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Libertés en Mauritanie : sous caution

Vinciane Colson · Journaliste « Libres, ensemble »

et Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 13 avril 2023

Condamné à mort en 2014 pour blasphème, aujourd’hui réfugié en France, le blogueur mauritanien Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir dénonçait l’instrumentalisation de la religion pour légitimer les discriminations envers la caste des forgerons dont il est issu. Après six ans en cellule d’isolement, il a fui son pays et s’étonne du peu d’intérêt de la communauté internationale concernant le bafouement des droits fondamentaux dans la région du Sahel. Cyniquement, il espère que la réserve de gaz découverte dans le pays braquera les projecteurs sur les atteintes aux libertés en Mauritanie et au Sahel.

Photo © Shutterstock

Pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a valu cette condamnation à mort pour apostasie1 ?

L’origine de cette condamnation pour blasphème et apostasie fait suite à un article que j’ai écrit fin 2013 sur l’esclavage en Mauritanie, les liens avec la religion, l’absence de laïcité et l’injustice sociale en général. J’ai expliqué que, vu l’absence de laïcité, les pratiques religieuses en Mauritanie sont injustes, basées sur des principes qui découlent directement du Coran et des hadith du prophète. Après cet article, j’ai reçu un appel de la gendarmerie nationale me disant : « On a une attestation d’arrêt contre toi. » C’était mon dernier jour de liberté en Mauritanie.

Vous attendiez-vous à cela quand vous avez écrit votre article ?

Je ne pensais pas que ça entraînerait une condamnation à mort et une manifestation rassemblant des millions de personnes dans les rues. Je me disais que ça pourrait faire bouger un peu la situation mais pas que ça partirait sur une longue histoire comme ça.

Une fois que vous avez écrit l’article, effectivement, vous avez été emprisonné. Et là, outre le procès, c’est la population qui s’est soulevée contre votre texte.

Oui, c’est ça. Ce qui m’a choqué, c’est que les manifestations ne provenaient pas du peuple. Non, c’étaient des manifestations très organisées à différents niveaux. Par exemple, des barreaux d’avocats sont sortis manifester avec leur tenue officielle. Pourquoi ? Pour demander la condamnation à mort. La Commission nationale des droits de l’homme de Mauritanie a publié un article pour réclamer l’exécution de la condamnation à mort. C’est quelque chose qui m’a encore choqué. Que certaines personnes sortent en rue pour une manifestation, c’est quelque chose que je pouvais attendre, mais pas à ce niveau-là.

Comment se sont déroulés votre procès et la condamnation qui a donc suivi ?

Il y a en fait eu quatre procès en l’espace de six ans. Pour le premier, j’étais seul, sans avocat. La salle de procès, c’était un théâtre rempli par 600 personnes. Toutes ces personnes étaient contre moi. Je n’avais pas d’avocat, car le barreau avait publié un article indiquant que si un avocat prenait en main le dossier, il serait exclu du barreau. Je ne trouve pas les mots pour qualifier ce procès-là. C’étaient des jours de torture psychologique. Même le juge, avant de prononcer le verdict, m’a dit plusieurs fois : « Tu es un criminel ! » Si un juge commence par ça, on voit tout de suite où ça va aboutir. Ça, c’était le premier procès. Le deuxième n’était pas très différent du premier. La seule chose, c’est que j’avais pu trouver des avocats en Tunisie, qui sont venus en Mauritanie pour me défendre. Mais le climat général du procès était le même. Rien n’a changé, à l’exception de la présence des avocats. Et à la fin de la journée, le juge a confirmé la condamnation. Je suis entré à la prison à ce moment-là. Même chose pour le troisième procès à la Cour suprême en 2017. Au quatrième procès, on a trouvé une solution à la suite de la pression internationale. J’étais dans des conditions terribles après six ans d’isolation absolue.

Condamné à mort en 2014 pour blasphème, le blogueur mauritanien Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir est aujourd’hui réfugié en France où il a dû recommencer sa vie à zéro.

© Medhi Fedouach/AFP

Des conditions proches de la torture ?

Durant six ans, je suis sorti six fois seulement de la cellule. Je n’ai vu le soleil que six fois. Ce furent six ans de torture physique et psychologique, à tous les niveaux. Tout cela à cause d’un article. Ce n’était pas un crime de sang. Je n’avais rien fait, je m’étais juste exprimé.

En 2019, vous avez été libéré. Est-ce qu’on se remet d’une épreuve telle que celle-là ?

J’ai été libéré en 2019 et j’ai quitté la Mauritanie le même jour pour aller au Sénégal, à l’ambassade de France. Je n’ai pas pu en sortir vu que le Sénégal est le pays voisin de la Mauritanie. Après quelques jours, j’ai reçu des documents de voyage pour partir en France. J’ai recommencé une nouvelle vie, à zéro, malgré le fait qu’il y a encore certaines menaces, même en France. La dernière, c’était il y a deux semaines seulement…

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation en Mauritanie ? Est-ce qu’il y a des choses qui se sont quand même améliorées ?

Il y a des choses qui se sont améliorées concernant les lois pénales ou des droits de l’homme, parce qu’en 2019, la Mauritanie a adopté une loi contre l’esclavagisme. Mais tout ça ne demeure que des lois. Seulement des écrits, pas des changements réels pour la vie des personnes. Je ne pense pas qu’il y aura une évolution en Mauritanie dans un avenir proche, parce qu’on a toujours le même régime semi-militaire en place. Et l’autorité des hommes religieux reste identique.

Est-ce que l’influence du djihadisme, qui est présent en Afrique de l’Ouest, est aussi responsable de l’état des lieux actuel en Mauritanie ?

Je n’ai pas de preuves matérielles de cela. Mais il y a un lien entre l’autorité mauritanienne et le djihadisme du Nord du Mali, notamment après la visite de l’ex-président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz, qui y a rencontré certains leaders djihadistes. À partir de ce moment-là, la Mauritanie n’a plus subi d’attentats, contrairement aux pays voisins. La Mauritanie a aussi accueilli l’ex-mufti d’al-Qaida, autrement dit, « l’ancien adjoint » d’Oussama Ben Laden (Mahfoudh Ould el-Waled, ancien conseillé religieux et meilleur ami de Ben Laden, NDLR). Ce dernier habite maintenant en Mauritanie et y vit normalement. C’était la seule personne qui avait le droit de recevoir un héritage de Ben Laden, selon sa dernière lettre. Je ne trouve pas normal qu’on accueille un tel personnage qui est responsable d’attentats entre 2002 et 2005 contre les civils mauritaniens, avec 20 à 30 victimes. Aujourd’hui, il vit tranquillement en Mauritanie. Il voyage dans la région, c’est bizarre. Il fait également des interviews à la télévision officielle mauritanienne. Et lorsqu’un journaliste lui a demandé ce qu’il pouvait dire des victimes des années passées, il a répondu : « C’étaient seulement 30 personnes. » Il a rigolé et le journaliste aussi. Ça m’a choqué. On connaît l’impact du djihadisme dans le Nord du Mali, au Tchad, au Niger, au Burkina Faso, et il y a un lien entre l’autorité mauritanienne et ces djihadistes. La Mauritanie continue d’appliquer l’article 306 du Code pénal de la République islamique de Mauritanie, issu de la charia, contre l’apostasie. Ainsi, les djihadistes laissent la Mauritanie tranquille. Ce n’est pas un accord officiel. Je n’ai pas de preuves formelles, mais ce sont des faits.

La France, qui est un partenaire historique de cette zone d’Afrique, semble de moins en moins la bienvenue dans cette partie du monde. Comment voyez-vous cette évolution ?

La France est la partenaire historique. Pour le moment, elle a perdu le Mali en faveur de la Russie. Je trouve que la France ou l’Europe en général n’ont pas géré la situation sécuritaire ni la situation sociale ou politique. Ce pays a fait des accords avec les autorités uniquement. Il n’a pas utilisé les bons outils pour comprendre le peuple, la situation, pour essayer de participer à la création d’un avenir, avec un peu d’espoir. C’est pour cela qu’il a perdu la zone. Après le coup d’État au Mali, les gens se sont rapprochés de la Russie et l’opération Barkhane a mis fin à sa mission au Sahel. Si la France et l’Europe sont allées là-bas, à mon avis, ce n’était pas pour combattre le terrorisme mais pour conserver leurs intérêts dans la région.

Rien de bénéfique pour les droits humains, en fait.

C’est ça, rien. Si l’on regarde aujourd’hui les rapports internationaux sur la situation des droits de l’homme, 90 % du contenu de ces rapports est focalisé contre l’Iran et la Corée du Nord. Certaines organisations internationales ne produisent aucun rapport portant sur les pays du Sahel. La France a pourtant envoyé les forces Barkhane, il y avait des hommes sur place… Pourquoi n’ont-ils pas produit de rapport sur la situation concernant les libertés ? Il y a quelques années, la société Total a annoncé qu’il y avait une réserve de gaz naturel entre la Mauritanie et le Sénégal. On verra si cela change notre avenir. Parce qu’en Arabie saoudite, il y a beaucoup de rapports sur le pays, car il y a du pétrole. Les États occidentaux se montrent très intéressés par la situation des droits de l’homme là-bas et ils exercent des pressions. Espérons que la réserve de gaz entre le Sénégal et le Mali soit importante pour qu’on nous considère comme des êtres humains à l’avenir et que les organisations mondiales puissent écrire quelque chose sur la situation des pays pauvres du Sahara.

  1. En l’occurrence, il ne s’agissait même pas d’apostasie car Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir n’a pas renoncé à sa foi musulmane et il n’a pas non plus commis un blasphème, car il n’insulte pas le prophète ni l’islam, NDLR.

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