Libres, ensemble
Libertés
en temps de crise
Benoît Van der Meerschen · Secrétaire général
Mise en ligne le 14 février 2022
Les mois écoulés, avec leurs lots de surprises, nous ramènent à l’essentiel : notre existence et ses conditions. Pour le Centre d’Action Laïque, la santé et le bien-être de chacun sur le territoire de la Belgique doivent être une priorité d’un gouvernement fédéral. Les États démocratiques ont évidemment le devoir d’assurer la sécurité de leur population. Cependant, qu’ils soient le produit de petites victoires ou de grandes révolutions, les droits fondamentaux demeurent fragiles.
Photo : © Shutterstock
Ces dernières années, avec les nécessaires luttes contre le terrorisme et la pandémie, les droits fondamentaux ont clairement été mis à l’épreuve, suscitant en arrière-fond cette question lancinante : les droits et libertés fondamentaux peuvent-ils être sacrifiés au nom de la lutte contre tel ou tel danger ? De l’état d’urgence terroriste post-attentat de Bruxelles à l’état d’urgence sanitaire, un point commun se dégage pourtant très vite : nous faisons face à des concepts flous. Et à partir de là, beaucoup est permis. Or, pour le Centre d’Action Laïque, c’est précisément dans ces moments d’inquiétude, sécuritaire ou sanitaire, qu’il convient de veiller scrupuleusement à l’application, au respect et à la préservation des libertés civiles et politiques. Certes, l’impérieuse nécessité de lutte peut justifier des mesures réduisant certaines libertés. Tous les instruments internationaux protégeant les droits humains le prévoient toujours expressément. Toutefois, dans un État de droit, les ingérences dans les libertés fondamentales doivent rester des exceptions et s’interpréter de façon restrictive. Il faut éviter que nombre des mesures adoptées récemment au nom des luttes précitées le soient de manière pérenne et qu’elles s’inscrivent, en quelque sorte, dans une forme de normalisation de la relativisation des droits humains.
Le danger de déséquilibrer l’État de droit
Le propre du terrorisme comme de la pandémie est de rendre le monde incertain et de provoquer le doute sur les personnes et les objets. Plus aucun espace n’est sécurisé. L’État devant se battre contre quelque chose qui n’a pas de forme, il peut alors être tenté de baisser son propre formalisme : l’attentat comme le virus réunissent une communauté d’effroi qui génère une demande de pouvoir plus absolu, à la hauteur de l’événement. De même, le lexique de la guerre vient presque immédiatement à la bouche des politiques comme des observateurs. Cette guerre lexicale n’est pas sans conséquence : on bascule dans un droit d’exception où on peut se détacher du bénéfice des droits traditionnellement ouverts devant les cours et tribunaux.
Très vite, on voit alors poindre la critique : la lenteur des processus représentatifs et judiciaires serait rédhibitoire en période de guerre, qui nécessite par essence une action rapide et décisive de l’exécutif. En bref, la fin justifie les moyens. Or, sans disséquer tout ce qui nous a été imposé avec son lot d’incohérences et protocoles différents, concrètement, toutes les dictatures dans le monde rêveraient des innombrables entorses aux droits fondamentaux que nous avons dû subir1… Mais, traduit sur un plan politique, cela signifie qu’il faudrait laisser le gouvernement réagir dans l’instant, prendre des décisions dans l’urgence en imaginant qu’il sera toujours possible de rectifier le tir en fonction des résultats obtenus et de la réalité du péril.
La conséquence capitale d’une telle représentation est qu’elle ne place plus le principe de la liberté en priorité absolue. Celle-ci n’est plus la valeur cardinale à laquelle l’ensemble des réflexions et des actions doivent conduire et la défense de la sécurité, qui n’est pourtant à la base qu’un moyen, se voit dotée de la même portée, celle du renforcement du bien-être commun. La terreur réussit par là à inverser la demande politique, qui n’est plus de liberté mais de protection. Or, « dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre », pour reprendre les mots de Marie Curie.
Des remparts fragiles
L’institution parlementaire2 a sans conteste été mise de côté dès l’apparition de la pandémie de Covid-19. Ce peu de considération pour le Parlement n’est malheureusement pas neuf. Mais ici, encore plus que d’habitude, il a été réduit à une chambre d’enregistrement. Or, vu les nombreuses restrictions aux droits fondamentaux entraînées par la lutte contre la pandémie, le rôle de contrôle du Parlement sur l’action du pouvoir exécutif est plus que jamais essentiel. De même, au moment où des droits humains sont en quelque sorte « mis entre parenthèses », le principe de légalité, tel que consacré par les textes internationaux protégeant les droits humains et la Constitution belge, implique non seulement que les règles soient claires et précises, mais aussi adoptées par le pouvoir législatif. Enfin, la prolifération de la pandémie et des discours sur cette crise rend souvent inaudible toute analyse nuancée. Dès lors, le Parlement, lieu emblématique de la citoyenneté, doit également permettre tant le débat et la complexité que la transparence sur les mesures adoptées. Aujourd’hui plus que jamais, il est urgent de réhabiliter le rôle et les missions du Parlement.
Avec les restrictions sanitaires, les citoyen.n.es aspirent au retour des libertés d’avant la pandémie.
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Vu cette inertie du Parlement, c’est devant les juges que les débats ont souvent été portés (tendance au changement d’arène, de l’enceinte parlementaire aux prétoires, que le CAL observe régulièrement ces derniers temps3). À l’analyse cependant, force est de constater qu’à de rares exceptions près4, les décisions juridictionnelles ont été fort timorées, avalisant quasi tout le temps les décisions gouvernementales (le procureur de Liège n’a-t-il pas d’ailleurs affirmé penser que « le ministère public doit participer à cette politique de santé publique qui est notamment d’éviter l’encombrement des hôpitaux » ?). La justice étant humaine, peut-être a-t-elle également été le reflet d’une population qui, elle aussi, aura fait preuve d’une stupéfiante apathie face à tout ce qui lui a été imposé. Partout sur la planète, face aux restrictions, sanctions et privations imposées, « le peuple a été d’une docilité de caniche que l’on mène au vétérinaire »5, et ce, pas uniquement en raison de la peur du gendarme.
Mais le pire constat de ces derniers mois réside surtout dans cette impossibilité de plus en plus dérangeante de trouver ou créer des lieux de débat raisonnable (adjectif utilisé ici en pensant à des débats fondés sur la raison).
Conclure : danger ?
Cette surenchère sécuritaire comme priorité politique sonne quelque part comme un aveu d’échec démocratique. À chaque période d’insécurité, la tentation est forte de mettre les droits entre parenthèses dans l’espoir d’une plus grande efficacité. Or le système des droits n’a pas été fait seulement pour les temps calmes, mais pour tous les temps. Dans un contexte aussi foutraque, la laïcité, notre laïcité, a un rôle bien spécifique à jouer : penser à l’intérêt général et alerter sur les menaces des horizons proches comme lointains. Ce qui demeure trop souvent inaudible dans un monde obsédé par l’instant.
« Les méthodes fascistes sont toujours précédées par un ensemble de renoncements à certaines dimensions fondamentales de la démocratie libérale : la marginalisation des arènes parlementaires, le recours à des méthodes de plus en plus autoritaires… »6 Les avertissements répétés du président du Comité de contrôle des services de renseignements sur le danger d’une extrême droite organisée dans notre pays démontrent qu’il ne s’agit pas d’un fantasme mais bien d’une réalité déjà à notre porte.
Dès lors, procéder à l’évaluation des législations qui touchent aux libertés publiques avant d’en créer de nouvelles à la suite d’un événement particulier, quel qu’il soit, doit devenir une obligation. Il convient en effet de ne légiférer dans pareille matière que si la législation existante ne permet pas efficacement de répondre au but. De même, lorsque l’on évoque le thème des libertés publiques, le rôle des pouvoirs publics doit être plus que jamais réhabilité. Il convient de réserver les fonctions de protection au secteur public, présentant davantage de garanties de formation, de déontologie et de défense de l’intérêt général que le secteur privé. Il est urgent de reprendre nos outils. Car, comme l’écrit un des anciens administrateurs du Centre d’Action Laïque, Jean-Pol Baras, « on peut renoncer au meilleur des mondes mais pas au monde meilleur ».
- Et certains ont plus trinqué que d’autres avec comme mesure phare un confinement à la tonalité très sélective, fait sur mesure pour ceux qui ont le moyen de télétravailler. Sélection sociale qui révèle en creux que le cœur du fonctionnement de notre vie en société est en réalité assuré par les personnes les moins payées, que le gouvernement a fait le choix de laisser s’exposer à un risque de contamination.
- Pas tous ses membres évidemment.
- Pensons aux récentes décisions de juridictions bruxelloises en matière de port de signes convictionnels.
- À l’exception d’un recours d’intégristes religieux à Anvers qui avaient ainsi réussi à faire vaciller les jauges réduites du gouvernement au Conseil d’État (avant une compagnie théâtrale tout récemment), seule une décision en référé du tribunal de première instance (rendue le même jour, intéressant symbole, que la première répression musclée opérée lors d’une manifestation au bois de la Cambre !) aura réellement secoué le cocotier sur recours de la Ligue des droits humains.
- « La démocratie, grande perdante de la gestion de crise ? » émission Libres, ensemble avec Nicolas Thirion, 8 janvier 2022.
- Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, Paris, Textuel, 2021.
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