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L’étau Meloni
entre en action

Alessia Manzi · Journaliste

Mise en ligne le 13 juin 2023

Lorsqu’un État vire à l’extrême droite, la machine à reculons des droits fondamentaux agit généralement par paliers. L’étranger devient généralement la première « pièce à abattre ». S’ensuit logiquement le détricotage des droits des femmes. Et devinez ce qu’il se passe actuellement en Italie ? Sensation de déjà-vu.

Photo © Alessia Manzi

Dans le naufrage survenu le 26 février dernier à quelques mètres de la plage de Steccato di Cutro, en Calabre, 93 personnes ont perdu la vie. Parmi elles, 35 étaient mineures. Entre l’absence de secours et la colère des proches des victimes, ce nouveau drame illustre la répression de l’immigration pratiquée ouvertement par le gouvernement Meloni.

« C’est un océan de larmes. Avant, je venais à la plage pour me détendre. Comment le pourrais-je, maintenant ? » Giovanni a toujours vécu à Steccato di Cutro, dans la province de Crotone, en Calabre. Le 26 février, à 150 mètres du rivage de cette ville surplombant la mer Ionienne, s’est produit le deuxième naufrage le plus grave en Méditerranée après celui de Lampedusa, le 3 octobre 2013. « Je ne sais pas comment je vais regarder cet endroit qui accueille des familles en vacances l’été », dit l’homme en continuant à marcher le long du rivage. À l’horizon, au-dessus d’une mer agitée, des nuages chargés de pluie s’épaississent. « Je ne vais pas à la pêche, mais je connais bien ces élévations sous-marines. Le haut-fond contre lequel le bateau s’est brisé est juste là », précise Giovanni en montrant une vague plus haute que les autres. « Ces gens auraient pu être sauvés. Quel destin amer ! » Sur cette plage bordée de roseaux se trouve également Vincenzo Luciano, un habitant de Cutro. Ce matin-là, un enfant de trois ans est mort dans ses bras. « Comment puis-je rester ici ? Il n’y a pas de mots. Nous attendons de récupérer les corps », constate le pêcheur en regardant la mer qui s’agite de plus en plus.

Un gymnase pour chambre funéraire

Le bateau a quitté le port d’Izmir, en Turquie, avec à son bord entre 200 et 250 personnes en provenance d’Afghanistan, d’Iran, du Pakistan et de la Syrie, pour atteindre le sud de l’Italie au bout de sept jours. Dès la veille du naufrage, l’agence Frontex avait signalé la présence du bateau au point de contact italien (police douanière et financière). Les autorités compétentes n’ont lancé les opérations de recherche et de sauvetage en mer1 qu’à 4 h 20 du matin, quand le bateau s’est échoué dans les bas-fonds et s’est brisé. « Il reste encore 40 à 50 corps à récupérer. C’est ce que disent les survivants », poursuit Vincenzo Luciano. Parmi les restes des planches de bois qui composaient le bateau, parmi les sacs à dos et les jouets, émerge une grenouillère rose et blanche appartenant à une petite fille. « Il faut que je parte maintenant. Il commence à pleuvoir », dit le pêcheur à la voix cassée et aux yeux bleus rougis.

À Crotone, à quelques kilomètres du lieu du naufrage, le gymnase communal, connu sous le nom de PalaMilone, est devenu la chambre funéraire des 79 victimes retrouvées à ce jour. Parmi elles, 35 mineurs, dont 24 âgés de moins de 12 ans. Leurs cercueils sont recouverts de ballons en forme de cœur. « Il s’agit d’un tour de passe-passe politique pour cacher l’émoi suscité par cette affaire », affirme Vittoria Morrone. Avec des dizaines de personnes, elle est venue pour protester contre le Conseil des ministres qui s’est tenu à Cutro le 9 mars.

Suite au nouveau gros naufrage de migrants survenu en Calabre, l’opposition et la société civile ont répondu par un appel à la démission de Giorgia Meloni, qui est tombé dans l’oreille d’un sourd.

© Alessia Manzi

L’indifférence de la classe politique italienne

« Au PalaMilone, les gens pleurent ; ils sont désespérés. Les familles s’agglutinent autour des cercueils. De temps en temps, un nouveau arrive, souvent petit et blanc », explique Vittoria Morrone. Elle nous montre une banderole sur laquelle deux enfants sont dessinés, avec en dessous l’inscription « charges résiduelles ». Ces mots, le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi – nommé en septembre dernier au sein du gouvernement d’extrême droite Meloni – les a prononcés au mois de novembre, alors que des dizaines de migrants étaient bloqués des jours durant sur les navires des ONG Geo Barents (Médecins sans frontières) et SOS Humanity dans l’attente d’un port pour les accueillir2. « Les déclarations du ministre sur le naufrage sont honteuses », s’indigne l’opposante. Le lendemain du naufrage de Steccato di Cutro, il a déclaré, lors d’une conférence de presse : « Le désespoir ne peut jamais justifier la décision de ceux qui mettent en danger la vie de leurs enfants . » Une sortie à laquelle l’opposition et la société civile ont répondu par un appel à la démission qui est tombé dans l’oreille d’un sourd. « Ces gens fuient des guerres créées par l’Occident, par nous », conclut Vittoria Morrone.

L’ancienne route orientale des Kurdes

« Certains s’étonnent de cette route turco-calabraise », explique Talip au groupe de manifestants qui attend les ministres sur les marches de l’église de la Santissima Annunziata. « C’est la même que j’ai empruntée en 1999 », poursuit le médiateur kurde, qui a fui le Bakur (Kurdistan méridional, sud de la Turquie) vers l’Europe. Selon Frontex, 20 657 personnes originaires du Moyen-Orient, d’Iran et du Pakistan sont arrivées en 2021 par cette voie reliant la Turquie à la Calabre. On l’appelle la « route de la Méditerranée orientale ». « J’ai voyagé avec 987 personnes. À un moment donné, l’eau a rempli la cale et nous avons dû porter les enfants pour les empêcher de suffoquer », se souvient Talip. « Nous, Calabrais, sommes un peuple d’émigrants », commente l’un des manifestants. « Je connais bien les difficultés rencontrées par ceux qui quittent leur maison pour aller vivre à l’étranger. » Et Talip d’ajouter : « La Calabre et l’Italie m’ont accueilli à l’époque. La communauté kurde est affligée par cette tragédie. Pendant des jours, j’ai ressenti la douleur et la colère des familles des victimes. Personne ne voudrait quitter son pays si ce n’était pas nécessaire. »

Des naufrages sous les yeux de l’Europe

Sur la côte de Steccato di Cutro, le vent ne souffle plus. C’est presque l’heure du coucher du soleil. Un jeune Afghan entonne une longue prière et, sur le cortège maintenant rassemblé en foule, un silence s’installe, plus fort que le bruit des vagues. Quelques heures après les slogans appelant à des politiques d’accueil plus humaines, un nouveau naufrage s’est produit en Méditerranée. Trente personnes à bord d’un bateau sont mortes dans les eaux internationales entre la Libye, Malte et l’Italie. « De toute évidence, les autorités italiennes ont tenté d’empêcher que ces personnes arrivent en Italie afin que les garde-côtes libyens les ramènent de force en Libye, dont ils fuyaient les conditions de torture », déclare Alarm Phone, la hot-line de soutien des sauvetages. «L’absence dramatique de voies d’accès sûres et légales au territoire européen oblige les personnes qui fuient la guerre, les persécutions et la pauvreté à risquer leur vie. Nous devons inverser les politiques migratoires en Italie et en Europe », a tweeté Médecins sans frontières. L’organisation est l’une des premières à avoir subi les conséquences des mesures sévères prises par le gouvernement Meloni à l’encontre des ONG portant secours aux migrants naufragés fin décembre 2022. Sous la menace de la détention administrative (de 20 jours à 2 mois) et d’amendes (de 2 000 à 10 000 euros), les sauvetages en mer sont devenus encore plus difficiles.

Selon l’association humanitaire Emergency, l’année dernière, plus de 1 300 personnes ont perdu la vie en Méditerranée, mais les ONG en ont secouru plus de 11 000. « L’adoption de ces mesures a été justifiée par une prétendue urgence concernant la gestion des sauvetages en mer. La véritable urgence, cependant, ne porte pas sur les navires humanitaires, mais sur l’absence d’une mission européenne de recherche et de sauvetage et sur les pratiques avérées d’absence d’intervention de sauvetage », poursuit Emergency. Il est inacceptable d’entraver le travail humanitaire, s’indigne l’ONG. À Steccato di Cutro, la mer aux reflets sombres, celle qui continue à ramener des corps vers le rivage, se couvre de fleurs blanches et de tulipes : pour que ceux qui n’ont jamais réalisé ce rêve appelé Europe ne soient pas oubliés.

Après la chasse aux migrants, l’ultraconservatisme

« Les enfants doivent avoir un papa et une maman », telle est la position de la majorité du gouvernement italien. Tandis que la présidente Meloni et son équipe déclarent la guerre aux droits civiques, l’Italie retombe dans le passé. « L’utérus à louer devrait être un crime international », a déclaré le 19 mars Matteo Salvini, ministre des Infrastructures et chef de la Ligue du Nord. Pour rappel, avec Forza Italia et Fratelli d’Italia – la famille politique de la présidente –, ce parti forme la majorité sur laquelle s’appuie l’actuel gouvernement italien. Le débat sur la gestation pour autrui a été ravivé après que la Commission des politiques européennes du Sénat italien eut rejeté le règlement de l’UE sur la reconnaissance des enfants de couples de même sexe. Ce rejet s’ajoute à l’arrêt imposé par la préfecture de Milan sur la transcription des actes de naissance des enfants nés à l’étranger de couples de même sexe. « L’utérus à louer est un marché pour les enfants », a tonné Eugenia Roccella, ministre de la Famille, de l’Égalité des chances et de la Naissance, qui s’était déjà prononcée sur l’avortement en affirmant qu’il s’agissait « malheureusement » d’un droit de la femme. Le gouvernement Meloni compte également dans ses rangs des députés liés aux mouvements anti-choix, comme Lavinia Mennuni, qui avait proposé la création d’un cimetière pour fœtus pour la municipalité de Rome, ou Lorenzo Fontana, l’un des organisateurs de la Journée de la famille à Vérone en 2019 et aujourd’hui président de la Chambre des députés. Pendant ce temps, alors que le gouvernement Meloni se préoccupe de défendre les frontières nationales et la famille traditionnelle, le dernier rapport d’Eurostat révèle qu’un jeune sur quatre âgé de 15 à 29 ans est exposé au risque de pauvreté. Et avec une réinterprétation moderne de la devise fasciste « Dieu, Patrie et Famille », sur fond d’un souverainisme qui met en avant l’identité nationale, on assiste en Italie à un retour en arrière concernant les droits civiques acquis après des années de dures batailles souvent sanglantes.

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