorber à court terme le retard de développement du pays, réduire drastiquement l’insoutenabilité de la dette publique et s’adapter aux contraintes du changement climatique, cela passe par le tourisme international. Or ce tourisme accélère leur immersion à moyen et à long terme. Et les soutiens financiers manquent : il faudrait plus de huit milliards d’euros pour protéger les îles habitées des Maldives, mais – de 2014 à 2019 – 40 millions d’euros seulement ont été investis pour les préserver… À ce rythme, deux siècles seront nécessaires pour sauvegarder les 188 îles habitées du pays, dont 80 % ne dépassent pas un mètre d’altitude. Et nombreuses seront les personnes contraintes de partir. Notons au passage qu’elles sont déjà nombreuses à devoir se déplacer et à être parquées dans des tours de vingt-quatre étages sur la nouvelle île artificielle surélevée (deux mètres au-dessus du niveau actuel de la mer) de Hulhumalé. En quelques années seulement, de nombreux Maldiviens sont donc passés d’un quotidien « horizontal » au plus près du sable insulaire à une vie « verticale » forcée dans un environnement fait de béton. 

La carte postale idyllique des Maldives cache une autre histoire : celle de la montée des eaux qui menace la vie des populations locales. 

© Kevin Wood/Shutterstock 

Un nouveau président dans le déni

C’est dans ce contexte que le futur président des Maldives nouvellement élu, M. Mohamed Muizzu, a déclaré le 16 octobre 2023 – lors de la première interview qu’il a accordée à la presse internationale après sa victoire électorale – qu’« il ne croyait pas que les îles des Maldives pourraient être submergées en raison de l’élévation du niveau de la mer causée par le changement climatique », ajoutant que « ces prédictions et préoccupations concernant l’avenir des Maldives en raison du changement climatique sont formulées depuis des décennies » et que « la gravité de la situation n’est peut-être pas aussi importante qu’on le laisse entendre ». Il a conclu en réaffirmant son « engagement en faveur de la construction de nouvelles îles touristiques ». 

Pendant ce temps, les émissions de CO2 de l’aéroport de Liège ont été multipliées par deux en trois ans après l’arrivée d’Alibaba ; une croissance qui annule la totalité des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre entrepris par toute la Wallonie sur la même période. Pendant ce temps, le Premier ministre belge Alexander De Croo appelle à une « pause environnementale ». Pendant ce temps, la Fédération internationale de football association (FIFA) annonce que la Coupe du monde de 2030 sera organisée sur trois continents. Pendant ce temps, les victimes des conséquences du changement climatique et de l’effondrement environnemental meurent dans leurs déplacements forcés et les murs se dressent entre les nations. Pendant ce temps, les émissions de gaz à effet de serre ne cessent d’augmenter et nous orientent vers un climat intenable : +3 °C dans le meilleur des cas en 2100 et l’éventualité d’atteindre un réchauffement global de +6 °C si nous nous complaisons dans la compétition et l’immédiateté. 

La vie est faite de choix. Certains sont pris librement et en connaissance de cause, d’autres sont des exercices imposés. Ainsi avons-nous dénombré 1 500 morts sur notre territoire lors d’une vague de chaleur inédite en août 2020 et plus récemment, en 2021 en région liégeoise, pleuré d’autres disparitions pour les mêmes raisons un 14 juillet.

Cris d’alarme scientifique

Quant à mes nombreux collègues et à moi, nous allons continuer inlassablement nos recherches sur l’(in)habitabilité de la Terre, sur l’adaptation au changement climatique et l’accompagnement des processus migratoires inéluctables du fait de ces basculements environnementaux pourtant évitables. Car, jusqu’à présent, rien ne nous donne tort, bien au contraire. Et au fil de nos recherches, congrès et publications, nous devons bien admettre que nous connaissons l’issue fatale vers laquelle – collectivement – nous allons, que nous y allons de plus en plus vite, souvent dans une certaine bonne humeur et avec une bonne dose de confiance dans les solutions technologiques (sources d’inégalités) déconnectées malheureusement du temps long, de son caractère holistique et encore plus systémique. Ces décisions en silo mèneront à des dysfonctionnements (ou effondrements) en silo. Et il est hautement probable qu’un silo en entraînera un autre dans sa chute, puis un autre… Et comme tout est interconnecté, les silos basculeront tant aux Maldives qu’en Belgique ou ailleurs.  Nous allons également continuer à communiquer au plus grand nombre les résultats de nos investigations, mais serons-nous mieux entendus que les Maldives ? 

  1. Pierre Ozer est coordinateur du master de spécialisation en gestion des risques et catastrophes à l’ère de l’anthropocène et participe au projet européen (Erasmus+) CHILDRN. 
  2. Abréviation de Climate change diplomacy, leadership and resilience. 

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